Vertige de la dissolution : essai de politique (pas si) fiction
Une amie psychothérapeute m’a raconté la séance suivante qui s’est déroulée avec l’un de ses patients il y a à peine quelques jours. Le lecteur comprendra que la thérapeute préfère rester anonyme dans la mesure où son patient est issu des plus hauts sommets de l’État et qu’elle souhaite protéger aussi l’identité de ce dernier.

La psychiatre en question se livre régulièrement à des séances d’hypnose régressive. Les tenants et les aboutissants de cette méthode ont été analysés dans un livre sorti récemment, Metavertigo, vertiges de l’humain augmenté par ses vies antérieures (La Découverte, 2024) que je ne peux que recommander au lecteur, car j’en suis l’auteur. Il s’agit d’un genre de thérapie tout à fait particulier, dite « brève » dans la mesure où une seule séance suffit ou quelques séances, à la différence d’une psychanalyse qui prend généralement des années.
Le principe est assez simple : la thérapeute invite son patient à fermer les yeux puis le plonge dans un état de relaxation suffisant pour ensuite déclencher en lui un processus de visualisation qui s’apparente à un genre de cinéma intérieur, un « cinéma sans projecteur, écran ni caméra » et dont on note au passage qu’il est complètement écologique dans la mesure où il ne requiert aucune technologie particulière et se déroule dans les tréfonds du cerveau. La thérapeute fait ensuite régresser son patient progressivement dans le temps, de son adolescence à son enfance jusqu’à la matrice maternelle et au-delà, dans ce que certains assimilent, sans doute par commodité de langage, à des « vies antérieures ».
La thérapeute m’a confié que son patient, qui se disait originaire d’Amiens et très attaché à ses origines, lui était apparu au premier contact d’un caractère impulsif, mais très joueur et qu’il souhaitait obtenir des résultats immédiats. Cela expliquait en partie pourquoi il s’était tourné vers elle. Il était mal à l’aise avec l’idée de s’engager dans un processus d’analyse de longue haleine.
Mais il y avait une autre raison : il avait ces jours-ci une intuition très étrange et inexplicable d’un changement dans la texture du temps. Un peu comme Gaston Berger, l’un des promoteurs de la prospective à la française dans les années cinquante. Pour lui, le temps non seulement était entrain de s’accélérer, mais aussi de s’inverser et l’homme au lieu de vieillir, rajeunissait : à l’image classique d’une flèche du temps qui soit irait vers toujours plus de progrès soit vers la dégénérescence, il fallait substituer celle d’une « aspiration constante qui accroît sans cesse – et de plus en plus vite – la complexité, l’organisation, l’information. » Berger était persuadé que « l’univers se concentre », qu’il « se ramasse autour d’un centre comme le font les nappes d’un cône. » « Cela veut dire que le monde tend vers un point précis, il a une fin », disait-il. Et que nous étions aspirés, comme dans un trou noir.
La thérapeute d’ordinaire fait asseoir son patient sur le fauteuil et le plonge dans un demi-sommeil propice à éveiller en lui des images. Il arrive que les patients prennent beaucoup de temps à lâcher prise et certains n’y arrivent jamais vraiment. Mais cette fois elle eut à peine terminé la conversation préalable nécessaire pour se faire une idée plus précise de ses motivations qu’il avait les yeux révulsés et qu’il était dans un état de transe profond. À la seule mention du mot « hypnose », il était déjà parti dans une dimension qui paraissait assez éloignée de la nôtre.
— « Il fallait que je dissolve l’Assemblée nationale. Ich hatte keine andere Wahl. Je n’avais pas d’autre choix » dit-il. « Die Auflösung war unvermeidlich. La dissolution était inévitable ». La thérapeute ne comprit pas tout de suite de quoi il s’agissait.
— « Pouvez-vous me dire où et à quelle époque vous trouvez-vous exactement ? »
— « 9 juin 2024. Ich bin der Präsident von Frankreich. aidez-moi, aidez-moi… ich bin perdu…verloren… ».
La thérapeute d’ordinaire ressentait peu d’empathie pour ses patients et faisait tout pour que leur film intérieur suive son cours, quel que soit leur côté étrange, énigmatique voire anachronique. Mais cette fois-ci, elle ressentit une détresse profonde et elle était décidée à agir. « Je vais essayer de vous sortir de là, monsieur le Président. M’entendez-vous ? » Visiblement, le Président n’entendait rien. Ses yeux retournés s’agitaient sous ses paupières à demi-closes, ils clignotaient à la vitesse de l’éclair sous l’intensité du film qui se déroulait sur son écran mental. Des larmes commençaient à couler sur ses joues.
— « Pouvez-vous m’en dire plus sur le lieu où vous vous trouvez ? »
— « Je suis tout nu et je cours. La flamme…la flamme… elle doit arriver jusqu’à Berlin. Les Jeux Olympiques. Die Olympischen Spiele. Ils ne pourront pas commencer sans moi. Mais je suis tiré vers l’arrière, j’avance à reculons, je me sens aspiré. C’est plus fort que moi. Comme dans un maelström ! »
— « Êtes-vous toujours en juin 2024 ? »
— « Juillet 1936. »
De toute évidence, le Président avait effectué un léger bond dans le temps. Il était paniqué, sa respiration se faisait de plus haletante. Dans ce genre de situation, la thérapeute n’avait pas d’autre choix que d’amener son patient à aller plus profond encore. Avec toute l’expérience qu’elle avait accumulée auprès des patients les plus divers, elle savait que l’Histoire ne se déroulait pas de façon linéaire, mais cyclique et qu’il fallait en avoir une vision plus spatiale que temporelle, tel un réservoir de possibilités latentes prêtes à se réactiver dès que les conditions d’une variante non encore expérimentée étaient réunies.
Elle s’était faite à l’idée que chaque époque correspondait à une profondeur communiquant avec d’autres profondeurs comme dans une bouteille de Klein et que tant que le patient n’avait pas atteint ce qu’elle appelait la profondeur la plus profonde, il était forcément trimbalé de turbulence en turbulence, victime des anachronismes les plus invraisemblables.
— « Je vais vous amener à régresser plus loin Monsieur le Président. Il faut remonter à un passé plus lointain, ne vous inquiétez pas, les choses s’éclairciront… »
— « Trop tard. Es ist zu spät. »
— « Que voulez-vous dire ? Je ne comprends pas l’allemand. Pouvez-vous me traduire ? »
— « J’ai été trahi. Ils m’ont trahi. »
— « Mais de qui parlez-vous au juste ? »
— « Les Républicains, le Front Populaire, la Sixième République. Personne ne le savait. Il fallait que les masques tombent, que la vérité saute aux yeux du Peuple ! La grande régression était inévitable. Tous aspirés dans le ventre mou de la République ! La profondeur la plus profonde ! Nous y sommes, ça y est… »
— « Il faudrait être un peu plus explicite Monsieur le Président, je ne vous comprends pas. »
— « J’avais donc raison. Je le vois maintenant. En Marche, mais vers où ? Le grand rajeunissement. J’en ai été moi-même l’instrument et la victime, à 39 ans. Le Rassemblement Martien. Le petit Jordan, à peine 28 ans et son gaz euphorisant. Même les médias n’y ont vu que du feu. Tout cela n’était qu’un simulacre… »
Soudain, ses yeux s’illuminèrent, sa bouche grande ouverte se figea dans un drôle de rictus, penchant vers la droite, très à droite. La thérapeute s’approcha alors de sa rétine. Elle raconte qu’elle y vit la dissolution avec un grand D de tout l’univers et que se répandirent à cet instant des acouphènes insupportables, comme des bruits d’ondes magnétiques d’une radio assourdissante qui n’arrive pas à se stabiliser sur aucune fréquence.
— « Monsieur le Président ? Monsieur le Président ? Êtes-vous là ? Répondez-moi ? »
— « Je ne suis plus le Président. Ich bin nicht mehr der Präsident. Ich bin…ich bin… »
Visiblement il était impossible d’aller plus loin. Impossible de régresser, impossible de progresser non plus. La thérapeute s’était crue dans une profondeur médiane mais nous avions atteint le fond du trou noir. Un curieux changement de tonalité s’empara alors de la voix de notre patient. Il ne parlait plus comme avant. Des voix superposaient les unes sur les autres dans un chaos indescriptible et en plusieurs langues. On arrivait toutefois à en distinguer certaines.
La thérapeute raconte que la voix du président russe était clairement identifiable, mais aussi celle de Trump qu’elle reconnut à ses « fuck you… » caractéristiques, ainsi que celles du Président chinois, quelques mots de sanskrit, sans doute ceux de Modi, sans oublier des mélodies italiennes de la grande époque fasciste, mêlés à des mots d’hébreu et des appels au djihad. Des oreilles et des narines du Président s’échappa un gaz que la thérapeute décrit a posteriori comme légèrement bleuté et euphorisant.
Puis sortirent de sa bouche des bouts de syllabes, comme s’il essayait d’articuler les premiers mots de son existence. Sa voix était clairement celle d’un enfant. Son corps se recroquevilla alors sur lui-même en position fœtale, mais dans le même temps son visage semblait se rider de plus en plus comme celui d’un homme de 95 ans. La thérapeute avait déjà vu des modifications corporelles se produire chez ses patients, mais elle n’avait jamais assisté à une telle métamorphose de toute sa carrière.
« Papa, mein vater ! » « Mon fils, c’était donc toi ? » L’enfant était désormais à quatre pattes, il suçait son pouce. Puis d’un geste autoritaire, il lâcha la bonbonne de gaz, Brise Marine, qu’il tenait dans l’autre main et s’agrippa à la robe de la thérapeute en criant : « Mama, maman, meine Mutter, моя мама, 我的母亲 ! » C’est alors que la thérapeute se sentit envahie d’un instinct maternel qu’elle n’avait jamais ressenti auparavant. Il fallait absolument qu’elle prenne l’enfant dans ses bras pour le cajoler. « Ne t’inquiète pas mon petit Jordan, maman Marine sera toujours là pour toi. »
Inutile de vous dire qu’il fallut plusieurs jours à mon amie thérapeute pour se remettre d’un tel épisode. Extrêmement choquée par ce qui était arrivé à son patient mais aussi à elle-même. Encore sous l’effet du gaz, elle me confia qu’elle était décidée à changer de métier et qu’elle songeait à fuir dans des contrées plus clémentes dotées de systèmes politiques un peu plus sains. Mais elle n’avait trouvé que des mauvais systèmes, certains gérés par des fous, d’autres par des despotes séniles et depuis peu, au stade le plus avancé de leur déclin, par des enfants. On lui avait parlé d’un pays où l’on avait finalement opté pour des intelligences artificielles, car elles ne souffraient pas, du moins en apparence, de troubles psychotiques.
Un pays où glisser un bulletin dans une urne permettait de changer d’espace-temps et où il suffisait d’appuyer sur le bouton reset de son téléphone pour changer de République. Le système baptisé Démocrat.I.A avait été mis au point par des ingénieurs de la Silicon Valley et des moines bouddhistes persuadés que c’était le seul moyen d’en finir avec le chaos. Tous étaient convaincus qu’un jour, il serait possible d’organiser la transmigration électronique des personnes. Mais à force d’appuyer frénétiquement sur le bouton reset et souvent à répétition, le système avait bugué et généré une variante de système politique pas si inconnue, appelée absentéisme oriental où le vide était au pouvoir.
Les ingénieurs pensaient déjà à la prochaine étape, mettre au sommet de l’État un embryon doué de facultés hypermnésiques, ayant en mémoire tous les systèmes politiques antérieurs jamais tentés, depuis les communautés autogérées de chasseurs cueilleurs jusqu’aux États-Nations en passant par les royautés divines de l’Antiquité.
L’embryon avait non seulement une mémoire et des capacités de calcul impressionnantes, mais il permettait aussi de retrouver l’espoir. Dans cette contrée très lointaine qui se prévalait aussi d’être la plus grande démocratie du monde, on disait qu’il existe des variantes que nous n’avons jamais expérimentées.
NDLR : Emmanuel Grimaud a récemment publié Metavertigo. Vertiges de l’humain augmenté par ses vies antérieures à La Découverte.