Comment leur dire adieu (aux affreux) ?
« Penser, ce n’est pas reformuler les réponses de l’opinion, c’est changer de questionnement », Carlo Ginzburg dans Néanmoins.
La vie politique est vraiment curieuse à bien y regarder. Alors que l’on pensait participer à des élections habituellement sans répercussion intérieure qui allaient être gagnées sans grande surprise par le RN, tout à coup patatras dissolution de l’Assemblée nationale, dramatisation après coup des enjeux, nouvelles élections prévues dans un très court laps de temps comme s’il y avait urgence à voter en interdisant les débats, les alliances, les ententes et les compromis sur des programmes réfléchis.
De même alors qu’il s’agissait semble-t-il pour Emmanuel Macron de créer une crise politique visant à tournebouler le jeu politique en suscitant peur, incertitude, inhibition, défaut de vision claire de ce qui est jouable ou non, à gauche et peut-être à l’extrême droite pour mieux apparaître à moindre frais comme le sauveur providentiel « des deux extrêmes », patatras également : ce coup mûrement – mais très mal – réfléchi la semaine précédant le 9 juin se retourne contre lui et son camp.
Une sérieuse balle dans le pied même avec la révélation du personnage tel qu’en lui-même : médiocre, vindicatif, centré sur ses seuls intérêts, réactionnaire. Le roi est nu et ce n’est pas folichon. Réjouissant non ? Mais étonnant quand même car quoi ? Certes un désastre semble bien se dessiner. Mais de quel désastre s’agit-il exactement ? Essayons un pas de côté pour s’évader de quelques opinions mal fondées qui ont tout d’un baratin réactionnaire empêchant la réflexion.
Comment dire adieu enfin à la situation dangereuse actuelle et à tous les affreux – nombreux et divers hélas – qui maltraitent la société en lui faisant perdre un à un ses attributs démocratiques ? Quelques interrogations auparavant pour considérer l’état des choses selon les mots de Paul Valéry plutôt que ses représentations plus ou moins fantasmées et démoralisantes et « éviter les réflexes malheureux » comme le chantait Françoise Hardy. Lutter contre le désastre immédiat que serait la réussite électorale du RN ne suppose pas seulement (même si c’est déjà beaucoup) une alliance électorale et programmatique. Il faut aussi connaître les vents mauvais qui ont conduit à cette situation et contre lesquels les gauches vont devoir combattre non seulement dans les urnes, mais aussi sur différents sites où se diffusent les idées lepénistes et où les acteurs qui les propagent sont aujourd’hui nombreux.
Sous cet angle la lutte contre le racisme ou le fascisme si importante soit-elle n’est pas la seule lutte à mener. Il y a à combattre les autres affreux qui donnent ressources et forces au RN, les idées ou les mots qui empoisonnent les débats publics, les pratiques de double langage et double jeu du RN, des politiques publiques qui ont détruit depuis longtemps une large part de la capacité de résistance et de croyances chez ceux-là même que les gauches doivent mobiliser. Car le principal danger, peut-être, n’est pas le succès foudroyant du RN gagnant seul et par lui-même les élections (et les postes de députés).
Ce qui est à craindre – et cela prend une consistance terriblement concrète quand on écoute les prises de positions des uns et des autres – c’est le soutien implicite des candidats de droite et du macronisme au parti lepéniste contre le Nouveau Front Populaire qui représente tout ce qu’ils détestent et démolissent depuis 2017. Ou – le pire étant possible avec de tels gouvernants – face à un Parlement introuvable Emmanuel Macron se maintient au pouvoir et provoque crise sur crise, ce qu’il est habitué à faire et à penser comme le meilleur moyen de renforcer sa position.
Revenons d’abord sur le dramatique de la situation actuelle.
Dramatisation créée par Emmanuel Macron qui dissout l’Assemblée après le résultat – certes important, mais bien moins que lors des élections présidentielles de 2022 – d’un adversaire à des élections intermédiaires où la protestation contre le pouvoir en place est la règle et profite aux opposants, où le taux d’abstention est élevé (autour de 50 %) et où il est rituel de la part du gagnant de demander la démission du gouvernement.
En clair, comme l’ont montré de nombreux travaux de sociologie politique des élections, on ne sait pas ce que sont exactement les préférences politiques des électeurs qui participent à de telles élections et encore moins s’ils se retrouvent dans les déclarations politiques de ceux pour qui ils votent. Si affolement il devait y avoir, n’est-ce pas après le score de Marine Le Pen aux présidentielles de 2022 (Jordan Bardella 7,7 millions d’électeurs ; Marine Le Pen 8,1 millions au 1er tour, 13,3 au second) qu’il aurait dû se produire (voire même bien avant) ? Surtout que ce score a entrainé des conséquences pénibles pour la démocratie comme l’entrée au Parlement de près de 90 députés RN, du jamais vu très inquiétant pour les institutions.
Macron et son entourage semblent ne pas s’en être émus voire avoir cherché à en tirer profit immédiat, comportement un rien préoccupant pour un Président dont le rôle est de protéger les institutions et non de s’en moquer et de parader en discourant sur tout et n’importe quoi. Pourquoi alors dissoudre l’AN après les résultats aux européennes ? S’il s’est agi, ainsi qu’il le déclare, de donner la parole au peuple et sortir le pays d’une « crise institutionnelle », pourquoi n’y a-t-il pas songé au moment des grandes mobilisations sociales de 2023 ? Là se manifestait une contestation populaire argumentée contre la politique néolibérale de destruction des protections sociales et des retraites menée par E. Macron et son gouvernement ? Un tel acte aurait eu un certain panache politique en reconnaissant une opposition constituée démontrant le caractère inacceptable d’un passage en force sans délibération à l’AN de projets désastreux pour le plus grand nombre. Visiblement cette façon politique de comprendre la politique n’appartient pas au répertoire des pensées macronistes.
La dissolution ici n’est qu’une autre illustration de la mise en péril de la République, une constante de la part d’un Président ignorant des règles présidentielles en démocratie. L’historien Pierre Serna évoque un « coup d’État français légal » dans une tribune dans l’Humanité (13 juin 2024) et le rattache à des épisodes passés. Pas les années 30 dans ce cas, mais 1940 et les pleins pouvoirs à Pétain. C’est dire avec élégance : un moment de faillite intellectuelle et politique et de soumission à l’indignité et l’inexcusable.
Ici une différence importante cependant. Sans défaite militaire, sans ennemis en arme occupant le pays, la décision d’un seul, sévèrement défait électoralement après avoir été durement contesté dans la rue, ouvre la possibilité d’un désastre pour la République si elle venait à tomber entre les mains de l’extrême droite. Preuve d’un narcissisme vexé ou tactique pitoyable pour obtenir après une démission un troisième mandat ? Ou nouvelle justification de l’intéressé : « Pour éviter la chienlit ».
Ah oui De Gaulle, sauver la grandeur de la France, engager la résistance. Une hauteur de vue qui, par une étrange coïncidence, s’exprime au moment même des cérémonies du débarquement des alliés en Normandie ! Une sorte de recyclage des postures sans doute. Il y a cependant erreur sur la période historique. La chienlit ce n’est pas en juin 1940, c’est en mai 68 quand De Gaulle a perdu son charisme et a dû laisser à Georges Pompidou la gestion politique de la crise : c’est le Premier ministre qui réussit à imposer la dissolution et de nouvelles élections pour recentrer sur le site politique la voie de sortie de la crise sociale en cours et défaire le pouvoir des contestations dominant dans les usines et dans la rue (contestations qui viennent de paralyser complètement la société française et son économie). La « chienlit » est alors un signe d’incompréhension et du sentiment d’être dépassé par la situation – critique en 68, somme toute très banale aujourd’hui. Le mot sonne ici comme un lapsus (et une méconnaissance de l’histoire), mais un lapsus terriblement dangereux.
On mesure avec lui la menace pesant sur la démocratie : elle ne vient pas d’oppositions mal famées ou d’un danger extérieur, mais de petits calculs et de tactiques intéressées et à courte vue visant à « sauver la face » ou sauver son poste (dans ce cas précis les deux à la fois).
Tout le monde a été sidéré par cette dissolution dit-on. Vraiment ? On aurait pu croire que le sens politique des autres responsables ou commentateurs politiques les aurait prévenus de cette possibilité faite de cynisme, calcul à court terme et « je m’enfoutisme » méprisant pour le sort des autres et des institutions politiques. Car depuis 2017, les précédents de dévoiement de la fonction présidentielle comme des autres institutions, de bras d’honneur au peuple et à ses représentants, de contrôle et détérioration de l’espace public, de brutalisation féroce des opposants, de maltraitance des plus pauvres ne manquent pas…
Mais Emmanuel Macron « assume » sans doute comme il aime à le répéter sans trop connaitre le sens du mot. On ne peut être ici qu’étonné quand même par cet étrange aveuglement devant ce à quoi on a affaire avec le gouvernement macroniste et ses affidés et qui porte à admettre et accepter de tels comportements et politiques publiques dérogeant à la liberté et à la paix sociale propres à la démocratie : un chaos désorganisé d’idées miteuses et d’outrecuidance affichée. Le plus comique (enfin si l’on peut dire) dans cette histoire tragique (ou piteuse au choix) c’est que la dissolution emporte des conséquences désastreuses… sur son camp et là visiblement, au regard des « sauve qui peut » désordonnés en cours et des propos au lance flamme contre lui, la situation n’a jamais été imaginée chose possible.
Impensable pour celui qui se voit en Jupiter ? Incapacité à anticiper ce qui ne lui convient pas ? Déconnexion de la réalité peut-être. La politique c’est aussi apprendre à perdre et apprendre de ses échecs sans trop se décourager. Si l’apprentissage est plutôt réussi à gauche, pour le camp « des modernistes et des progressistes » cela ne va pas de soi apparemment ou ne rentre pas dans l’ensemble des savoirs et savoir-faire acquis. Le calcul était de bousculer la gauche et c’est la droite qui s’écroule, les macronistes qui sont emportés par les turbulences.
Si la crise politique est bien ouverte, la cible est ratée car elle affecte sérieusement et surtout la droite et le gouvernement. Les gauches, par contre, ont réussi de façon inattendue et enfin enthousiasmante à faire front commun. Retourner aux urnes de façon si impromptue, loin de les effondrer, a redonné des forces à un principe d’espérance depuis longtemps malmené de diriger le combat « tous ensemble » contre tous les affreux suffisants en mettant droit devant en étendard politiques sociales redistributives, luttes pour une émancipation de toutes les autorités débilitantes (et les tous les bings bangs de l’autorité, à l’école ou ailleurs) et pour un monde meilleur.
D’où l’âpreté des injures contre le Nouveau Front Populaire avec des affirmations parfois ahurissantes, parfois odieuses. Le ministre de l’Économie, des Finances et de l’Industrie, Bruno Le Maire qui vient d’être pleinement discrédité par la dégradation de la note de l’agence Standard&Poor (un camouflet pour la politique économique du gouvernement selon beaucoup d’observateurs) redoublée par l’ouverture probable, au niveau de la Commission européenne, d’une procédure pour déficit excessif (nouveau camouflet) déclare le programme du Font Populaire non finançable.
Les proximités entre le gouvernement macroniste et les modes d’agir et de penser lepénistes sont troublantes.
On en ricanerait volontiers si les journalistes n’en faisaient pas leur grain à moudre en se posant en experts de la crédibilité des programmes. C’est d’autant plus désolant que, sans grande prudence et en toute ignorance des travaux sur le parti lepéniste, ils prennent pour un programme ce qui est de la part du RN un catalogue de propositions destinées à « faire accroire » (qu’il est sérieux, qu’il est un parti comme les autres, qu’il a un programme constitué qui cadrera ses futures politiques, que c’est cela qui est important et non le vieux ramassis de projets antidémocratiques de l’extrême droite remis au goût du jour).
Les journalistes ont aussi la mémoire courte puisqu’ils ne s’étonnent pas des variations dans les propositions du RN d’une élection à l’autre (antilibéral aux présidentielles, antisocial désormais) et qu’ils ne s’émeuvent pas des réactions des gens du MEDEF plus favorables envers les propositions du parti lepéniste que pour le programme du Nouveau Front Populaire qui les horrifie. Pourtant – mais est-ce vraiment une surprise ? – le sens des affaires des grands patrons n’est pas une nouveauté, elle mériterait pour le moins d’être évoquée si ce n’est critiquée.
Pendant ce temps, Emmanuel Macron évoque, quant à lui dans une grande envolée lyrique, « l’immigrationnisme » de la gauche, reprenant sans gêne le lexique de l’extrême-droite puis se moque des identités transgenres (démontrant, outre une fâcheuse adéquation de sa vision avec celle rétrograde du RN alors qu’il se prétend « progressiste », son abyssale ignorance sur la question puisqu’il évoque le « changement de sexe » en mairie quand il s’agit d’un « changement de genre » sur l’état civil déjà possible d’ailleurs). Le « en même temps » ne fonctionne plus vraiment et l’on peut même s’interroger sur les ratés du fonctionnement intellectuel de l’entourage d’E. Macron.
Des prophètes inspirés s’emmêlant les pieds dans leurs prophéties. On apprend en effet incidemment (et après coup) qu’il a réfléchi à la dissolution avec une petite équipe de conseillers dont le plus important serait un « conseiller mémoire » pensant en termes de triangulation (???) c’est-à-dire mêlant gauche et droite pour mieux séduire l’extrême droite. Une question sûrement un peu bêta : c’est quoi un conseiller mémoire ? Ça sert à quoi ? C’est payé combien ? Et recruté comment ? L’un – le plus important rapporte la presse – aurait compris la dimension jupitérienne de Macron « seul avec son destin » en le voyant sortir de la basilique Saint-Denis où il serait venu en 2016 chercher l’onction de l’histoire et des rois…
Comment une telle bêtise est-elle possible et peut-elle passer pour une analyse appropriée et digne d’être rapportée dans un article de fond sur l’entourage du Président ? On a de quoi être sidéré devant tant « d’absurdités vides » que personne dans les médias n’interroge, consterné aussi par le manque de réflexivité minimale de la part des journalistes politiques sur ce que font leurs commentaires à la situation présente (en la vidant de tous ses enjeux politiques importants, en l’encombrant de bavardages aussi vains qu’ineptes) et la possible légitimation d’un parti incompatible avec les règles de la démocratie (le papier de Sylvain Bourmeau dans AOC le montre très bien).
Ici encore les proximités entre le gouvernement macroniste et les modes d’agir et de penser lepénistes sont troublantes. Car toutes ces pensées savamment triangulées n’ont-elles pas fracturé la société, défait toute communauté entre des acteurs ou des groupes sociaux éloignés mais nullement ennemis, empêché toute discussion fondée sur des désaccords réglés (songeons à l’actualité de la Nouvelle-Calédonie à feu et à sang, à l’état du débat politique où les injures et les mensonges dominent, où les « coups de com’ » destinés à « faire du buzz » importent davantage que les actions effectives) ?[1]
Ensuite pourquoi tant d’effroi et tout ce tremblement suscité par les 31,5 % du RN aux élections européennes (et les 5 % de Reconquête) ? Je croyais, à lire la presse à longueur de colonnes et entendre les responsables politiques sur toutes les antennes, que l’on n’avait pas trop de crainte à avoir avec le parti lepéniste, on n’avait plus affaire à une extrême droite (raciste, xénophobe, ultralibérale) avec ses relents fascisants, mais à du populisme (faible idéologiquement, peu crédible et très simpliste) banalisé, dédiabolisé et respectabilisé : ses représentants ressembleraient aux autres, propres sur eux avec cravate ayant gommé dans leurs discours – moins dans les pratiques –les aspérités un rien gênantes, sorte de réflexe du docteur Folamour et son salut nazi, sur les violences verbales et physiques contre les étrangers, ceux qui leur apportent de l’aide ou leurs adversaires politiques.
J’ai dû mal comprendre parce que soudain, patatras là aussi, surgit le terme d’extrême droite. Un peu tard non ? Car tout ce temps passé à dépeindre le parti lepéniste sous les traits d’une droite normale, un rien « trop démocratique » car en appelant sans cesse au peuple comme avant lui le PCF il y a quelques décennies ou aujourd’hui l’extrême gauche LFI qui ainsi lui ressemble, a, en diffusant sans cesse dans l’espace public des commentaires de bon aloi sur les gens du RN[2] (Marine Le Pen qui aime les chats, qui est inquiète pour ses enfants, qui a souffert de sa séparation avec son ancien compagnon…) mithridatisé les opinions et créé de l’indifférence morale aux discours et actes commis.
Pas de posture de défiance ou de dégoût à l’égard du parti lepéniste (certains journalistes ont d’ailleurs justifié leur traitement du parti par l’arrivée de Marine Le Pen beaucoup plus sympathique que son père… certes), qui inciterait à examiner de près et à plusieurs reprises ce qui a été dit ou montré, à se détourner alors des images de façade pour mieux analyser les réalités qui dévoilent véritablement le projet lepéniste : politiques sociales régressives et discriminatoires, attaques aux droits des salarié-e-s, des femmes, des migrant-e-s, des personnes LGBT, écoute des lobbies anti-écologistes, oppositions violentes aux militants écologistes (« des écoterroristes »). De quoi susciter de nouveaux étonnements.
Les mêmes pratiques et prises de position sont partagées à droite et chez les macronistes « déradicalisant » (et désidéologisant ») ce faisant le RN au point de l’admettre comme une évidence dans « l’arc républicain ». Pourtant n’aurait-il été pertinent de rappeler que le RN, après le FN, appartient à une autre histoire que celle de la société démocratique, à la longue histoire de l’hostilité à la démocratie pour laquelle la participation des plus modestes à la politique (ses débats, son activité, ses constructions d’agendas) est une incongruité voire une folie et il n’existe pas d’autres alternatives que la soumission à un ordre naturel et hiérarchisé ? Sous cet angle auraient pu se révéler et alarmer les accointances d’un tel parti avec les logiques d’un néolibéralisme (très propre sur lui) qui ne rêve que d’un monde débarrassé de ses citoyens et promu par les recrues macronistes et LR.
Révolution conservatrice alors chez ces associés proches que sont les lepénistes, républicains et macronistes ? Contre révolution plutôt qui ne cesse de répandre une « nausée brune » selon les mots de Johann Chapoutot, sans le secours de grandes idées, de grands intellectuels, d’idéologies bien structurées, juste d’une médiocrité contente d’elle-même. On pourrait avancer que là-haut les Lumières n’ont jamais été allumées ou brillantes. C’est plutôt le règne de la pénombre des anti-lumières pour reprendre une formule de Zeev Sternhell pensant toutes les relations en termes de rentabilité, de « coups » rigolos dézinguant les autres et de tactiques pour « faire accroire » et ratisser aux confins de la droite. Une habitude du gouvernement actuel pour embrumer les esprits.
S’opèrent ainsi un effondrement intérieur des élites en place et un effritement des valeurs qui sont attachées à la démocratie sous les coups de politiques publiques régressives qui détruisent avec persévérance le bien commun d’une société, les conditions de vie des plus fragiles et de beaucoup « d’établis » désormais et sapent les consciences sociales des « élites » : à cet égard E. Macron et son entourage sont des incarnations très ordinaires de ce naufrage moral des fractions aisées pour qui la démocratie constitue depuis le début une aberration.
Cette faillite du langage pour reprendre les termes de la revue Esprit pour décrire et dire[3] ce qu’il en est exactement du parti lepéniste ou du macronisme et de la situation affrontée va de pair avec tous ces mots à la mode sans cesse employés qui ne veulent rien dire et travestissent la réalité, mais qui, assenés avec aplomb et un air savant ou inspiré, ressemblent à des constats évidents qui vont de soi. Tout un lexique truqué a colonisé l’espace public et les têtes, déconsolidé la conception de la démocratie et défascisé les oppositions déloyales à l’égard des règles et des valeurs humanistes d’ouverture, de tolérance et d’égalité.
Par exemple, comment peut-on évoquer avec sérieux le « post-fascisme » de Giorgia Meloni, elle qui a déclaré avec émotion il y a quelques temps son admiration pour Mussolini et pour Giorgio Almirante, principal fondateur du MSI continuateur juste après-guerre de la République de Salo, qui criminalise les oppositions politiques et dont les politiques anti-migratoires sont terriblement brutales et meurtrières (combien de morts en Méditerranée ?) – Macron a indiqué, il est bon de le rappeler, qu’il partageait les décisions de celle-ci. En quoi est-ce post-fasciste ? « Chaque époque a son fascisme » déclarait Primo Lévi. Peut-être serait-il bon de s’en souvenir.
Il en est de même avec « démocratie illibérale », « autoritarisme démocratique » dont on a du mal à saisir la signification exacte, mais dont on comprend très bien à quoi ces termes servent. V. Orban ou D. Trump (et d’autres de même sinistre envergure comme J. Milei, le « Trump de la Pampa » ainsi que le président argentin sachant manier la tronçonneuse a été joyeusement appelé avant de découvrir qu’il était un dangereux ultralibéral[4]) deviennent des gars certes un peu folkloriques, mais fréquentables, leurs méthodes et pratiques antidémocratiques sont employables ailleurs. Les points de repère se brouillent tout comme sont anesthésiées les vigilances grâce auxquelles la démocratie est défendue.
Ainsi, à force de reprise et de rhabillage idéologique rapide, les idées du RN deviennent estimables, à l’inverse de celles de la gauche vraiment exécrables et souvent en dehors de « l’arc républicain » selon les mots de l’ancienne Première ministre qui, elle, ne voyait pas de problème démocratique à gouverner par 49-3[5]. Le RN a depuis longtemps gagné dans les esprits et les représentations avant de progressivement gagner dans les urnes.
Les idées qui dominent dans l’espace politique et médiatique sont des idées contraires à la gauche.
Pour en finir avec ces affreux, ne faudrait-il pas commencer par tenir aux mots en leur redonnant leur intelligence ? Ce qui empêcherait de faire passer des banalités réactionnaires pour des réflexions « top top » – comme de faire passer un banquier d’affaires sans grande culture pour un président philosophe parce qu’il a porté le sac de Paul Ricœur ou pour un brillant épidémiologiste parce qu’il a lu un Reader’s Digest de rapports sur la dynamique de la COVID –, ce qui éviterait également aux pensées de dérailler et de se tromper sur ce à quoi exactement on a affaire avec le RN et tous ceux – ayant d’autres appartenances et d’autres visages – qui s’en réapproprient avec grand sourire et affabilité les propos et les analyses honteuses pour une démocratie. Revenir enfin sur terre pour s’apercevoir que la démocratie est déjà bien saccagée sans que le RN soit au pouvoir, qu’il réussit très bien sans qu’il ait beaucoup à se démener, les autres agissant à sa place.
Ici il faut – hélas – le rappeler, l’arrivée du RN au gouvernement ne produirait pas de rupture dans l’orientation de politiques publiques mises en œuvre depuis des années, qui sont déjà dévastatrices pour beaucoup de gens et de secteurs sociaux (chômeurs, ayant droit du RSA, migrants, jeunes des banlieues, écoles et universités, hôpitaux, logements…). Mais elle les aggraverait encore. Peut-être moins par eux-mêmes (mais c’est possible) que par ce que cette arrivée massive au Parlement autoriserait et les leviers qu’elle trouverait déjà prêts à l’emploi pour renforcer la brutalisation des rapports sociaux et la racialisation des identités sociales.
À trop se focaliser sur le seul parti lepéniste, on en oublie ses soutiens et ses auxiliaires qui, eux, constituent des appuis sans dissimulation à l’usage de la brutalité ou de la violence contre toutes celles et tous ceux qui expriment une voix contraire à celle qu’ils privilégient ou mettent en avant des identités sociales qu’ils n’apprécient pas.
La police est ainsi acquise en grande partie au RN, ses syndicats se sont depuis longtemps radicalisés à droite. Des technocrates, des patrons fréquentent là également depuis des années les mêmes clubs, les mêmes think tanks qui sont de véritables lieux d’échanges d’idées et de création d’amitiés bien comprises. Sans compter les groupuscules violents qui sont réapparus bien avant les élections, les chaines de télévision Bolloré qui décervèlent les commentaires, les pèlerinages de catholiques intégristes qui redeviennent du dernier chic dans la bourgeoisie aisée. L’avenir s’avancera très sombre avec en bannière un ultralibéralisme menant la guerre aux pauvres et aux écologistes pour mieux défendre le grand business, censurant les libertés, valorisant les inégalités et détruisant les fraternités.
La bataille en cours pour éviter le désastre possible n’est pas ainsi seulement électorale, c’est une bataille linguistique, sociale et politique avant d’être morale. Défendre les principes démocratiques contre toutes les médiocrités qui gouvernent ou aspirent à le faire, va être une tâche bien difficile pour le Nouveau Front Populaire, mais pas irréalisable. Difficile car les idées qui dominent dans l’espace politique et médiatique sont des idées contraires à la gauche, l’adversité est diverse et plurielle et tous les comportements et toutes les déclarations des représentants des gauches sont surveillés et critiqués.
On ne peut souhaiter que tous les « capables » d’être Premier ministre à gauche se taisent tant que les élections ne sont pas gagnées (sous peine de louper la première étape, la principale en fait) ; par contre il est à espérer qu’il y a dès à présent quelques anticipations sur qui pourrait être ministre de l’Intérieur, celui de la Justice ou celui de l’Économie car ce sont sur ces ministères que les vents les plus mauvais vont souffler !
Tâche difficile encore parce que les électeurs les plus mobilisés ces derniers temps sont situés à droite (comme l’écrivaient les Pinson et Pinson-Charlot la bourgeoisie économique est le groupe social le plus mobilisé pour défendre ses intérêts avec des « placements » diversifiés, en l’occurrence Macron mais aussi désormais le RN) et qu’il va falloir séduire et convaincre dans l’urgence des électeurs appartenant aux groupes populaires que la politique n’attire pas ou plus. La campagne électorale a bien commencé avec l’alliance de toutes les gauches enfin à la hauteur de ce qu’elles auraient dû être (alors qu’elles n’ont fait que démoraliser ou décourager les espérances jusqu’ici), l’unité n’était pas facile, elle s’est pourtant réalisée dans un Nouveau Front Populaire même si c’est sur fonds de désaccords et détestations personnelles.
Seul paradoxe : le Nouveau Front Populaire suppose, quant à lui, … des soutiens populaires alors que les partis rassemblés n’ont plus trop d’ancrage dans les milieux modestes. C’est dire que la mobilisation politique puis électorale requiert aussi des alliances hors de la politique, avec toutes les forces sociales existantes – syndicats, associations, ONG, prémobilisés depuis le grand mouvement social de 2023 contre les retraites, c’est sur cet aspect que l’Élysée avec son aveuglement méprisant s’est trompé.
Elle requiert aussi un programme social de lutte contre toutes les inégalités et en faveur de projets d’émancipation multiforme qui confère au plus grand nombre la liberté d’être et de penser, la possibilité de redevenir des « citoyens utiles » c’est-à-dire actifs, investis dans la construction d’une société désirable. Un programme qui témoigne qu’une autre société est possible, alternative à celle désespérante de fatalité des droites réunies. Le contraire du projet macroniste qui n’a cessé de jouer sur la démoralisation et l’abstention des groupes populaires et de tous ceux qui aspirent à une société plus juste. Ils sont là !
Toute une société est présente, manifeste et s’engage, faisant mentir les commentaires et les déplorations sur la droitisation du monde social. C’est le champ politique qui s’est radicalisé à droite. À côté et contre lui, des gens et des fractions sociales n’ont pas ployé sous les humiliations et les brutalisations répétées. Ce sont eux, s’ils sont associés aux représentants des gauches, qui donneront du courage à tous ceux qui ont devenus indifférents à la politique car celle-ci a longtemps montré sa profonde indifférence à leur égard.
Du courage à ceux aussi qui jouent au poker avec leur vote en pariant sur le RN pour changer de destins. Un élan est là pour en finir avec le néolibéralisme qui abîme les vies, verrouille les avenirs, fait de la démocratie une futilité superflue réservée à quelques-uns et destinée à sauver les apparences et non une pratique politique ancrée dans le quotidien de tous. Pour redonner à la politique ses attributs et ses valeurs démocratiques.