Politique

Les testicules du castor : du néolibéralisme au fascisme ?

Philosophe, juriste

Dans la fable d’Ésope, citée par Gramsci, le castor s’arrache les testicules pour sauver sa vie. Et si le bloc néolibéral était mûr pour la castration volontaire ? La dissolution de l’Assemblée nationale prononcée par Emmanuel Macron en réponse à la déroute de son camp aux élections européennes semble l’indiquer.

« Le castor, poursuivi par des chasseurs qui veulent lui arracher les testicules, d’où l’on extrait des médicaments, s’arrache lui-même les testicules pour sauver sa vie »[1].

Comme le castor, le bloc néolibéral est pragmatique. Entre sa vie et ses testicules, il n’hésitera jamais à sacrifier les secondes pour préserver ce qu’il peut de la première. Antonio Gramsci en avait parfaitement conscience et c’est à ce titre qu’il a fait mention de cette fable d’Ésope dans le troisième de ses cahiers de prison.

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Il en avait lui-même fait l’expérience directe, quand la bourgeoisie italienne acculée, prise en étau entre le bouillonnement ouvrier du Biennio Rosso et la montée en puissance du fascisme, choisit de livrer les clés du régime parlementaire transalpin aux forces réactionnaires. Politiquement, le fascisme vient à l’existence à ce moment-là, quand la bourgeoisie accepte de pactiser, d’abandonner son rôle de direction politique effective, afin de préserver une part de ses aspirations hégémoniques. En ce sens, Gramsci nous dit que le fascisme historique comme les formules fascistes qui continuent de surgir ne sont pas des phénomène naturels ou culturels propres à un peuple ou un autre ; ce sont des produits sociaux, les résultantes d’un ensemble de conditions qui se cristallisent dans l’indignité humaine et politique des classes dirigeantes[2].

Nous vivons un moment de ce type. Comme lors de l’entre-deux-guerres, la classe bourgeoise est en pleine désintégration hégémonique, elle est « “saturée” : non seulement elle ne s’élargit plus, mais elle se désagrège ; non seulement elle n’assimile pas de nouveaux éléments, mais elle perd une partie d’elle-même »[3]. Est-elle donc mûre pour la castration volontaire ? La dissolution de l’Assemblée nationale prononcée par Emmanuel Macron en réponse à la déroute de son camp aux élections européennes semble l’indiquer.

Dans le meilleur des cas, cette décision traduit une cécité incommensurable au sentiment de détestation que


[1] Antonio Gramsci, Cahiers de prison, Tome 1, Gallimard, 1996, vol. 3, par. 42.

[2] Antonio Gramsci, op. cit., 1996, vol. 3, par. 42.

[3] Antonio Gramsci, Cahiers de prison, Tome 2, Gallimard, 1983, vol. 8, par. 2.

[4] L’idée de bloc historique a été forgée par Antonio Gramsci pour se distinguer de la tendance au déterminisme économique des premiers marxismes comme pour discréditer l’idéalisme bourgeois et son aveuglement face aux inégalités matérielles du monde. Elle traduit l’imbrication étroite entre un système économique et une superstructure idéologique et institutionnelle hégémonique sur une période donnée. (Antonio Gramsci, op. cit., 1983, vol. 7, par. 21 ; Antonio Gramsci, op. cit., 1983, vol. 8, par. 182 ; Antonio Gramsci, op. cit., 1983, vol. 8, par. 240 ; Antonio Gramsci, Cahiers de prison, Tome 3, 1978, vol. 10, partie I, par. 13 ; Antonio Gramsci, op. cit., Gallimard, 1978, vol. 13, par. 10).

[5] En France, les données collectées par le Chapell Hill Expert Survey illustrent cette droitisation progressive du PS lors des périodes où il était au gouvernement.

[6] Stuart Hall, Le Populisme autoritaire. Puissance de la droite et impuissance de la gauche au temps du thatchérisme et du blairisme, Éditions Amsterdam, 2008 ; Jérôme Vidal, La Fabrique de l’impuissance 1. La gauche, les intellectuels et le libéralisme sécuritaire, Éditions Amsterdam, 2008.

[7] Antonio Gramsci, op. cit., 1996, vol. 4, par. 57 ; Antonio Gramsci, op. cit., 1978, vol. 10, partie II, par. 41, note XIV ; Antonio Gramsci, Cahiers de prison, Tome 5, Gallimard, 1992, vol. 19, par. 24 ; . Antonio Gramsci, op. cit., 1992, vol. 25, par. 5.

[8] Charles Masquelier, « Theorising French neoliberalism: The technocratic elite, decentralised collective bargaining and France’s ‘passive neoliberal revolution », European Journal of Social Theory, 2021;24(1):65-85.

[9] Giuseppe Tomasi di Lampedusa, Le Guépard, 1958 : « Se vogliamo che tutto rimanga come è, bisogna che tutto cambi » (traduction Fanette

Nils Enderlin

Philosophe, juriste, Doctorant à l’Université de Strasbourg

Notes

[1] Antonio Gramsci, Cahiers de prison, Tome 1, Gallimard, 1996, vol. 3, par. 42.

[2] Antonio Gramsci, op. cit., 1996, vol. 3, par. 42.

[3] Antonio Gramsci, Cahiers de prison, Tome 2, Gallimard, 1983, vol. 8, par. 2.

[4] L’idée de bloc historique a été forgée par Antonio Gramsci pour se distinguer de la tendance au déterminisme économique des premiers marxismes comme pour discréditer l’idéalisme bourgeois et son aveuglement face aux inégalités matérielles du monde. Elle traduit l’imbrication étroite entre un système économique et une superstructure idéologique et institutionnelle hégémonique sur une période donnée. (Antonio Gramsci, op. cit., 1983, vol. 7, par. 21 ; Antonio Gramsci, op. cit., 1983, vol. 8, par. 182 ; Antonio Gramsci, op. cit., 1983, vol. 8, par. 240 ; Antonio Gramsci, Cahiers de prison, Tome 3, 1978, vol. 10, partie I, par. 13 ; Antonio Gramsci, op. cit., Gallimard, 1978, vol. 13, par. 10).

[5] En France, les données collectées par le Chapell Hill Expert Survey illustrent cette droitisation progressive du PS lors des périodes où il était au gouvernement.

[6] Stuart Hall, Le Populisme autoritaire. Puissance de la droite et impuissance de la gauche au temps du thatchérisme et du blairisme, Éditions Amsterdam, 2008 ; Jérôme Vidal, La Fabrique de l’impuissance 1. La gauche, les intellectuels et le libéralisme sécuritaire, Éditions Amsterdam, 2008.

[7] Antonio Gramsci, op. cit., 1996, vol. 4, par. 57 ; Antonio Gramsci, op. cit., 1978, vol. 10, partie II, par. 41, note XIV ; Antonio Gramsci, Cahiers de prison, Tome 5, Gallimard, 1992, vol. 19, par. 24 ; . Antonio Gramsci, op. cit., 1992, vol. 25, par. 5.

[8] Charles Masquelier, « Theorising French neoliberalism: The technocratic elite, decentralised collective bargaining and France’s ‘passive neoliberal revolution », European Journal of Social Theory, 2021;24(1):65-85.

[9] Giuseppe Tomasi di Lampedusa, Le Guépard, 1958 : « Se vogliamo che tutto rimanga come è, bisogna che tutto cambi » (traduction Fanette