Désir d’archive
À force d’obstination et grâce à ses bénévoles, le Collectif Archives LGBTQI+ créé par Act Up-Paris en 2017 est en train de réussir son pari d’ouvrir le centre d’archives LGBTQI+ autonome et communautaire de Paris à l’image de ce qui se fait à Bologne, Berlin, Amsterdam ou San Francisco depuis plus de 30 ans.
Le futur centre rue de l’Ourcq sera aussi un centre culturel où prendre soin des archives LGBTQI+ et faire vivre les mémoires, les histoires et les cultures LGBTQI+. L’accès à la diversité de nos expériences et de nos luttes est cruciale dans le contexte actuel de backlash contre les LGBTQI+ et pour la propagation d’une lutte contre les discriminations qui repose sur l’affirmation culturelle et l’empowerment.
Car l’une des spécificités des archives LGBTQI+ est de ne pas rester au placard… de circuler pour être utiles à toute·x·s afin d’inventer ensemble les usages du passé dont nous avons besoin aujourd’hui. Et pour faire ça il faut multiplier les espaces de rencontre matérielles, physiques, affectives et politiques avec les archives. Le Centre en est un comme le lieu provisoire Rue Santeuil à Césure où le Collectif le préfigure avec ses futur·e·x·s usager·ère·x·s.
La philosophie de l’archive vivante
La formidable construction collective du centre n’aurait pu voir le jour sans ce puissant désir d’archive qui anime la communauté LGBTQI+ , à la fois intergénérationnel et solidaire et la philosophie de l’archive vivante que secrète avec un franc succès le Centre d’archives LGBTQI+ Paris IDF. Après le goût, et le mal, le désir… On pense évidemment au Goût de l’archive d’Arlette Farge paru en 1989 et au Mal d’archive de Dididada en 1995 qui reste l’une des références incontournables pour parler des rapports entre archive et pouvoir avec Foufou. Mais ces deux bouquins ont peu à voir avec l’archive comme désir, comme force collective et politique.
Ce que nous avons appris au Collectif Archives LGBTQI+ de Paris, c’est que la puissance de l’archive est capturée par les archives institutionnelles et que c’est encore plus vrai quand les archives de la république française exceptionnaliste clament leur vocation égalitaire, démocratique et universaliste. Depuis 1789, les archives nationales ont surtout ouvert leurs portes à une élite herméneutique, souvent idéologique, avec des historien·ne·x·s ayant pour tâche de renforcer le récit national, avec des archiviste·x·s-historien·ne·x·s qui développent la « science archivistique » comme science auxiliaire de l’histoire. Et en matière de séparation/dépossession des archives d’avec leurs producteur·trice·x·s, les archives publiques en connaissent un rayon à l’endroit des minorités notamment même si beaucoup d’archiviste·x·s et de professionnel·le·x·s du « patrimoine » changent et que le Centre d’archives LGBTQI+ de Paris IDF a établi de bonnes relations de travail avec le SIAF (Service interministériel des Archives de France et avec l’AAF (l’Association des Archivistes de France).
Dans son Mal d’archive, Dididada décrit le pouvoir des archontes qui administraient Athènes comme un pouvoir de consignation des archives dans un bâtiment. Les archontes rassemblent les archives, ils les assignent à résidence et gouvernent avec. Ils procèdent à une véritable mise en de-meure des archives. Dans mon bouquin à paraître aux éditions Cambourakis intitulé Le Pouls de l’archive c’est en nous qu’il bat, je réinterprète la violence archivale comme un pouvoir qui s’exerce par le biais de toute une série de dissociations, de dislocations, de séparations qui viennent brider la nature relationnelle et synchrone, vivante et corporelle de l’archive.
Ce que l’auteur de Mal d’archive appelle « rassemblement », c’est-à-dire le regroupement des archives dans un lieu institutionnel dédié, les archives nationales par exemple, correspond à une phase de concentration matérielle qui déclenche de fait des suppressions d’archives, des dépossessions, des restrictions, des effacements, des codifications d’accès, des sélections au profit des documents écrits et de l’état et au détriment des minorités.
Pallier l’incomplétude : itérabilité et resynchronisation
Les centres d’archives GL se sont constitués dans les années 70 pour contrer la violence archivale en général et pallier aux formes d’incomplétude qu’elle entraîne. On pourrait en dire autant des centres d’archives féministes qui fleurissent dès les années 30 et des centres d’archives pour et par les personnes racisée·x·s. Par exemple, le Word Center for Women’s Archives créé 1935 par Mary Ritter et Rosika Schwimmer et le Schomberg Center for Research in Black Culture fondé en 1925 qu’avaient en tête les fondatrices des Lesbian Herstory Archives de New York en 1974. Sans oublier l’Institut des sciences sexuelles d’Hirschfeld à Berlin saccagé par les nazis en 1933.
Certaines formes d’incomplétude viennent tout de suite à l’esprit bien sûr : l’effacement, l’invisibilisation à contrer par la trop fameuse visibilité, l’exclusion par l’inclusion néolibérale… Certaines solutions/disciplines s’imposent : écrire l’histoire, dire comment c’était, ce qui s’est passé.
Le combat Sisyphéen qui se dessine alors est louable. C’est bien de ce constat d’incomplétude à réduire que sont partis les centres d’archives communautaires très G, pas du tout T ou R pour la génération des centres d’archives blancs et cis ouverts au Canada, aux USA, en Italie et en Allemagne dans les années 70-80. Et c’est bien du constat d’invisibilité trans dans les fonds des ArQuives de Toronto (ex Canadian Gay Liberation Mouvement archives) qu’Elspeth Brown est partie pour y remédier avec son projet LGBTQ2+Oral History Digital Collaboratory et son guide de recherche des collections trans et intersectionnelles en tant qu’universitaire et bénévole aux archives.
La stratégie archivale des centres d’archives LGBTQI+ consiste donc à revendiquer leur autonomie par rapport aux archives institutionnelles pour éviter de reproduire les formes d’incomplétudes que je viens de nommer et celles qu’ils produisent eux aussi. Leur objectif est de contrer la violence archivale décrite par Dididada et les phénomènes de dépossession qu’elle entraîne. Mais cela ne doit pas nous faire oublier d’autres pratiques d’archives qui ne se limitent pas à l’écriture de l’histoire, y compris l’histoire LGBTQI.
Se demander avec l’historien·ne·x : comment c’était, ce qui s’est passé, ce n’est pas la même chose que de se demander : à quoi ça sert d’autre l’archive, qu’à dire la vérité ? Ou encore : qu’est-ce que je peux désirer dans l’archive ? La question devient alors celle de la non-séparation des archivé·e·x·s de leur capacité d’agir, de leur désir et de leur plaisir d’archive. Le problème est de savoir comment contrer de multiples formes de séparation, de dislocation et de dissociation. Et c’est là que l’itérabilité de l’archive et son pouvoir de resynchronisation entrent en scène.
L’itérabilité de l’archive désigne tout ce qui relève de sa production, de sa reproduction, de sa répétition, de sa réactivation, de sa circulation quand elle est faite par d’autres acteur·rice·x·s que les acteur·rice·x·s traditionnel·le·x·s et les gatekeepers de l’archive dans lesquels il faut inclure les chercheur·euse·x·s en sciences humaines et sociales. Ce potentiel de non-séparation des corps producteurs·rice·x·s d’archives d’avec les archives, ce pouvoir rassembleur et politique des corps et des archives dans une temporalité, des espaces et des projets communs, c’est ce que j’appelle la resynchronisation.
Les archives recèlent un pouvoir de rassemblement des personnes et des corps dans une temporalité qui n’est pas celle du passé et de ses leçons et encore moins du devoir de mémoire mais qui est celle d’un présent-futur. La resynchronisation s’oppose à la séparation des archives d’avec les corps qui les produisent, qui peuvent les utiliser ou les remettre en circulation de leur vivant, à la séparation qui est faite entre les supports d’archives, à la séparation entre les producteur·rice·x·s d’archives et les archiviste·x·s en charge de l’inventaire, de l’indexation et des descriptions. Ce potentiel de non-séparation des corps producteurs·trice·x·s d’archives d’avec les archives et d’avec leur pouvoir rassembleur et politique dans une temporalité et des projets communs implique aussi que la rencontre est l’un des grandes modalités des archives vivantes.
Alors, comment va-t-on à la rencontre des archives ? Où ? Pourquoi faire ? Comment ça se passe ? Qu’est-ce que ça fait ?
Rencontrer, toucher, produire les archives
De fait, les archontes ne peuvent pas rivaliser avec un site, un podcast, un groupe facebook, une performance, des histoires orales sans fin, une cartographie, un atelier d’archives, qui plus est fabriqués par les archivé·e·x·s devenus archivacteur·trice·x·s, foyers d’archives plus que sources d’archives. Avec La Fièvre, sa chaîne de podcasts lancée en janvier 2020, le Centre d’archives LGBTQI+ Paris IDF a mis les archives dans plus de 110 000 oreilles.
Lorsqu’entre 15 et 20 personnes se pointent tous les dimanches après-midi en plein été aux ateliers de traitement de ses fonds animés par Morgane Vanehuin, archiviste·x chez Aides, qui réunissent les bénévoles et les producteur·trice·x·s qui lui ont confié leurs archives, ce n’est plus une histoire de goût solitaire de l’archive mais de fringale collective synchronique. À l’automne, le Centre d’Archives LGBTQI+ de Paris IDF lancera sa plateforme pour une mise en circulation et une consultation hyperdémocratique de ses archives orales. La vocation du Centre d’archives LGBTQI+ Paris IDF est de multiplier ces espaces de rencontre et de fréquentation des archives.
Par contraste avec la recherche purement universitaire, la rencontre qui relève de la resynchronisation des corps et des archives renvoie à la Recherche avec un grand R, celle de la quête de subjectivation, à la recherche de son devenir queer aux archives
Dans un atelier de tagage, d’indexation des archives LGBTQI+ en commun, on trouve ensemble les bons termes qui permettent de combler une triple forme d’incomplétude, celle des index des inventaires des archives straight et celle des archives LG mais aussi celle causée par le présentisme actuel et ce que sont devenues les politiques des identités LGBTI+ sur les réseaux sociaux notamment mais pas que. Indexer les archives trans par exemple oblige à reprendre les termes « interdits » et « -phobes » qui désignent la diversité et la complexité des expériences trans, ftm (female to male), mtf (male to female) travesti, transsexuelles, transgenre, etc. Voilà qui desserre un peu l’étau des « identités » et nous sort de de la machine à claques accusatrice.
Comme nous le rappelle JR Rawson dans un papier de 2009 paru dans la revue Archivaria intitulé Accessing Transgender//Desiring Queer(re ?) Archival logics, le tag, l’indexation à des fins de recherche productive ou efficace au service de la recherche universitaire se focalisent sur des formes de satisfaction et donc de frustration liée à la productivité et l’efficacité propre aux rendus académiques. Mais faut-il savoir ce que l’on cherche avant d’être allé à la rencontre des archives sous tous supports ? Faut-il trouver ou naviguer ? Trouver ou se frotter ? Trouver ou toucher, être touché·e·x ? La fonction « recherche » dans les archives, est-ce « search » avec des mots clés déjà connus ou « browse » qui favorise la rencontre aléatoire et familière avec les archives ? Rawson va encore plus loin : pourquoi ne pas admettre que les archives peuvent aussi nous désirer ? Que l’on peut toucher le passé et être touché par lui au contact d’objets-archives ? Comme cette robe pour une soirée Madonna dans la boîte de nuit parisienne Le Tango ou les fouets et les godes de l’écrivain Guillaume Dustan qui font partie des archives du Centre d’archives exposées dans son exposition Alice·x au pays des archives présentée du 17 au 19 mai au Palais de Tokyo ? Avec cette exposition, le Centre propose une consultation sensible et affective des archives et provoque la rencontre matérielle, physique avec des histoires de vies LGBTQI+.
La rencontre avec les documents, mais aussi les films, les objets, les affects, les émotions, les voix et les autres corps, c’est cette Recherche à la fois plus ample et collective qui permet de générer au Centre d’archives LGTQI+ Paris IDF une foultitude de savoirs et de pratiques à partir des archives et d’accueillir autant de publics. Elle est différente de la recherche scientifique de la vérité et du cadre épistémologique de l’histoire et des sciences sociales.
Alors, la vérité ou la vie ? La vie pour reprendre Nietzsche. Loin de la poussière et de la nécropolitique de l’archive, aux antipodes de la rencontre ratée avec les archives qu’est la loi « de réparation » Bourgi votée à l’unanimité le 6 mars 2024 par l’assemblée nationale. En ratant sciemment le volet des réparations collectives en appui sur les archives et à la différence de ce qui s’est passé en Espagne ou au Canada, le parlement et les associations LGBT mainstream ont préféré séparer les corps des LGBTQI+ mais aussi des TDS et des personnes queer racisé·e·x·s encore vivants des archives qui les concernent pour la réparation de leur vie massacrée.