Le Front républicain ne saurait se résumer à une stratégie électorale
Le nouveau gouvernement de coalition, quel qu’il soit, devrait avoir pour objectif la lutte contre les causes profondes de la montée de l’extrême droite qui constitue le dénominateur commun de la grande majorité de Français et Françaises qui s’est exprimée dimanche 7 juillet. Ces causes économiques, sociales et politiques de la montée de l’extrême droite sont bien identifiées par la science politique. Les enseignements de la recherche pourraient constituer une feuille de route commune pour le renforcement de notre démocratie et la lutte contre la colère et les haines.
Si les résultats du second tour de ces élections législatives 2024 ne donnent pas une majorité à une famille politique spécifique, ils indiquent que le Front républicain est le grand gagnant de ce scrutin. Une majorité de Français et de Françaises a fait le choix d’empêcher le Rassemblement national (RN) de gouverner. Ils considèrent, indépendamment de leurs opinions politiques, que ce parti porte une idéologie et des propositions perçues comme des menaces pour notre démocratie et notre corps social.
Néanmoins, il serait illusoire de penser que le RN a perdu ces élections. Près de 9 millions d’électeurs et électrices leur ont donné leurs suffrages. Le parti obtient 126 sièges et 143 avec ceux d’Éric Ciotti contre 89 en 2022. Surtout, il confirme son ancrage dans des territoires entiers dont le Nord et le Sud Est. Cette implantation lui confère argent et réseaux qui lui permettent de conquérir des villes et des villages et de confirmer une dynamique de conformisme dans laquelle voter RN est devenu la norme.
Face à ce péril, les élections de dimanche nous livrent une Assemblée sans majorité, avec des forces politiques aux programmes économiques et sociaux opposés (Ensemble et NFP). Ces forces devront néanmoins apprendre à travailler ensemble d’une manière ou d’une autre, soit en gouvernant soit en se laissant gouverner. La lutte contre les causes profondes nourrissant l’extrême droite peut constituer le dénominateur commun sur lequel construire un programme de réparation de la société.
Depuis les années 1980, la science politique étudie minutieusement la montée des partis d’extrême droite en Europe et dans le monde. Ces enseignements pourraient être utiles à qui prendra la responsabilité du gouvernement d’un pays ayant clairement fait le choix du barrage.
La démocratie ne se réduit pas à l’élection. Sa vivacité a à voir avec l’entretien d’une culture civique. Or, la montée de l’extrême droite et de l’autoritarisme tiennent en premier lieu à l’affaiblissement de cette culture civique. La science politique a identifié depuis plusieurs années un problème de défiance vis-à-vis des institutions et de leurs acteurs[1]. Le rétablissement d’une confiance devrait ainsi guider des réformes institutionnelles urgentes, avec pour objectifs l’ouverture, l’inclusion, une meilleure représentativité et la décentralisation.
Mais les institutions ne feront pas tout. L’approfondissement de la culture civique requiert un choc de la participation politique et le renforcement de bases sociales[2]. Les corps intermédiaires, tant affaiblis et attaqués depuis trente ans notamment par les populistes, doivent être renforcés. Il y a urgence à reconstruire un tissu social dense d’associations, de syndicats, de clubs, d’amicales et de communautés locales, autant d’espaces du lien social et de la codécision où les citoyens et citoyennes sont ensemble, intègrent une culture du collectif et du pluralisme et sont acteurs de leurs propres vies.
La pauvreté du débat public ces dernières années devrait également inquiéter nos décideurs. Les travaux d’Amartya Sen ont mis l’accent sur l’importance des débats plus que du vote en démocratie[3]. En cela, la décision d’Emmanuel Macron d’imposer des élections avec une campagne réduite à trois semaines est l’antithèse de l’exercice démocratique. Sa conception utilitaire de l’élection n’a pas permis la tenue de débats de société à même d’éclairer les électeurs et électrices sur leurs choix.
L’organisation, y compris en dehors des temps électoraux, de débats publics ou de conventions citoyennes sur des sujets majeurs pour l’avenir de nos sociétés relève de la responsabilité des pouvoirs publics. Ils se doivent de créer ces temps et ces espaces où l’information circule, les discussions se tiennent et la politisation a lieu. Sur ce sujet, la garantie de média libres, pluriels et aux financements indépendants et sécurisés est centrale. Elle indique que les menaces de fusion et de privatisation des médias publics ou encore les pratiques hégémoniques de Vincent Bolloré sont des menaces démocratiques à prendre au sérieux.
La science politique a également fait le lien entre le sentiment d’insécurité, notamment économique, et le vote pour les partis d’extrême droite. La peur du déclassement est un puissant moteur du populisme qu’il s’agit d’enrayer rapidement. La mondialisation a créé un nouveau clivage dans nos sociétés entre les gagnants et les perdants de la mondialisation. Toute une partie de la population s’est retrouvée à la périphérie de la circulation mondiale, privée des opportunités d’enrichissement tant financier que culturel[4].
Les réformes néolibérales qui ont accompagné l’adaptation à la mondialisation ont exposé nombre d’individus à l’insécurité économique, à des contrats de travail non protégés, précaires, aux conditions plus difficiles. Les travaux mettent l’accent sur des relations aux travail dans lesquelles le manque de formation, de sécurité, d’autonomie et d’épanouissement sont un puissant vecteur du vote RN[5]. En cela, les rapports au travail, à sa rémunération, son utilité et à sa pénibilité sont au cœur du projet démocratique.
Le sentiment d’insécurité et de déclassement peut être enrayé en rétablissant des filets de sécurité que sont la protection sociale (chômage, retraite, lutte contre la pauvreté), l’accès à une santé publique digne et à une lutte plus affirmée contre l’exposition aux changements climatiques. En cela les services publics ne sont pas qu’une affaire de gauche ou de droite, de laxisme ou de rigueur budgétaire, ils sont au cœur du lien social, du traitement des citoyens et citoyennes à égale dignité et du projet de protection mutuelle qu’offre une société.
Le vote d’extrême droite a aussi à voir avec une idéologie bien installée dans notre culture politique et qui se voit réactivée en ce moment de crise.
La question du logement se pose comme une priorité absolue. En Autriche comme dans le Sud-Est de la France, des travaux ont montré que la compétition accrue pour se loger nourrit la défiance interpersonnelle et le vote pour l’extrême droite[6]. L’urbanisation du capital et le manque d’investissement public dans la construction comme la rénovation de logements ont augmenté la pression foncière qui pèse sur le pouvoir d’achat et le sentiment d’être exposé à tout moment à l’incapacité de se loger. La question d’un habitat digne, abordable et non concurrentiel est donc au cœur du fonctionnement démocratique.
Depuis Jean-Jacques Rousseau, nous savons qu’une démocratie repose sur des niveaux acceptables d’inégalités. Or, ces dernières n’ont fait que croître depuis 1980 pour atteindre des niveaux comparables à ceux du XIXe siècle[7]. L’enrichissement exponentiel des plus aisés combiné aux choix politiques de réduction des impôts depuis les années 1980 ont coupé l’État-providence des mécanismes de redistribution des richesses qui lui permettent de fonctionner. La contribution de chacun et chacune à l’impôt à la hauteur de ses moyens est au cœur du principe de justice mais il est aussi très concrètement l’outil dont nous avons besoin pour financer les dépenses publiques nécessaires à la lutte contre l’extrême droite comme à la transition écologique et sociale.
Le rétablissement d’un sentiment de justice est également à relié à une chaine pénale devenue incapable de répondre aux besoins des citoyens et des citoyennes. L’adaptation et le renforcement de l’État de droit, du cadre légal et des moyens de la justice doivent devenir une priorité pour protéger les citoyens contre les violences du quotidien dont les violences sexistes et sexuelles, les violences à la personne et les discriminations.
Le vote d’extrême droite n’est pas qu’une question structurelle ou conjoncturelle. Il a aussi à voir avec une idéologie bien installée dans notre culture politique et qui se voit réactivée en ce moment de crise. La xénophobie, le racisme et l’antisémitisme servent de mécanismes pour désigner des boucs émissaires et refaire société, non plus sur des lignes politiques, mais sur des conceptions identitaires, raciales et racistes nécessairement excluantes et violentes. La défiance envers l’antiracisme doit cesser pour que ce sujet fasse maintenant l’objet d’une politique publique beaucoup plus ambitieuse qui, comme sur les questions d’inégalités de genre, se pense dès le plus jeune âge, par la déconstruction des préjugés et des imaginaires racialisés et questionne le fonctionnement de nos institutions dont celle de la police.
Enfin, l’avenir d’un pays a inévitablement à voir avec ses jeunes. Une tentation radicale et autoritaire existe dans une partie de la jeunesse[8]. Or, les politiques d’éducation notamment en direction des jeunes des quartiers populaires ou ruraux sont inexistantes. Mises bout à bout, les politiques des gouvernements précédents dessinent un système qui vise d’une part une préparation des jeunes pour le marché et d’autre part une forme de caporalisation.
Les réformes successives du baccalauréat, du lycée, du lycée professionnel et de l’apprentissage contribuent à individualiser et à professionnaliser les parcours. Elles préparent les jeunes non pas à la démocratie mais à l’entrée sur un marché du travail concurrentiel, et cela dès 14 ans avec l’apprentissage. L’Éducation nationale est en crise profonde et il manque 11 000 postes de professeurs dans l’université publique. L’éducation populaire est quant à elle un désert intellectuel et politique.
À la place, le dispositif du service national universel inscrit les jeunes dans un rapport autoritaire, fantasmé et vieilli au patriotisme. La jeunesse n’a pas besoin d’autorité mais d’émancipation. Cela passe par des politiques publiques beaucoup plus ambitieuses qui ne disent pas à la jeunesse ce qu’elle doit faire mais lui donnent les moyens tout simplement de faire, avec en premier lieu la question de la qualité de sa formation et de son autonomie statutaire et financière.
Le sentiment antidémocratique se nourrit d’une société abimée et de l’érosion du lien social. Si l’objectif des partis républicains est d’éviter à court ou moyen termes l’avènement d’un gouvernement d’extrême droite, ils seraient avisés de tirer les enseignements de la science politique pour s’engager dans une politique de réparation de la société.