Politique

Derrière le tirage au sort, un reflet plus juste de la société

Essayiste

Loin d’empêcher la montée en puissance de l’extrême droite, les institutions politiques fondées uniquement sur l’élection contribuent, par un effet « miroir déformant », à réfuter l’hétérogénéisation du social. Le tirage au sort pour la désignation d’une partie des représentants est une piste à creuser afin que la société se parle telle qu’en elle-même et soit vue d’elle-même se parlant.

Figurons-nous la société, comme un seul individu, devant le miroir qu’elle a elle-même conçu – et fabriqué, par manque de savoir-faire, légèrement concave ou convexe. Au premier regard, et bien que jamais auparavant elle n’ait eu l’occasion de se voir, elle se reconnaît sur la glace polie. Satisfaite de son travail, jouissant du spectacle d’un reflet dont elle est encore incapable de percevoir les grossiers défauts, elle n’en est pas moins taraudée par le caractère artificiel du procédé par elle imaginé, et gagnée par le scrupule perfectionniste de l’artisan. Alors, à l’aide du toucher, elle vérifie la conformité de l’image qui lui fait face à la conformation de son enveloppe corporelle. Frappée, au terme de son examen, par le contraste entre l’une et l’autre, elle brise le miroir, et entreprend d’en réaliser un nouveau.

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De fait, si la société, de nos jours, pouvait se livrer à cet exercice fictif de décentration qui consisterait à comparer la réalité observable dans la plupart de ses propres sphères à l’interprétation qu’en produit, à l’extérieur d’elle-même, sa sphère politique[1], nul doute qu’elle serait saisie, peut-être jusqu’au vertige, par un sentiment aigu de dissonance. Probablement aussi s’efforcerait-elle de corriger cette dissonance en travaillant à l’amélioration technique de la sphère à l’origine de la déformation, afin que celle-ci donne à voir une représentation plus fidèle de sa propre matérialité.

Cette image, et cette proposition impossible, dont chaque terme est problématique, n’ont pas seulement pour objet de pointer le contraste entre les faits sociaux et les représentations produites par certaines institutions sociales, qui sera le point d’entrée de notre réflexion. Elles suggèrent incidemment deux idées utiles pour son développement, à savoir que : la société est affectée et, dans une large mesure, déterminée, par ses propres représentations ; et ces représentations, ou en tout cas certaines d’entre elles, étant produites, ou à tout le moins formalisées et diffusées, par les institutions qu’elle a elle-même sécrétées, elle conserve toujours, à travers son action sur ces institutions, une capacité d’action sur elle-même.

L’extrême droite comme miroir fantasmatique

Toutes les représentations sociales déforment, en quelque manière, le réel, toutes, en quelque manière, agissent sur lui. Mais toutes ne le brutalisent pas, ne le tordent pas jusqu’au point de rupture. Dans la sphère politique, les institutions peuvent être plus ou moins capables, les entreprises politiques, plus ou moins soucieuses de donner à voir la société telle qu’elle est – dans la mesure du possible[2]. Mais de plus en plus, celles qui œuvrent à la dépeindre sous les traits les plus caricaturaux et les plus sombres obtiennent des positions dominantes ou stratégiques[3]. C’est un fait historique majeur, propre au XXIe siècle commençant, et inédit probablement depuis la chute du nazisme et du fascisme, que la société, et les sociétés, à une très vaste échelle, sont de plus en plus travaillées par des représentations particulièrement déformantes qui ont pour point commun d’appartenir à l’idéologie d’extrême droite et d’être mobilisées, avec un réel succès dans les urnes, par des entreprises politiques généralement désignées comme « illibérales », « populistes », ou encore « national-populistes », ce dernier terme, sans qu’il soit besoin de nous fixer sur tel ou tel, ayant par rapport aux deux précédents le mérite de rabouter la fin et les moyens : une certaine substance idéologique et une certaine conception de la manipulation du peuple[4].

Ces entreprises se retrouvent aujourd’hui partout dans le monde : de la vieille Europe à l’Amérique du Nord et de l’Amérique latine au Maghreb. Rien n’interdira d’élargir le point de vue sur la base de ces quelques pages ; je resserrerai pour ma part le mien sur le cas de la France, afin de ne pas diluer mes idées, en supposant que ce cas, topique en vérité, partage maints traits commun avec l’« Occident » dans sa généralité, pour des raisons si évidentes et nombreuses qu’il serait superflu de les rappeler ici.

Au moment de formuler de premières hypothèses, rappelons, à titre de précaution, que l’audience et les résultats électoraux des entreprises politiques d’extrême droite portent des significations diverses et qu’il ne peut par conséquent être question d’y déceler une motivation unique, ni d’y percevoir le symptôme d’une adhésion massive à l’idéologie des partis concernés. Ici, comme ailleurs – et peut-être plus qu’ailleurs –, la multiplicité et l’intrication des facteurs nous obligent à la prudence dans l’interprétation des faits. En particulier, comme l’histoire ne cesse de nous l’enseigner – celle du XXe siècle, puis celle des trois à quatre dernières décennies –, la montée en puissance de ces entreprises paraît constamment facilitée, sinon permise, par une certaine situation de crise de l’économie capitaliste et de l’État. Pour autant, l’économique, le politique n’expliquent pas tout. Pour analyser correctement le phénomène auquel nous assistons, il est nécessaire d’interroger l’efficace propre, du discours d’extrême droite, dont les principes appartiennent à un autre ordre de choses et cheminent en quelque sorte en parallèle.

Ainsi, il est permis de supposer que, si l’extrême droite remporte de tels succès dans les urnes, c’est que, pour des électeurs de plus en plus nombreux, son discours entre en résonance avec certaines représentations sociales. Nul doute par exemple que le mantra anti-immigrés du RN demeure encore aujourd’hui l’élément le plus saillant de ce discours – peut-être même, son principal « produit d’appel » – au point qu’on pourrait le considérer comme fondateur d’une forme de légitimité historique, à dimension soi-disant prophétique, que ses cadres et militants actuels, après avoir exclu la personnalité charismatique du père, ne manquent jamais une occasion de rappeler (« Au RN, cela fait quarante ans que nous dénonçons… »). Cela n’est pas à dire que tous ou même qu’une partie substantielle des électeurs réguliers ou occasionnels du RN soient des racistes – cette manière d’aborder le phénomène électoral, on le sent bien, n’a aucun sens. Plus vraisemblablement, on peut y voir un signe que, pour des franges de la population qui rassemblent et brassent bien au-delà de la « personnalité autoritaire » dont Adorno et ses collègues de l’École de Francfort avaient dressé le portrait-robot au sortir de la seconde guerre mondiale, ce mantra anti-immigrés tend à ordonner et à symboliser un système de représentations apparemment congruent à un certain état du monde et de la société.

À quoi ressemble le système de représentations mobilisé par l’extrême droite, avec le succès que l’on constate ? Il semble possible de s’en faire une idée approximative en recherchant le point où se recoupent l’ensemble des éléments saillants de son discours, du rejet des minorités étrangères ou d’origine étrangère jusqu’au rejet de certaines formes institutionnalisées de la communauté internationale dont la fonction est de produire des normes ou des décisions applicables en droit interne, en passant par le rejet d’un grand nombre de revendications de la société civile plurielle.

De fait, plus que le racisme dans son acception même la plus large, plus que la xénophobie, mais également plus que le nationalisme ou le souverainisme dans toutes leurs déclinaisons, et plus que l’autoritarisme qui est un avatar d’une conception unitaire du pouvoir après tout très traditionnelle dans l’histoire politique de la France, mon hypothèse est que les catégories de représentations mobilisées par le RN, et qui le distinguent a priori radicalement de ses compétiteurs des partis de gauche, du centre et même, dans une certaine mesure, de la droite, font sens : vers un rejet général de l’hétérogénéité conçue comme une menace existentielle pour un certain ordre social ; et par suite, vers un désir de restauration de la communauté nationale dans son homogénéité prétendument originelle et anhistorique.

La phobie de l’hétérogène

Le concept d’hétérophobie a été proposé par Albert Memmi afin d’« englober toutes les variétés de refus agressifs » d’autrui, au-delà du racisme biologique, qui en est, sous la plume de cet auteur, une variante particulière[5]. Bien que rigoureusement construit, le terme n’est pas sans poser problème en raison de la confusion qu’il entretient avec son antonyme apparent, homophobie, substantif passé de l’anglais au français peu d’années avant cette tentative de définition, et qui lui est, au plan du sens, totalement étranger. C’est évidemment une confusion qu’il conviendrait d’éviter : si l’on souhaite être compris, le mot hétérophobie ne me semble plus pouvoir avoir le sens que lui attribuait en son temps Memmi, et ne peut plus, en conséquence, avoir cours. Le point de départ de son raisonnement n’en est pas moins fécond puisqu’il consiste à englober « tout ce qui est différent de nous : par l’âge, le sexe, la classe sociale » – encore ceci n’a rien de limitatif. Je voudrais ici aller plus loin, étirer cette intuition, en lui donnant un champ d’application plus étendu, non pas tant en surface qu’en profondeur.

Sous cet aspect, la racine grecque heteros ne présente pas uniquement l’avantage de s’accoupler plus « naturellement » avec la racine également grecque phobos, comme le rappelle Memmi, qui dit la préférer « par purisme » à la racine alter. Selon ma compréhension des choses, elle désigne non seulement l’autre, mais le divers. C’est à partir de ce divers que l’on peut faire quelques pas dans la profondeur, en allant questionner, par-delà l’heteros, l’heterogenês, l’hétérogène, soit l’ensemble composé d’éléments de nature différente, l’ensemble divers. Car c’est bien me semble-t-il le rapport des éléments au tout, plus que le rapport du sujet au sujet, qui mobilise la phobie dont je veux ici parler et lui donne sa puissance sociale et politique. À ce titre, si l’on ne craignait pas les mots à rallonge, on serait fondé à parler d’hétérogénophobie.

Cette phobie de l’hétérogène, encore une fois, telle que je crois la percevoir et la comprendre, ne vise pas seulement autrui comme autre par rapport à soi, mais l’élément de diversité dans le groupe et par suite dans sa version hypostasiée, forgée par l’histoire des sociétés et des mentalités occidentales : la nation. Elle vise la diversité en tant qu’elle altère, au sens d’abord de rendre autre, puis, par association d’idées péjoratives : affaiblit, ébranle, et, dans l’idéologie raciste, corrompt, abâtardit, au risque de détruire l’essence. On conçoit aisément que la phobie de l’hétérogène est spécialement vigilante et réactive vis-à-vis de tout ce qui semble faire sens vers l’hétérogénéisation, vis-à-vis de tous les processus, plus ou moins exogènes ou endogènes, par lesquels la société se diversifie, conçus comme autant de signes avant-coureurs de la désagrégation du groupe hypostasié et par capillarité comme une menace pour son élément irréductible : l’individu. Qui dit en effet atteinte au groupe, dit remise en cause de la place de l’individu dans l’ordre du monde et de son propre pouvoir social – si infinitésimal soit-il –, voire de sa survie. Il est à cet égard raisonnable d’imaginer que s’il existe quelque chose, dans la psychologie individuelle et collective, qui puisse être subsumé sous cette idée de phobie de l’hétérogène, alors, possiblement, ce quelque chose procède d’un affect d’insécurité psychologique du soi par rapport à la plus grande valeur du tout, à travers l’altération par diversification du groupe.

Naturellement, cette phobie rend partiellement ou complètement aveugle à la matière sociale même, qui est diversité et qui même en un sens n’est que diversité, et au processus syncrétique, fusionnel, qui est l’horizon inéluctable de la diversité à n’importe quelle échelle des sociétés humaines, dans le temps et dans l’espace. Mon hypothèse de départ est donc que c’est cette phobie de l’hétérogène – et de l’hétérogénéisation –, fortement productrice et consommatrice de représentations sociales et particulièrement activée par l’état présent du monde, qui est actuellement mobilisée avec une efficacité inédite par les entreprises d’extrême droite.[6]

En admettant, encore une fois, que cette phobie de l’hétérogène existe et possède la puissance d’explication que j’ai dite, il est tentant de formuler cette autre hypothèse qu’elle est de nature à produire son lot de scénarios fantasmatiques, dans tous les registres où elle peut trouver à s’activer. J’incline pour ma part à penser que le fantasme le plus emblématique de notre époque, auquel on pourrait la rattacher, est celui du « grand remplacement », remis au goût du jour par l’écrivain Renaud Camus et dont la diffusion dans les représentations sociales et jusque dans les programmes politiques a eu les conséquences dramatiques que l’on sait (Christchurch), avant celles qu’on en peut attendre. Qui dit fantasme dit désir ; à ce sujet, il n’est sans doute pas incongru de présumer que le scénario du « grand remplacement » fait signe vers la réalisation d’un désir mortifère de « guerre des races », pour reprendre les conceptions de l’ultradroite[7].

De même que la phobie de l’hétérogène ne saurait être résumée au racisme qui la recoupe sans la recouvrir, les fantasmes qui en procèdent ne se rattachent pas tous au racisme. Sans doute la peur d’une « féminisation » de la société, propagée notamment par Éric Zemmour dans le champ médiatique dès le milieu des années 2000, pourrait y prendre rang, bien qu’elle semble faire moins recette dans l’espace politique français que, par exemple, dans les communautés d’incels nord-américaines.

Encore une fois, si cette idée de phobie de l’hétérogène dit quelque chose de la psyché des individus et des groupes, il y a tout lieu de croire qu’elle ne désigne pas un affect propre à une société ni à une époque données. On pourrait même supposer qu’elle demeure dans tout groupe social, à un état plus ou moins actif, et qu’elle est susceptible d’être exacerbée en fonction d’une quantité indéfinie de facteurs. De nos jours, et sous nos latitudes, elle semble portée à son point d’incandescence par une idéologie dont on vient de résumer, trop rapidement, les lignes de force, laquelle idéologie est ancrée dans des représentations anciennes – stéréotypes racistes et patriarcaux, conception impérialiste de la nation, etc. Cela ne signifie pas que les entreprises politiques les plus efficaces sont celles qui professent l’idéologie la plus extrême, tout au contraire. En témoignent les trajectoires croisées du RN et de Reconquête !.

D’après l’axiome de la souveraineté populaire, tout pouvoir procède du peuple. Pas un parti, si autoritaire fût-il, n’imaginerait se soustraire à la sanction de l’opinion. La plasticité idéologique permet dès lors de composer avec le réel en mobilisant largement autour d’une phobie de l’hétérogène à géométrie variable. Ainsi, dans le cas du RN, s’agissant des mœurs, domaine où le parti se colore d’un – très – relatif libéralisme. L’analyse du vote du groupe parlementaire présidé par Marine Le Pen sur le projet de loi constitutionnelle relatif à la liberté de recourir à l’interruption volontaire de grossesse témoigne de cette plasticité indispensable à la conquête de positions-clefs sur le marché électoral[8]. Mais la prise en compte d’une certaine diversité est pour le RN une nécessité d’ordre plus général, et qui se vérifie d’une manière plus générale, même sur son terrain de prédilection, où les positions les plus clivantes sont laissées à Reconquête ! au profit d’une forme, très artificielle, de recentrement. Elle est cohérente avec l’évolution de la société et celle de ses propres cadres, pour une entreprise politique qui vise désormais la prise et l’exercice du pouvoir[9].

Institution et réfutation de la société par elle-même

À ce stade de notre raisonnement, il peut être utile de nuancer la portée de l’hypothèse générale sur laquelle il repose, en précisant que le fait de supposer que quelque chose comme la phobie de l’hétérogène est inhérente au groupe social et que cette phobie est susceptible d’être activée dans un certain contexte, et manipulée par certaines entreprises politiques, ne revient pas le moins du monde à faire, disons, d’un tel affect, le seul ou même le principal déterminant de la société. Heureusement, ajouterai-je, la psychologie sociale est travaillée par un nombre important de déterminants, dont certains sont susceptibles de faire signe dans une direction que l’on pourrait schématiser comme étant exactement opposée à celle pointée par la phobie de l’hétérogène. Ainsi, les individus, les groupes sociaux inclinent à l’empathie, ainsi inclinent-ils à la coopération.

Une illustration de la concomitance entre ces inclinations en sens contraire nous aidera à faire progresser encore notre réflexion. Par exemple, le fait que Marine Le Pen a rassemblé sur son nom plus de 41 % des suffrages exprimés au second tour de la dernière élection présidentielle de 2022, n’annule en aucune manière cet autre fait, certes incomparablement moins visible, que la Commission nationale consultative des droits de l’homme relève, pour cette même année, une progression de la tolérance dans la population française. De cet intrigant paradoxe on peut inférer que probablement les affects phobiques et empathiques se recoupent en certaines « zones grises », produits de la complexité des psychés sociale et individuelle. Et plus généralement que, loin de toute univocité, étant en permanence amenée à se reconnaître et à s’ignorer, la société s’institue et se réfute simultanément, non pas selon une ligne de fracture nette, ni même selon d’indéchiffrables lignes de partage fixées une fois pour toutes, mais à travers une quantité immense et indéfinie de mouvements aussi incessants qu’ambivalents.

Probablement il n’est pas d’espace de socialité qui échappe, à quelque degré que ce soit, à la concomitance de ces deux opérations d’institution et de réfutation. Il n’en est pas moins possible, pour faciliter notre compréhension de la société et partant pour permettre notre action sur la société, de dissocier intellectuellement les espaces où ont lieu ces opérations en supposant que certains d’entre eux sont plus favorables que d’autres à la reconnaissance, c’est-à-dire au processus d’institution sociale, dans une homogénéité toujours dissemblable et renouvelée, d’autres à l’ignorance, c’est-à-dire au processus de réfutation sociale, dans une homogénéité fantasmatique. Parmi tous ces espaces, dont on se figure qu’ils comptent, pour les plus remarquables d’entre eux, l’école, le lieu de travail, les luttes syndicales ou militantes, les loisirs partagés, etc., il en est un qui sort de l’ordre commun, et auquel il nous faut désormais accorder l’essentiel de notre attention : l’espace politique.

L’espace politique sort de l’ordre commun parce c’est en son sein que la société est réputée se reconnaître, par l’effet de la représentation, et organiser les modalités de son fonctionnement. En d’autres termes : s’y déterminer au miroir d’elle-même. Bien sûr, ce n’est que par l’effet d’une convention sociale que cet espace apparaît comme instituant ex nihilo, dans la mesure où, avant d’instituer la société – auto-instituée, comme l’a très bien vu Castoriadis[10] – il a été institué par elle, en a reçu ses formes, ses codes, ses processus. Littéralement et intégralement constitué des représentations sociales qui le précèdent, il œuvre cependant lui-même à les transformer… avant qu’éventuellement celles-ci et d’autres encore ne le transforment en retour. En instituant le politique, la société se campe devant l’artefact de glace polie dont je parlais aux premières lignes de cet essai, auquel par construction elle préexiste et qui lui demeurera toujours étranger, la surface réfléchissante de l’objet étant à jamais inapte à rendre compte de son incommensurable matérialité, de son insondable relief, de son impalpable densité. Aussi, quelles que soient les modalités d’interprétation par la société de l’image qui lui fait face et qu’elle a indirectement fabriquée, quelles que soient les valeurs qui la lui feront juger plus ou moins conforme, véridique, acceptable, ou, pour passer dans le champ sémantique du droit et de la politique, plus ou moins légitime, cette image ne sera jamais que la copie inversée, aplatie, de son propre réel.

Le gouvernement par procuration comme miroir déformant

Il n’est pas interdit de penser que le miroir du politique peut comporter plus ou moins de défauts, rendre une image plus ou moins fidèle du sujet réfléchi, ceci en fonction de sa constitution et de sa configuration, c’est-à-dire de ses propriétés intrinsèques et de manière dont celui-ci est présenté au sujet. Ce n’est pas le lieu de se lancer dans un fastidieux et d’ailleurs vain essai de typologie constitutionnelle et politique des « miroirs » selon leur degré de perfection considéré au regard de leur capacité à produire une image fidèle. Pour rester dans le cadre de notre étude, il est toutefois utile de poser cette autre hypothèse que le régime souvent désigné par l’expression de gouvernement représentatif, ou encore de gouvernement démocratique, et qu’il me semble plus approprié, afin d’éviter toutes sortes d’équivoques néfastes, d’appeler gouvernement par procuration, que ce régime, donc, possède les propriétés d’un miroir déformant.

Pour nous en convaincre, prenons l’exemple de cette fraction éminente de la classe politique formée par les membres de l’Assemblée nationale[11]. Si, en raison du mandat qui leur est confié, ceux-ci sont censés représenter la nation, ils apparaissent, pris dans leur ensemble, nettement plus représentatifs des classes supérieures que des classes subalternes, ceci en raison de mécanismes de divers ordres, encore trop peu connus et cependant parfaitement documentés au moins depuis les travaux désormais classiques de Bernard Manin ou encore Daniel Gaxie[12].

L’histoire intellectuelle de la fondation et de l’approfondissement du gouvernement par procuration ne laisse d’ailleurs aucun doute sur le caractère idéologique de cet effet « miroir déformant », les « pères » du régime de pouvoir sous l’empire duquel nous vivons encore aujourd’hui ayant rivalisé d’ingéniosité pour faire advenir, contre l’aristocratie de la naissance, l’aristocratie « naturelle » des capacités – ou, pour le dire plus crûment, de la bourgeoisie[13] –, avant que la mécanique sociale ne se charge elle-même, au temps du suffrage universel, d’épurer la société politique. De nos jours, ce fait que seulement 7 % d’ouvriers et d’employés siègent sur les bancs de l’Assemblée nationale, alors que ces catégories socioprofessionnelles composent la moitié de la population active, en apporte une preuve aussi scandaleuse qu’éclatante. Aucune époque politique, si progressiste ait elle été, n’a à ma connaissance remis en cause cette loi jusqu’à présent invariable qu’en régime de gouvernement par procuration, la force de pénétration des classes populaires dans la société politique demeure toujours en-deçà, voire très en-deçà, de leur présence effective dans, et de leur contribution à, la société réelle[14].

Dans une société qui présenterait l’apparence d’une certaine homogénéité, il n’est pas interdit de penser que ce type de gouvernement puisse créer, à la faveur d’un certain contexte socio-historique, l’illusion d’une coïncidence entre le social et le politique. L’histoire politique de la France, disons du dernier quart du XIXe siècle jusque dans le courant de la seconde moitié du XXe siècle, en atteste. Au contraire, l’observation de la société telle qu’elle se présente à nos yeux tend à nous convaincre que, plus celle-ci s’hétérogénéise, dans un contexte où les institutions intégratrices du social, pour des raisons diverses[15], se font moins opérantes, plus l’écart s’accroît entre le sujet théoriquement représenté et l’image effectivement réfléchie. Aujourd’hui, plus que jamais, pour reprendre l’exemple très parlant de l’Assemblée nationale, s’ajoute au déficit criant de représentation des catégories socio-professionnelles subalternes, une sous-représentation très nette des minorités de tous ordres[16]. Ainsi, l’effet « miroir déformant » joue à plein : l’espace où la société est réputée se voir, se reconnaître, délibérer en elle-même et agir sur elle-même, et qui devrait être, par excellence, celui de l’institution du social, devient celui de la réfutation du social.

Cette idée d’une contradiction majeure entre deux ordres de représentation – le politique versus le sociologique – ne doit en aucun cas conduire à se figurer une situation monolithique, constituée de significations univoques. L’espace politique n’est pas en bloc un espace de réfutation du social. Comme je l’ai suggéré plus haut, la distinction faite pour les besoins de la cause entre espaces d’institution et de réfutation n’a de valeur qu’idéaltypique. Ces catégories ne sont au reste que des conventions destinées à rendre la réflexion possible ou plus commode. Parmi les nuances qu’il serait utile d’apporter à ce propos, rappelons que le cadre du gouvernement par procuration n’empêche nullement que des entreprises politiques a priori plus représentatives de la société emportent un grand nombre de places dans les élections – les résultats obtenus par les partis de la Nupes aux législatives de 2022 en sont un récent exemple –, voire accèdent au pouvoir. C’est précisément la force du gouvernement par procuration que de laisser toujours ouverte la possibilité de l’alternance, même si l’on peut supposer que cette force s’amenuise à mesure que les traits les plus déterminants du régime s’accusent et rendent moins probables les transformations les plus radicales.

Reste une coloration générale : cette impossibilité structurelle, et structurante, pour l’espace politique, de fonctionner de manière satisfaisante comme un espace d’institution à travers l’homologation de l’incoercible diversité du social ; sa tendance « naturelle » à fonctionner au contraire comme un espace de réfutation du divers social et partant de la société elle-même. Aussi est-il possible de considérer que l’espace politique, tel qu’il est aujourd’hui compris, organise la contradiction de la société avec elle-même, par le truchement de son image déformée.

Au point où nous sommes, il semble également possible d’émettre cette idée qu’un tel régime ne peut qu’être favorable à toute entreprise politique d’extrême droite qui saurait choisir ses combats, c’est-à-dire se montrer suffisamment constante sur les fondamentaux de son idéologie, tout en étant suffisamment plastique aux marges de cette idéologie. La tendance sociologique du gouvernement par procuration, dans un contexte de transformation et de diversification de la société, et à un certain niveau de crise du social, à produire un discours d’ordre, fait le lit de cette sorte d’entreprise dont l’accession au pouvoir apparaît en définitive comme un point d’aboutissement vraisemblable. Sans même attendre la réalisation de l’événement « accession au pouvoir », on peut observer que le miroir fantasmatique agit déjà sur le réel. À travers les représentations sociales dont il permet la formalisation, la diffusion et, par suite, l’ancrage, il fait apparaître comme nécessaire, inéluctable et souhaitable, la production de normes dotées d’une efficace légale et dont la finalité tourne généralement autour de la mise au ban des éléments de la population jugés du fait de leur essence ou de leurs modes d’existence, comme facteurs, et fauteurs, d’hétérogénéité. De ce processus, le concept d’homo sacer tel que décrit par Giorgio Agamben permet d’éclairer la logique sous-jacente[17].

À titre de conclusion provisoire, on peut proposer cette autre idée, platement « politique », que le fantasme et la norme se rejoignent précisément au moment où la mobilisation du registre fantasmatique est devenu l’avantage comparatif décisif de la compétition électorale, comme il semble que ce soit le cas aujourd’hui. Nous verrons bien, dans les années à venir, jusqu’où iront ces normes, de quelles limites considérées encore récemment comme constitutives de l’ethos commun – et même, « national » – elles s’affranchiront.

Pour l’heure, force est de constater que de nombreux facteurs concourent à leur laisser des perspectives bien dégagées. Le projet de « remigration » massive d’étrangers habitués en Allemagne et d’Allemands d’origine étrangère discuté lors d’une réunion programmatique tenue à Potsdam, au mois de novembre 2023, par des cadres de l’extrême droite allemande et autrichienne, en est une illustration particulièrement inquiétante. À un degré bien moindre, la loi « immigration », dans sa version adoptée par le parlement français en décembre de la même année, puis censurée par le Conseil constitutionnel, procède de la même logique. Par tout cela comme par ce qui précède on voit bien que, si l’on fait abstraction des exigences de l’État de droit, et contrairement à ce qui est affirmé sur une base disons quotidienne, depuis des lustres désormais, par les gouvernements successifs, il n’existe aucune antinomie de principe entre la « démocratie représentative » et l’extrême droite. Pour le dire autrement, assez contre-intuitivement il est vrai, l’espace « représentatif », figuré, encore aujourd’hui, comme fondamentalement étranger aux conceptions et aux buts de l’extrême droite, peut aussi bien être pour les entreprises politiques de cette tendance, une manière de tremplin et de terrain de jeu[18]. Le moment est venu d’y penser sérieusement.

Élément d’une solution approchée : le tirage au sort, ou la société au miroir d’elle-même

Cette série d’intuitions que je livre comme autant d’hypothèses enchaînées les unes aux autres a-t-elle déjà fait l’objet d’un travail d’objectivation scientifique ? D’une validation ou d’une réfutation ? Je serais intéressé de le savoir. D’ici là, je voudrais avancer encore de quelques pas et peut-être ouvrir la présente réflexion sur une dimension plus prospective… et également militante.

Il ne s’agit en aucun cas de proposer, par l’une de ces pirouettes qui concluent trop souvent les pseudo-démonstrations politiques déployées à longueur de débats et de tribunes en soutien de causes que l’observation même la plus honnête des faits ne serait pas de nature à faire varier d’un iota, une prétendue « solution » à l’extrême-droitisation de la société considérée « au miroir de ses fantasmes ». À la situation où nous nous trouvons il ne peut hélas y avoir à proprement parler de « solution », ceci pour deux raisons au moins.

Premièrement, parce que, probablement, l’effort de réfutation du réel social auquel nous assistons de la part d’entreprises politiques dont toutes, il faut y insister, ne sont pas cataloguées à l’extrême droite, n’est rien d’autre que la réaction à l’institution radicale de la société par elle-même à travers son propre processus, aninstitutionnel, d’homologation de l’hétérogène. Cela ne veut pas dire qu’il faut en passer par là, comme si les dynamiques sociales étaient absolument déterminées, mais qu’il faut s’attendre à en passer par là, tout en luttant, de toutes les manières possibles, pour que ce passage soit le moins dommageable possible.

Deuxièmement, parce que l’expérience nous apprend que quiconque prévoit d’améliorer la société en mettant la main dans ses institutions gagnerait à se faire modeste dans ses attentes, et – c’en est l’immédiat corollaire – prudent dans ses moyens. Cela est vrai partout et cela l’est probablement encore plus dans un pays comme la France où chaque bouleversement dans l’histoire fut l’équivalent d’un saut dans l’inconnu dont les conséquences ne se sont pas toujours avérées favorables au progrès démocratique, à court ou même à long terme, tant s’en faut. Pas de solution, donc, pas de gadget capable de dénouer comme par magie un écheveau aux indénombrables fils. Mais, à la limite, un élément d’un ensemble de propositions dont le tout – objet conceptuellement représentable mais politiquement insaisissable – pourrait éventuellement former une solution approchée.

Cet élément de réponse ne se situe pas sur le terrain des principes. Si la défense des principes n’est jamais vaine, si elle est toujours valable, si elle s’avère souvent utile, elle ne peut à elle seule faire échec aux dynamiques psychologiques qui engagent des parties consistantes de la population à exorciser dans les urnes leurs phobies profondes face aux transformations du social. C’est entendu : à la gauche est échue la tâche éminemment ardue d’expliquer l’hétérogénéité sociale et la force des solidarités, contre tous les efforts de réfutation du social. Sous cet aspect on peut dire que Mélenchon il y a quelques années maintenant s’est trouvé bien inspiré d’aller puiser dans le vocabulaire de Glissant : car qu’est-ce qui, mieux que le concept de créolisation, peut aider à comprendre l’éternelle recréation du monde dans une constellation d’homologies dissemblables. Évidemment, ce travail peut être électoralement ingrat, mais dans le fracas du monde la confrontation à l’ingratitude s’impose parfois comme un devoir.

Éloignons-nous donc de la rive des principes pour atteindre à celle où l’élément d’une solution approchée pourra mieux s’arrimer. Il s’agit bien entendu de reprendre le fil de la critique radicale du gouvernement par procuration, non pas en tant qu’il est gouvernement par représentation – je ne crois ni souhaitable ni même possible de se passer d’un quantum important voire décisif de représentation – mais en tant qu’il n’est pas ce qu’il prétend être : un gouvernement représentatif. L’affaire tient en peu de mots : l’espace politique ne saurait être représentatif, puisque la société n’y est pas présente à elle-même. Or, cela semble ressortir à l’évidence la plus élémentaire, afin de pouvoir s’instituer et se réinstituer en permanence, la société doit en permanence se voir et se parler telle qu’en elle-même et être vue d’elle-même se parlant.

À cette fin, le tirage au sort[19], comme procédure démocratique de désignation des représentants, tel que les travaux empiriques et les expériences diverses menées depuis une vingtaine d’années permettent désormais de le concevoir et de le mettre en œuvre (cf., en France, les conventions citoyennes sur le climat et la fin de vie), est sans aucun doute une piste à creuser. De nombreuses modalités sont envisageables y compris dans un partage bien compris de l’espace politique avec l’élection, à laquelle la société, faute d’expérience alternative, ne peut souhaiter renoncer. Il faut de ces sortes d’expériences pour engager des changements profonds dans l’ordre politique : n’oublions pas à quel point compta celle des assemblées provinciales, quelques années avant la Révolution, où pour la première fois dans l’histoire des assemblées par procuration on ne siégeait plus par ordre. Beaucoup des révolutionnaires de 1789 y firent leurs premières armes et purent sans doute y forger ou y éprouver des conceptions radicalement différentes de la manière aristocratique de concevoir la défense des libertés qui avait été principalement celle de la noblesse et des parlements.

Ce ne peut être le lieu d’égrener des combinaisons dont j’ai indiqué ce qui me semble devoir en former le cahier des charges : faire en sorte que, sur une base permanente, massive[20], pérenne et totalement intégrée au processus de formulation du discours politique et de fabrication de la norme commune, la société se parle telle qu’en elle-même et soit vue d’elle-même se parlant. Ceci sans oublier, et pour reprendre les mots d’Yves Sintomer, que : « Les dispositifs qui recourent au tirage au sort incarnent une logique démocratique forte, mais qui ne tient pas toute seule. Ils ne constituent qu’un pilier d’un édifice politique qui en nécessite d’autres. »[21] D’un point de vue philosophique comme démocratique on pourrait sans mal en faire un principe. Dans le contexte socio-historique où nous sommes, ce principe pourrait aussi bien devenir une nécessité. La société, alors, aurait toujours ses phobies, elle n’en cesserait pas de craindre sa dissolution dans l’hétérogénéité, elle en nourrirait toujours des fantasmes, mais elle disposerait au moins d’un système d’institutions qui, en corrigeant son propre reflet, l’engagerait, bien plus qu’à présent, à se concevoir tout à la fois comme toujours la même et toujours différente. Et peut-être à traverser, à moindre frais, les transformations du monde.


[1] Bien que cette étude se limite à la sphère politique, il convient de la comprendre dans un cadre incluant les sphères des médias et des réseaux socionumériques, dont l’impact est immense.

[2] Toutes ensemble cependant demeurent tributaires de cette part d’invisibilité, d’intangibilité, d’imperceptibilité due à l’état incomplet des connaissances sociales. Toutes également demeurent prisonnières des innombrables biais qui structurent nos représentations du débat politique.

[3] Ce n’est pas un petit paradoxe que les entreprises politiques qui s’emploient à donner l’image la plus déformée de la réalité sociale sont celles-là même qui revendiquent de dévoiler le mensonge et de proclamer la vérité. En vérité, tout discours se revendiquant de « la vérité » devrait être suspecté de maltraiter « la vérité » comme se mettant par là même dans l’incapacité de faire œuvre de la nuance et du doute indispensables à la recherche de la vérité.

[4] Comme il est possible de le constater dans la plupart des régimes dits démocratiques, cette montée en puissance agit y compris sur des partis historiquement non classés à l’extrême droite, mais incités, par une vigoureuse concurrence, à réévaluer leur stratégie et leur idéologie et à réajuster leur « offre ». Si donc la présente réflexion porte plus spécifiquement sur l’extrême droite organique, comme la plus efficace sur le marché car la plus à même de développer des propositions radicales, sa portée dépasse de loin les limites partidaires de ce bloc qui a tout de même rassemblé, en France, aux deux scrutins majeurs de 2022, entre un gros tiers et une courte moitié des votants. Les enseignements qu’il est possible d’en tirer ne devraient en être que plus révélateurs.

[5] Albert Memmi, Le Racisme, Gallimard, « Idées », 1982, p.114.

[6] Notons au passage que les mutations de l’extrême droite française au cours des dix à quinze dernières années sont riches d’enseignement. Au moment où, pour la première fois, il s’approche sérieusement du pouvoir, le RN prétend s’approprier ou du moins se fondre dans l’héritage gaullien. Cela n’est ni un hasard, ni le simple effet d’une quête de respectabilité. Le fait est qu’il trouve dans la conception du pouvoir et de l’ordre héritée de la monarchie et de la « tradition consulaire » – pour reprendre l’excellente expression de l’historien britannique Sudhir Hazareesingh –, une formule plus adaptée aux enjeux du temps présent que d’autres vieilles lunes qui ne font recette que chez les doctrinaires et les endoctrinés les plus radicaux. Même si les deux peuvent se recouper sur les bords, l’idée unitaire se distingue de l’idée identitaire et est en vérité bien plus efficace lorsqu’il s’agit de se présenter devant l’électorat. Dans un État qui a refusé avec une particulière brutalité, au cours des XVIe et XVIIe siècles, l’expérience de la diversité religieuse, et qui a depuis lors donné en maintes occasions des preuves sanglantes de sa conception unitaire, totalisante, de la société sous le rapport du pouvoir, de la loi, de la langue ou, comme je viens de le mentionner, de la religion, cela ne peut être anodin, comme il n’est pas anodin que le référentiel progressiste de la laïcité soit devenu, par l’opération d’une succession de dévoiements plus ou moins contrôlés, non pas précisément un véhicule des idées de l’extrême droite organique – qui a toujours combattu la laïcité comme étrangère et contraire à son ethos –, mais, ce qui est beaucoup plus inquiétant, le point de rencontre entre des entreprises politiques d’extrême droite et toute une partie du spectre politique allant jusqu’au centre gauche.

[7] Selon les contextes politico-culturels des sociétés où ils prennent racine et se développent, les scénarios fantasmatiques spécifiquement racistes ou xénophobes ne sont pas partout identiques, même si l’islamophobie – en d’autres termes : la peur panique, alimentée par l’activisme islamiste, d’être submergé par une civilisation figurée comme antithétique et barbare – semble s’être imposée comme un plus petit dénominateur commun entre des entreprises politiques et des figures médiatiques aux origines intellectuelles diverses et parfois profondément contradictoires.

[8] Plus de la moitié des députés élus avec Marine Le Pen ont voté en faveur de la loi à l’Assemblée puis au Congrès. Lors de la réunion du Congrès, vingt se sont abstenus et onze ont voté contre.

[9] Ceci, en toute logique, se vérifie ailleurs en Europe, notamment aux Pays-Bas, où Geert Wilders a notablement atténué son discours dans la perspective de la conquête du pouvoir.

[10] Cornelius Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, Seuil, 1975.

[11] L’espace politique ainsi visé englobe toutefois bien au-delà de la simple « représentation nationale » : président de la République, ministres, partis, institutions locales élues et leurs exécutifs, etc.

[12] Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Flammarion, 1995 ; Daniel Gaxie, Le Cens caché : inégalités culturelles et ségrégation politique, Seuil, 1978.

[13] Sieyès et tant d’autres sont parfaitement clairs sur ce point.

[14] Données de l’Assemblée nationale, exploitées en avril 2024. La situation sous cet aspect ne semble pas avoir significativement évolué depuis au moins un tiers de siècle. Lire à ce sujet Daniel Gaxie, « Homogénéité et hétérogénéité du personnel politique », Après-demain, n° 399, décembre 1997, pp. 28-32, qui se fonde sur les données de… 1993. Sans se lancer dans un dépouillement immense, législature par législature, il semble qu’on ne prenne guère de risque en affirmant que les périodes au cours desquelles les classes subalternes ont été – un peu – mieux représentées furent brèves et corrélées à la progression électorale des partis de gauche.

[15] La mise en œuvre de politiques néolibérales depuis les années 1990 en est une, majeure. Elle n’est pas la seule.

[16] En particulier des minorités « ethniques » et/ou religieuses. La situation politique outre-Manche présente actuellement un saisissant contrepoint : Rishi Sunak, d’origine indienne, étant premier ministre du Royaume-Uni, Humza Yousaf, d’origine pakistanaise, premier ministre de l’Écosse, et Vaughan Gething, de mère zambienne, premier ministre du Pays de Galles, quand la première ministre de l’Irlande du Nord, la cheffe du Sinn Féin Michelle O’Neill, est issue de la communauté catholique. (Relevé dans Cécile Ducourtieux, « Vaughan Gething, un dirigeant noir à la tête du Pays de Galles », Le Monde, 19 mars 2024.)

[17] Giorgio Agamben, Homo Sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, traduit de l’italien par Marilène Raiola, Seuil, 1997.

[18] Cela est surtout le cas pour l’espace parlementaire, qui a vu arriver, en 2022, 89 députés RN, chiffre inédit depuis la proportionnelle de 1986 – et d’ailleurs sans comparaison. Il est un peu plus acquis que le « plébiscite » présidentiel, si imprudemment inventé par les constituants français de 1848, et depuis lors, hélas, exporté un peu partout dans le monde, est intrinsèquement lié au risque autoritaire. Cependant, après les craintes légitimement suscitées par les conditions de la prise de pouvoir par de Gaulle en mai-juin 1958, l’expérience, non dictatoriale, de la Ve République, a fonctionné à la manière d’une mithridatisation.

[19] À l’instant où cette modalité de désignation des représentants est abordée, remarquons qu’on aurait pu prendre les choses tout à fait autrement, écrire une Défense du tirage au sort, en commençant par en établir fermement le principe. Ceci n’est nullement antinomique. L’air du temps me conduit à saisir ce sujet par un autre bout, qui renforce son caractère de nécessité démocratique.

[20] Sous cet aspect de la masse, notamment, la proposition du collectif Sénat citoyen d’instituer « pour tout pouvoir constitué, exécutif et/ou assemblée élue […] une assemblée citoyenne tirée au sort qui questionne, fait des propositions et contrôle ce pouvoir », et dont les modalités d’application permettent d’imaginer l’intégration tous les deux ans de plus d’un demi-million de citoyennes et citoyens aux processus délibératifs est particulièrement intéressante.

[21] Yves Sintomer, Petite histoire de l’expérimentation démocratique. Tirage au sort et politique d’Athènes à nos jours, La Découverte, 2011, p. 239.

Mots-clés

Démocratie

Notes

[1] Bien que cette étude se limite à la sphère politique, il convient de la comprendre dans un cadre incluant les sphères des médias et des réseaux socionumériques, dont l’impact est immense.

[2] Toutes ensemble cependant demeurent tributaires de cette part d’invisibilité, d’intangibilité, d’imperceptibilité due à l’état incomplet des connaissances sociales. Toutes également demeurent prisonnières des innombrables biais qui structurent nos représentations du débat politique.

[3] Ce n’est pas un petit paradoxe que les entreprises politiques qui s’emploient à donner l’image la plus déformée de la réalité sociale sont celles-là même qui revendiquent de dévoiler le mensonge et de proclamer la vérité. En vérité, tout discours se revendiquant de « la vérité » devrait être suspecté de maltraiter « la vérité » comme se mettant par là même dans l’incapacité de faire œuvre de la nuance et du doute indispensables à la recherche de la vérité.

[4] Comme il est possible de le constater dans la plupart des régimes dits démocratiques, cette montée en puissance agit y compris sur des partis historiquement non classés à l’extrême droite, mais incités, par une vigoureuse concurrence, à réévaluer leur stratégie et leur idéologie et à réajuster leur « offre ». Si donc la présente réflexion porte plus spécifiquement sur l’extrême droite organique, comme la plus efficace sur le marché car la plus à même de développer des propositions radicales, sa portée dépasse de loin les limites partidaires de ce bloc qui a tout de même rassemblé, en France, aux deux scrutins majeurs de 2022, entre un gros tiers et une courte moitié des votants. Les enseignements qu’il est possible d’en tirer ne devraient en être que plus révélateurs.

[5] Albert Memmi, Le Racisme, Gallimard, « Idées », 1982, p.114.

[6] Notons au passage que les mutations de l’extrême droite française au cours des dix à quinze dernières années sont riches d’enseignement. Au moment où, pour la première fois, il s’approche sérieusement du pouvoir, le RN prétend s’approprier ou du moins se fondre dans l’héritage gaullien. Cela n’est ni un hasard, ni le simple effet d’une quête de respectabilité. Le fait est qu’il trouve dans la conception du pouvoir et de l’ordre héritée de la monarchie et de la « tradition consulaire » – pour reprendre l’excellente expression de l’historien britannique Sudhir Hazareesingh –, une formule plus adaptée aux enjeux du temps présent que d’autres vieilles lunes qui ne font recette que chez les doctrinaires et les endoctrinés les plus radicaux. Même si les deux peuvent se recouper sur les bords, l’idée unitaire se distingue de l’idée identitaire et est en vérité bien plus efficace lorsqu’il s’agit de se présenter devant l’électorat. Dans un État qui a refusé avec une particulière brutalité, au cours des XVIe et XVIIe siècles, l’expérience de la diversité religieuse, et qui a depuis lors donné en maintes occasions des preuves sanglantes de sa conception unitaire, totalisante, de la société sous le rapport du pouvoir, de la loi, de la langue ou, comme je viens de le mentionner, de la religion, cela ne peut être anodin, comme il n’est pas anodin que le référentiel progressiste de la laïcité soit devenu, par l’opération d’une succession de dévoiements plus ou moins contrôlés, non pas précisément un véhicule des idées de l’extrême droite organique – qui a toujours combattu la laïcité comme étrangère et contraire à son ethos –, mais, ce qui est beaucoup plus inquiétant, le point de rencontre entre des entreprises politiques d’extrême droite et toute une partie du spectre politique allant jusqu’au centre gauche.

[7] Selon les contextes politico-culturels des sociétés où ils prennent racine et se développent, les scénarios fantasmatiques spécifiquement racistes ou xénophobes ne sont pas partout identiques, même si l’islamophobie – en d’autres termes : la peur panique, alimentée par l’activisme islamiste, d’être submergé par une civilisation figurée comme antithétique et barbare – semble s’être imposée comme un plus petit dénominateur commun entre des entreprises politiques et des figures médiatiques aux origines intellectuelles diverses et parfois profondément contradictoires.

[8] Plus de la moitié des députés élus avec Marine Le Pen ont voté en faveur de la loi à l’Assemblée puis au Congrès. Lors de la réunion du Congrès, vingt se sont abstenus et onze ont voté contre.

[9] Ceci, en toute logique, se vérifie ailleurs en Europe, notamment aux Pays-Bas, où Geert Wilders a notablement atténué son discours dans la perspective de la conquête du pouvoir.

[10] Cornelius Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, Seuil, 1975.

[11] L’espace politique ainsi visé englobe toutefois bien au-delà de la simple « représentation nationale » : président de la République, ministres, partis, institutions locales élues et leurs exécutifs, etc.

[12] Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Flammarion, 1995 ; Daniel Gaxie, Le Cens caché : inégalités culturelles et ségrégation politique, Seuil, 1978.

[13] Sieyès et tant d’autres sont parfaitement clairs sur ce point.

[14] Données de l’Assemblée nationale, exploitées en avril 2024. La situation sous cet aspect ne semble pas avoir significativement évolué depuis au moins un tiers de siècle. Lire à ce sujet Daniel Gaxie, « Homogénéité et hétérogénéité du personnel politique », Après-demain, n° 399, décembre 1997, pp. 28-32, qui se fonde sur les données de… 1993. Sans se lancer dans un dépouillement immense, législature par législature, il semble qu’on ne prenne guère de risque en affirmant que les périodes au cours desquelles les classes subalternes ont été – un peu – mieux représentées furent brèves et corrélées à la progression électorale des partis de gauche.

[15] La mise en œuvre de politiques néolibérales depuis les années 1990 en est une, majeure. Elle n’est pas la seule.

[16] En particulier des minorités « ethniques » et/ou religieuses. La situation politique outre-Manche présente actuellement un saisissant contrepoint : Rishi Sunak, d’origine indienne, étant premier ministre du Royaume-Uni, Humza Yousaf, d’origine pakistanaise, premier ministre de l’Écosse, et Vaughan Gething, de mère zambienne, premier ministre du Pays de Galles, quand la première ministre de l’Irlande du Nord, la cheffe du Sinn Féin Michelle O’Neill, est issue de la communauté catholique. (Relevé dans Cécile Ducourtieux, « Vaughan Gething, un dirigeant noir à la tête du Pays de Galles », Le Monde, 19 mars 2024.)

[17] Giorgio Agamben, Homo Sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, traduit de l’italien par Marilène Raiola, Seuil, 1997.

[18] Cela est surtout le cas pour l’espace parlementaire, qui a vu arriver, en 2022, 89 députés RN, chiffre inédit depuis la proportionnelle de 1986 – et d’ailleurs sans comparaison. Il est un peu plus acquis que le « plébiscite » présidentiel, si imprudemment inventé par les constituants français de 1848, et depuis lors, hélas, exporté un peu partout dans le monde, est intrinsèquement lié au risque autoritaire. Cependant, après les craintes légitimement suscitées par les conditions de la prise de pouvoir par de Gaulle en mai-juin 1958, l’expérience, non dictatoriale, de la Ve République, a fonctionné à la manière d’une mithridatisation.

[19] À l’instant où cette modalité de désignation des représentants est abordée, remarquons qu’on aurait pu prendre les choses tout à fait autrement, écrire une Défense du tirage au sort, en commençant par en établir fermement le principe. Ceci n’est nullement antinomique. L’air du temps me conduit à saisir ce sujet par un autre bout, qui renforce son caractère de nécessité démocratique.

[20] Sous cet aspect de la masse, notamment, la proposition du collectif Sénat citoyen d’instituer « pour tout pouvoir constitué, exécutif et/ou assemblée élue […] une assemblée citoyenne tirée au sort qui questionne, fait des propositions et contrôle ce pouvoir », et dont les modalités d’application permettent d’imaginer l’intégration tous les deux ans de plus d’un demi-million de citoyennes et citoyens aux processus délibératifs est particulièrement intéressante.

[21] Yves Sintomer, Petite histoire de l’expérimentation démocratique. Tirage au sort et politique d’Athènes à nos jours, La Découverte, 2011, p. 239.