Société

Un jour, sans elles ?

Géographe

Imaginons qu’un parti xénophobe détienne le pouvoir et s’en prenne aux femmes immigrées du care, souvent sans papiers. À l’horizon : aucun impact sur le chômage ; une pression redoublée sur les femmes qui y ont recours pour pouvoir travailler. Sans oublier le fait que ces « travailleuses essentielles » seraient alors encore davantage précarisées.

Un reportage diffusé récemment par « Envoyé spécial » a montré comment, à Montargis, une habitante, Divine Kinkela, était brutalisée et menacée par ses voisins, partisans du Rassemblement national. Le reportage nous apprend également que Divine est aide-soignante, qu’elle fait partie de celles et ceux que nous dénommions, au temps de la Covid-19, les « travailleurs essentiels » ; de celles et ceux que nous applaudissions à nos fenêtres et balcons.

publicité

Divine Kinkela est de celles — aides-soignantes, aide-ménagères, assistantes maternelles et assistantes de vie, gardes d’enfants et infirmières — qui se lèvent tôt et se couchent tard, celles qui se penchent, qui accompagnent ou encouragent le geste de la personne qui n’est plus en mesure de manger, de se lever, de se laver seule ; elle est de celles qui étreignent et nourrissent ; de celles qui allument la lumière le matin et l’éteignent le soir.

Premières de corvée

Une telle gestuelle de la proximité et du quotidien participe de ce que les féministes nomment le « travail reproductif », à savoir l’ensemble des tâches, rémunérées ou non, essentielles à la reproduction de la société et des familles. Dans une société vieillissante, où de plus en plus de personnes perdent leur autonomie car elles vivent plus longtemps – par bonheur – et où les femmes ont obtenu, au prix de durs combats, l’accès au marché du travail (mais pas l’égalité salariale) – et c’est heureux ; le travail reproductif est plus que jamais assuré par les femmes immigrées.

Une telle segmentation du marché du travail selon le genre et l’origine soulève des questions éthiques, car elle reflète de nombreuses injustices. D’abord, un mécanisme brutal de déclassement et de déqualification opère sur ces femmes immigrées qui, une fois en France, passent de médecins à infirmières, ou d’infirmières à aides-soignantes. Parce qu’elles sont femmes et immigrées, elles sont doublement discriminées. On peut aussi se demander pourquoi ces femmes connaissant souvent des situations administratives et juridiques précaires, pourquoi elles sont si mal rémunérées, pourquoi certaines d’entre elles, après des années de présence active en France, n’ont toujours pas de papiers.

Mais pour cela, il faudrait d’abord reconnaître leur existence. Or, leur rôle et leur utilité sont constamment minimisés. Il faut rappeler ici que les femmes représentent aujourd’hui plus de la moitié de la population immigrée (52 %) et que leur contribution, essentielle à l’économie des services, est régulièrement effacée des débats. Ce fut le cas de ceux qui ont précédé l’adoption de la loi immigration en décembre dernier.

Essentielles et invisibles

Ces métiers sont souvent liés à des nécessités vitales, ils sont associés à des tâches spécifiques : porter, nettoyer, aider à vivre et à grandir, nourrir, être avec, faire compagnie… Et parfois accompagner dans la mort. Ils correspondent à ce qu’on appelle le care, un concept qui englobe la sollicitude, l’attention, le soin, la présence, le souci des autres, la vigilance, la disponibilité. Tant de qualités nécessaires au maintien d’une société bonne et juste.

Ces travailleuses sont pourtant à la fois invisibles, dévalorisées et essentielles. Invisibles, car depuis toujours, les tâches qu’elle occupent ont été occultées. Elles sont d’ailleurs, le plus souvent, absentes des listes – très obsolètes, très incomplètes – des « métiers en tension ». Leur travail est également peu visible à l’œil non averti, car elles exercent dans des lieux spécifiques : hôpitaux, crèches, EHPAD, mais surtout à domicile. Selon la Fédération des particuliers employeurs de France (FEPEM), il y a aujourd’hui 1,3 millions de salarié·e·s dans l’emploi à domicile en France, dont au moins un cinquième sont nés à l’étranger.

Ces femmes travaillent souvent à des horaires dits « atypiques » : à elles les nuits, les petits matins, les soirées prolongées, les dimanches midi et les horaires fractionnés. Elles sont invisibilisées également de par leurs statuts précaires et instables : comme l’a rappelé la Cimade lors des débats précédant l’adoption de la loi sur l’immigration, le fait que certains emplois soient occupés par des personnes sans papiers contribue à masquer leur urgente nécessité sur le marché du travail.

Les emplois occupés par ces femmes sont dévalorisés : les salaires sont bas, les contrats précaires et l’embauche passe souvent par des sociétés de service, pour des conditions de travail dégradées et des déplacements non comptabilisés dans les heures de travail. Ainsi, selon l’Observatoire de l’emploi à domicile, les salarié·e·s travaillent en moyenne à 12 km de leurs employeurs. Quand ces femmes doivent se rendre dans plusieurs domiciles en une même journée, cela occasionne des coûts élevés et des temps de transport épuisants.

Ces travailleuses, sont, enfin, essentielles, car il y va de la vie, de la « bonne vie », des plus vulnérables parmi nous. Ne nous y trompons pas, il ne s’agit pas seulement de « changer des couches », comme l’a affirmé un éminent ministre il y a quelques années. Il s’agit de contribuer à la qualité de vie de manière très concrète, à travers des actes du quotidien, comme danser avec un ancien le soir du Nouvel An, ou prendre l’autobus avec un jeune homme souffrant de handicap pour qu’il puisse voir la mer, ou sourire à un jeune enfant quand on le change.

Discrète mais constante, la présence de ces travailleuses immigrées dans nos sociétés est incontournable. En fait, nous manquons de ces femmes. La FEPEM a récemment alerté que 800 000 emplois seront à pourvoir dans le secteur de l’emploi à domicile d’ici 2030, en raison du départ à la retraite d’un salarié sur deux et du vieillissement de la population.

Ces femmes ont également une famille, des enfants, de vieux parents parfois : mais, quand elles prennent soin des nôtres, elles mettent en place des chaînes de soin et des formes de solidarité – dans la distance et la proximité – d’une grande complexité pour pourvoir également s’occuper des leurs : solidarité d’autres femmes mobilisées ici et là-bas, financement de l’éducation des enfants et des soins aux parents au pays d’origine.

Une vie sans elles

Le care est ainsi : tellement évident qu’on n’y prête pas attention, on oublie sa caresse. Mais fermons les yeux un instant et imaginons nos vies sans elles. Imaginons qu’un parti brutal et xénophobe détienne le pouvoir et les expulse du pays, parce qu’elles sont étrangères, parce qu’elles sont illégales : quelles en seraient les conséquences pour les femmes non immigrées ?

D’abord, certaines femmes qui bénéficient du soutien de ces travailleuses pour pouvoir exercer leur métier seraient probablement contraintes de l’abandonner pour prendre soin de leurs aînés, de leurs enfants et de leurs proches dépendants. Elles deviendraient des « aidantes » à temps plein : peut-être que le gouvernement brutal et xénophobe leur allouerait même une petite allocation, en tant que « proches-aidantes ». Ce retrait des femmes du marché de l’emploi ferait-il baisser le taux de chômage ? Rien n’est moins sûr, car celui-ci est déjà bas. Cela créerait plus tôt une nouvelle pénurie de main d’œuvre dans les secteurs fondamentaux où ces femmes non immigrées travaillaient.

Ces femmes seraient prises dans des dilemmes terribles : laisser leur parents dépendants, leurs enfants, leurs proches « se débrouiller » seuls à la maison, les priver des soins et des attentions essentielles à leur survie ? Ou laisser le marché du travail se masculiniser et se passer d’elles ? Jongler entre les tâches, courir dans tous les sens, mener une vie impossible et épuisante, brutale pour toutes et tous. Une telle situation pourrait avoir des conséquences inattendues : moins de personnes dépendantes, parce que mortes ? Moins d’enfants, parce qu’il est impossible de s’en occuper, comme on l’observe dans certains pays européens, où l’absence de prise en charge des plus jeunes entraîne des niveaux de natalité extrêmement bas. Un pays sans immigration serait donc un pays dans lequel les femmes sortent du marché du travail.

Mais rassurons-nous, une politique d’expulsion massive des étrangères est probablement inapplicable, à moins de tourner le dos à toutes les conventions sur les droits humains dont la France est signataire ; comme le rappellent récemment Hélène Thiollet et Antoine Pécoud : « Le principal problème de ces politiques est qu’elles ne marchent pas : plutôt que d’arrêter l’immigration, elles basculent les migrants dans l’irrégularité, ce qui donne le sentiment d’une immigration incontrôlée et justifie des politiques toujours plus restrictives. » Alors, il est probable que ces femmes immigrées travailleuses resteront parmi nous, simplement plus pauvres, simplement plus précaires, encore plus maltraitées, encore plus vulnérables. Ce sera alors à nous de prendre soin d’elles.


Camille Schmoll

Géographe, directrice d'études à l'EHESS