Paradoxes et vertu de l’accès à la nature
La commission des lois de l’Assemblée nationale a récemment rejeté la proposition de loi déposée par des députés écologistes en vue de « dépénaliser l’accès à la nature ». L’objectif de cette proposition de loi était d’annuler une disposition de la loi du 2 février 2023, laquelle visait de son côté à limiter « l’engrillagement » des espaces naturels. Par quelle bizarrerie parlementaire et politique des écologistes en viennent-ils à contester une loi dont l’intention est a priori de favoriser la continuité écologique et la circulation des animaux ?
La raison avancée par les députés Lisa Belluco et Jérémie Lordanoff, soutenus depuis peu dans ce combat par le philosophe Gaspard Koenig, est de réaffirmer pour les humains, que nous sommes, le droit d’accès à la nature, c’est-à-dire le droit banal de se promener n’importe où dans les espaces naturels. Car si la loi du 2 février 2023 vise effectivement à limiter l’engrillagement des forêts et autres espaces naturels pour laisser aux animaux la possibilité de se déplacer, elle inclut dans son article 8 une disposition qui apparaît comme une compensation accordée aux propriétaires. La loi soumet la pose de clôtures à des contraintes techniques très précises (hauteur, élévation par rapport au sol, type de matériau) mais prévoit une contravention de 4e classe pour les personnes qui pénètrent sur une propriété dès lors que sa limite en est matérialisée par un panneau.
En d’autres termes, le législateur pousse les propriétaires d’espaces naturels à réduire l’engrillagement des parcelles au nom de la biodiversité mais souhaite simultanément verbaliser les personnes (promeneurs, randonneurs, cueilleurs de champignons, etc.) qui circulent sans autorisation sur ces mêmes parcelles. Il est donc préférable que les espaces naturels demeurent ouverts, c’est mieux pour le vivant. En revanche, on ne transige plus du tout avec le respect de la propriété privée.
Ces précisions données, on comprend mieux pourquoi les députés écologistes ont demandé l’annulation de la loi contre l’engrillagement. Leur cible était cette « pénalisation » inscrite dans son article 8. On comprend mieux également le conflit qui oppose un propriétaire de 750 hectares situés au cœur de la réserve naturelle des hauts de Chartreuse à une partie de la population. Profitant de la loi du 2 février 2023, ce propriétaire, qui plus est marquis, a en effet décidé de matérialiser par des panneaux les limites de sa propriété et d’interdire ainsi aux habitués et aux randonneurs l’accès à un espace naturel.
Le cas très concret des hauts de Chartreuse incite à interpréter l’épisode parlementaire autour de l’engrillagement à la lumière d’un conflit d’usages dont les acteurs sont fort reconnaissables. D’un côté, les propriétaires de grands domaines, comme en Sologne, qui veulent pouvoir organiser des chasses sans avoir à redouter la présence « d’invités » surprise. De l’autre, les randonneurs, amoureux de la nature, environnementalistes, défenseurs d’un rapport plus paisible, socialement moins élitaire et plus écologique avec l’environnement naturel. La difficulté, dans ce conflit, tient à l’évidence du critère juridique qui permet de le trancher. Comment contourner le droit de la propriété privée ? Comment envisager d’imposer à un propriétaire d’accueillir chez lui, sur son terrain, des personnes dont il ne veut pas ?
La réponse n’est vraiment pas aisée, comme en attestent les arguments des écologistes et des opposants au marquis, dans le cas de la réserve naturelle des hauts de Chartreuse. Car il ne s’agit pas de supprimer le droit de propriété. Le but est plutôt de pouvoir, dans ce genre de situation, limiter le droit de propriété en vertu d’un autre droit. Quel pourrait être ce droit ? Qu’est-ce qui peut le fonder ? Gaspard Koenig invoque un droit d’errer (a right to roam), comme il existe dans les pays scandinaves. Mais pourquoi faudrait-il que ce droit, que n’importe qui peut d’ailleurs exercer en ville autant qu’à la campagne, devrait-il nécessairement l’emporter sur le droit du propriétaire ? Faut-il que le droit d’errer, à sa guise dans l’espace public, donne du même coup la liberté de ne pas respecter la propriété d’autrui quand les limites en sont explicites (un mur, un écriteau, un grillage) ?
L’aporie reste entière tant qu’on met face à face une liberté (celle de circuler) et une autre liberté (celle du propriétaire). La solution passe par un troisième terme. Koenig fait référence à l’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui justifie une limitation du droit de propriété : « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité. » Mais il ne s’agit en l’occurrence pas de priver qui que ce soit de sa propriété ni de son droit à la propriété. Et on ne voit pas ici quel genre de nécessité publique (légalement constatée) pourrait imposer au marquis le passage des randonneurs sur sa propriété.
Dans ce contexte, la référence à la nature semble justifier un contournement plus légitime et beaucoup plus pertinent de la propriété privée. Nous ne pouvons espérer inverser les dégradations environnementales, dont le recensement est effrayant, qu’en changeant notre rapport à la nature, pour reprendre les termes de la députée Lisa Belluco. Le moyen de cette politique écologique est de garantir à chacun un accès à la nature. Les arguments, de la littérature jusqu’aux neurosciences, ne manquent pas pour soutenir que cette liberté de se promener dans les espaces naturels, sans nuire à personne, est aujourd’hui un moyen indispensable de découvrir la nature et d’en tirer des bienfaits pour notre santé et notre équilibre mental. Malgré toute la sympathie que peut susciter cette idée d’un accès à la nature, il apparaît cependant qu’elle n’est pas exempte de paradoxes. Bien loin de pouvoir justifier une liberté de circuler, elle conduit en réalité à renforcer les dispositifs de régulation, encore insuffisants, dont nous nous dotons progressivement pour limiter l’impact des activités humaines sur l’environnement naturel.
Les biens de la nature constituent-ils une justification suffisante pour ne pas respecter la propriété privée ?
Les critiques de la loi visant à limiter l’engrillagement ont eux-mêmes mis le doigt sur un premier paradoxe. Au nom de la continuité écologique (trame verte), on favorise la « libre » circulation des animaux pour, dans le même temps, réduire la liberté de circuler des humains. La préservation de la nature se fait finalement au détriment de la place que la nature peut ou devrait occuper dans la vie humaine. On peut aller jusqu’à considérer que le plaisir de circuler librement est dans notre existence sociale la persistance d’une spontanéité animale qui ne connaît pas les limites artificielles de l’enclos. On peut se contenter d’estimer que l’être humain, précisément parce qu’il ne vit plus comme un animal et que sa vie sociale est régie par des droits, doit pouvoir compter comme un droit parmi d’autres l’accès aux bienfaits de la nature.
Quelle que soit l’option théorique que l’on privilégie, l’enjeu philosophico-politique est apparemment, comme le dit Koenig, de concilier la liberté et la nature. La loi du 2 février 2023 prive l’être humain de nature alors qu’il faudrait au contraire que l’humain puisse réinventer sa liberté en prenant soin de la nature. Mais cette formulation philosophique est fallacieuse. Elle néglige le fait que la circulation des animaux (trame verte) doit faire l’objet d’une législation et d’une administration humaines en raison même des activités humaines libres qui ne cessent de l’entraver et qui sont une menace pour certaines espèces. Le parallèle entre les déplacements animaux et la liberté humaine de circuler n’a pas de sens.
Par ailleurs, cette législation et cette administration de la trame verte signifient évidemment que la nature, « notre » nature, est autant faite de lois et de règlements que d’arbres et de vers de terre. On ne peut pas revendiquer un droit d’accès à la nature sans reconnaître du même coup la codification juridique qui fait que la nature est respectée pour autant qu’elle existe ou peut-être faudrait-il dire l’inverse : elle n’existe que pour autant qu’elle est respectée à travers la codification juridique. On peut le déplorer mais c’est aussi par ce biais que la « nature », à laquelle on veut accéder, prévaut sur la propriété privée. Les propriétaires de forêt, malgré leur droit sacré et inviolable, n’ont désormais pas la liberté d’installer n’importe quelle clôture sur leur domaine.
Le cas de la propriété du marquis dans la Chartreuse est exemplaire. On peut avoir l’impression que la propriété privée est ici plaquée sur la nature, qui, en conséquence, devient inaccessible. En l’occurrence, la nature est préservée dans le cadre d’une réserve naturelle qui inclut ce domaine privé. La propriété privée n’est donc pas la seule règle qui limite la circulation. Le règlement de la réserve comprend un plan de circulation, avec des itinéraires autorisés et balisés. Il en va ainsi d’ailleurs partout en France. Sous le titre VI du Code de l’environnement « Accès à la nature », l’article L361-1 donne un aperçu des moyens mis en œuvre par les départements, en concertation avec les communes, pour rendre possible le cheminement à travers la campagne. Or le schéma des sentiers pédestres, en principe cohérent et continu, ne se limite absolument pas au domaine public. Suite à discussion et par le biais de conventions, les propriétaires peuvent très bien participer à ce schéma d’intérêt public et autoriser le passage sur leur propriété. À l’inverse, l’élaboration de ce schéma est aussi l’occasion de ramener dans le giron public (ou domaine privé des communes) des chemins ruraux qui ont progressivement été privatisés, faute de passage.
Marcher uniquement sur des sentiers balisés ? Est-ce là déjà une réduction de la liberté d’errer ? La nature à laquelle on a accès de cette manière, sur fond d’organisation juridique, n’est-elle qu’un ersatz de la vraie nature, la seule qui donne le sentiment de liberté ? Mais où est-elle cette vraie nature ? Où sont en France les espaces naturels, et je ne parle pas des aires protégées, dont l’existence ne commencerait pas sur les documents d’urbanisme et qui ne feraient pas l’objet d’un suivi écologique de la part des administrations ou des associations environnementalistes ? Opposer simplement au droit de propriété un droit subjectif d’accéder à la nature, c’est en vérité se tromper de référence à la nature. Mais c’est paradoxalement, pour ceux qui veulent concilier nature et liberté, négliger tout ce qu’il y a d’humain dans la réalité de cette nature, dont la préservation peut par ce biais devenir un objectif. Car c’est bien le travail humain, l’accumulation de connaissances, les discussions entre ceux qu’on appelle les acteurs, les conventions passées (et la liberté de les signer), l’élaboration de règles, qui instituent, même si ce n’est pas toujours facile, cette nature à la fois préservée et accessible.
En opposant simplement à la propriété privée le droit d’accéder à la nature, la liberté d’errer ou encore la recherche du bien-être au contact des arbres, on ne rend pas justice aux pratiques sociales et aux coopérations nécessaires sans lesquelles il n’y aurait tout simplement pas de nature « en commun ». Dis-moi à quelle nature tu veux accéder et je te dirai dans quel genre de société tu penses vivre. Et oui, il y a (encore ?) des marquis, des chasseurs et d’immenses espaces naturels privés dans notre société. Mais il y a aussi des réserves naturelles, des aires protégées, des schémas pédestres, et toute une architecture juridique qui garantit l’existence d’une nature préservée.
Certes, on peut regretter l’adoption d’une loi qui, tout en renforçant l’arsenal juridique au service de la protection de la nature, limite simultanément la liberté humaine de circuler « dans la nature ». Il faut toutefois noter que, si la loi fait une concession de taille aux propriétaires, elle n’oblige aucun d’eux à user de ce droit en signalant les limites de son domaine. Elle laisse donc bien heureusement ouvert l’espace social (humain, institutionnel) de discussion et de construction collective à l’intérieur duquel des propriétaires accepteront de participer, comme cela se fait déjà, à l’élaboration d’une nature accessible parce que socialement partagée.
Le deuxième paradoxe qui affecte le droit d’accès à la nature est plus embarrassant. Il tient à la notion même d’accès. C’est parce que la nature est source de certains biens (sentiment de liberté, bien-être, santé, réduction du stress, expérience esthétique) qu’on estime important de pouvoir y accéder. Le respect de la propriété privée peut passer après, dans certaines circonstances. Le plaisir de se promener dans les espaces naturels ne se résume pas au plaisir futile de transgresser un interdit. Cela signifie-t-il pour autant que les biens de la nature constituent une justification suffisante pour ne pas respecter la propriété privée (droit qui est dit sacré, inviolable) ? Telle est la question difficile qui semble être au cœur de la polémique autour de l’engrillagement. Mais, à vrai dire, en défendant le droit d’accéder à la nature, pour les biens qu’elle procure, on rappelle aussi que la nature fait partie des choses dont il y a un usage valorisable et que la modalité de cet usage est précisément conditionnée par l’accès.
Qu’est-ce que l’accès ? Il s’agit d’un régime de distribution des biens. En 2000, l’économiste Jeremy Rifkin publiait L’âge de l’accès. Il y décrivait une mutation du capitalisme. L’appropriation était jusqu’à présent le seul moyen de jouir d’un bien. Désormais il est inutile d’être propriétaire, les biens sont accessibles par le biais des services. Cette mutation entraîne une dématérialisation des biens (la voiture que l’on possède versus la voiture que l’on loue) et une valorisation des biens « culturels » ou « spirituels » qui procède uniquement du service qu’ils rendent. On reconnaîtra évidemment cette dimension « spirituelle » dans la plupart des biens que l’on va aujourd’hui chercher dans la nature.
Dans son dernier livre, La révolution n’a pas eu lieu[1], la philosophe Catherine Malabou développe une critique justifiée du discours de Rifkin. Celui-ci ne semble pas faire la différence entre l’appropriation inévitable des biens dont on use et la propriété des moyens de production. Or celle-ci persiste bel et bien dans notre société, quand bien même le régime de distribution des biens évolue. L’idée d’accès n’en reste pas moins utile pour caractériser notre représentation et notre usage des biens. Car, pour emprunter l’expression à Rifkin, il y a une logique de l’accès. Rifkin considère que c’est l’émergence des réseaux numériques et d’internet qui nous a fait basculer vers l’âge de l’accès. Il est vrai que la distribution des biens par le biais d’une connexion à des services en ligne a profondément modifié nos pratiques de consommation. Mais le déploiement des réseaux d’eau, d’énergie, de communication, de transport a précédé de loin la prolifération des accès aux services numériques. Dans tous les cas, la même logique prévaut. Elle découle de ce que sont les réseaux comme organes de la distribution. Accessible par le réseau, le bien a nécessairement la forme de ce qui est livré par le réseau jusqu’à chez soi ou bien la forme de ce qui peut être atteint grâce au réseau.
Du point de vue du réseau électrique ou de l’adduction d’eau, le chez soi devient un PDL (point de livraison). Quant au réseau de transport, il configure le bien comme « une destination », ce qui est rendu accessible, c’est-à-dire suffisamment proche. Il y a des raisons économiques pour déployer le réseau et augmenter l’accessibilité des biens distribués. La multiplication des accès au réseau en renforce la viabilité financière. Mais le réseau est plus que cela. Il est le support matériel de ce qu’on appelle le développement. Puisque quelques-uns ont accès à certains biens, d’autres peuvent également prétendre y avoir accès. Le réseau est une réponse à la demande sociale qu’il suscite lui-même. Et si l’accessibilité définit la forme des biens dont on fait le plus largement usage, alors la logique est de ramener tout bien envisageable dans l’orbite des réseaux de distribution et d’en faire un « accessible ». Sur ce point l’analyse de Rifkin, et ses descriptions de l’âge de l’accès, ne sont pas contestables.
Puisque la logique de l’accès configure l’usage des biens dans notre société développée, on doit accueillir avec circonspection l’idée qu’il faudrait promouvoir un droit d’accès à la nature. De toute évidence, ceux qui militent en faveur de ce droit ne cherchent pas réduire la nature, et les bienfaits qu’on en tire, à un « accessible » dont un « nature-opérateur » assurerait par son organisation la distribution de plus en plus large. Il semble au contraire que l’accès à la nature promette ou garantisse des expériences qui ont encore la chance de pouvoir être bonnes en deçà de la distribution généralisée des biens.
Ces expériences (le contact des arbres, la liberté de franchir le ruisseau, l’émerveillement de voir un animal sauvage, etc.) sont, en un sens, si primitives ou premières qu’il faudrait même leur accorder l’innocence légitime d’ignorer la règle sociale de la propriété privée. Le problème est que les qualités et les bienfaits de l’expérience de la nature ne font pas que subsister dans un monde régi par la logique de l’accès. Ces biens sont eux-mêmes mis en ligne, rendus accessibles par les réseaux de communication, par la distribution généralisée du bien-être, par les politiques d’attractivité et par l’industrie touristique. Ce sont ces biens, mis en ligne sous un aspect ou un autre, que vont chercher les usagers de la nature au fond des calanques, sur l’île de Porquerolles, sur l’île de Komodo en Indonésie, à Maya Bay en Thaïlande mais aussi dans la réserve naturelle des hauts de Chartreuse. Or toutes ces situations montrent malheureusement où conduit la logique de l’accès.
L’attention à l’accès est déterminante car c’est en limitant l’accès aux espaces naturels qu’on limite aussi les impacts résultant de la fréquentation.
Rendre la nature accessible, c’est l’exposer au nombre et aux pratiques de ses usagers. Vanter l’accès à la nature pour les biens qu’elle procure, c’est paradoxalement organiser à terme sa dégradation et la perte des biens qu’on en attend. Mais, comme le révèlent également les exemples mentionnés, l’accès n’est pas seulement le régime de distribution des biens « mis en ligne » pour leur usage. Là où il y a distribution de biens, il y a mécaniquement régulation possible de la distribution. C’est une des vertus de l’accès. L’accès, concrétisation du développement, fournit simultanément le levier d’une politique de régulation de l’accès. C’est vrai pour toute organisation de l’accessibilité, qu’elle repose sur un réseau matériel de canalisations ou, comme dans le domaine de la culture, sur la multiplication d’équipements ou la distribution de certains droits.
Lorsqu’il s’agit des biens de la nature, l’attention à l’accès est déterminante car c’est en limitant l’accès aux espaces naturels qu’on limite aussi les impacts résultant de la fréquentation. Il y va de la préservation de la nature. Il faut désormais réserver son tour pour accéder aux calanques, comme s’il s’agissait de prendre une place pour un spectacle. Une campagne de « démarketing » a même été lancée pour inciter les visiteurs à ne pas vouloir accéder à ces sites magnifiques. L’accès à Maya Bay est contingenté. L’escalade du célèbre Ayers Rock en Australie est désormais interdite. Et on peut considérer que les plans de circulation et les chartes propres aux réserves naturelles sont les premiers moyens de réguler l’accès à la nature.
Devant les nombreux dispositifs de régulation en vigueur, on peut éprouver un sentiment de désenchantement mêlé de nostalgie. Faut-il considérer que notre rapport à la nature a changé au point de nous faire renoncer à l’expérience simple et directe de la promenade ou de la randonnée ? C’est paradoxalement ce qu’entérine la réclamation d’un droit d’accès à la nature. Mais la logique de l’accès a au moins l’avantage de faire émerger les questions politiques inhérentes au dispositif de régulation. Car l’état de la nature, évalué par des spécialistes de l’environnement, n’est pas le seul aspect qui compte. Les autorités indonésiennes ont fermé Maya Bay pendant trois ans en raison de la détérioration du récif corallien. C’est radical et cela met tout le monde à égalité. Mais sitôt que la nature vaut pour ses bienfaits accessibles et préservés, il ne peut pas être question de la soustraire à tout usage.
L’enjeu politique est précisément de trouver la bonne règle de répartition. Qui accède aux biens de la nature ? Où ? Quand ? Comment ? En quel nombre ? Pour quel usage ? Au nom de quelle valeur, de quel bien ou de quel critère justifier la limitation de l’accès ? C’est à l’aune de ces questions que l’on doit examiner le respect de la propriété privée en zone naturelle. Si la régulation de l’accès à un site a pour unique fonction de préserver la nature dans un état défini selon des critères écologiques, la propriété privée est de fait un moyen efficace de limiter l’accès à la nature. En conséquence, là où c’est possible, ne faut-il pas compter sur les propriétaires pour préserver la nature ? C’est ce que laisse entendre le marquis des hauts de Chartreuse, faisant allusion à des « hordes » qui déferleraient sur ses terres. Les autres usagers de la nature rétorquent que le marquis ne fait que privatiser un espace naturel au sein d’une réserve. Et qui plus est pour y organiser des chasses payantes. C’est donc chasseurs contre randonneurs.
Le critère de la préservation de la nature est tout à fait inopérant pour en hiérarchiser socialement les usages, tant qu’ils ne dégradent pas le milieu. Ce critère ne suffit pas non plus pour dénoncer comme injuste une distribution des biens « de la nature » qui ne profite qu’à quelques-uns et prive le plus grand nombre. La difficulté incontournable est d’abord de concilier les libertés entre elles (à quel bien chacun veut-il accéder ?) pour espérer ensuite concilier « les libertés » et la nature. Or la référence à la nature et aux bienfaits qu’on en retire ne sera d’aucun secours pour résoudre cette opposition des libertés.
À moins que, dans la référence à la nature ou par l’institution de cette référence, la société manifeste précisément sa capacité à réguler l’aspiration des libertés. Autrement dit, la question est de savoir à travers quel genre de socialité la nature pourra être ou devenir « la » nature accessible à tous. À cet égard, le cas d’Ayers Rock en Australie est intéressant. Les aborigènes ont opposé la valeur sacrée du mont à son accessibilité touristique. La régulation des accès a été obtenue non par une distribution juste entre des catégories d’usagers mais par réaffirmation de la valeur spécifique, unique, que le mont a pour une société locale.
La régulation de l’accès aux hauts de Chartreuse pourrait-elle de la même façon être fondée sur la valeur spécifique, peut-être patrimoniale, que ces espaces naturels ont pour la « société locale » des habitants ? De sorte qu’il ne s’agirait pas de trancher entre des usages (chasseurs contre randonneurs ou vététistes) mais entre « gens du coin » et visiteurs, et donc entre « la communauté du coin », qui inclut chasseurs et randonneurs du coin, et la non-communauté de tous les consommateurs de biens « mis en ligne ». Le problème est que rien, pas même le patrimoine naturel ou historique, ne parvient à être plus sacré que le droit de propriété qui parcellise la société au lieu d’en révéler quelque valeur ancrée dans l’existence de communautés locales. En conséquence, il n’y a pas le choix.
C’est avec les propriétaires « de nature » qu’il convient de discuter, chaque fois localement, pour espérer instituer une nature qui sera préservée tout en restant « relativement » accessible pour ses bienfaits. La délimitation d’espaces protégés de plus en plus importants, couvrant évidemment de plus en plus de propriétés privées, ainsi que l’élaboration concertée des règlements qui régulent l’accès à la nature dans ces espaces est pour le moment la seule pratique collective par laquelle notre société est capable de se développer tout en se dotant d’une nature qu’elle ne dégradera pas.