Politique

Quelle stratégie face au camp réactionnaire ?

Ancien rapporteur général de l’Observatoire de la laïcité

Le camp réactionnaire, qui inclut le RN et ses alliés mais s’étend parfois aussi à LR voire à certains chez Ensemble, bénéficie de la banalisation du RN et de l’efficacité de sa propagande. Le camp progressiste se fera entendre s’il sait travailler ensemble. Parce qu’elle est la candidate de la formation arrivée en tête aux législatives, le Président doit demander à Lucie Castets de former un gouvernement. Charge à celui-ci de construire des majorités solides.

La cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Paris 2024 a illustré de la manière la plus moderne et la plus inattendue les valeurs qui sont gravées aux frontons des mairies : la liberté sous toutes ses formes, l’égalité (délicieux message en ouverture de compétition) et surtout, la fraternité.

publicité

Bien qu’isolé le temps d’une soirée, le puissant camp réactionnaire a vociféré. Ses partisans méprisent tout ce que des siècles de luttes ont donné comme droits et rêvent d’un passé qui n’a jamais existé. Leur course au fantasme d’une grandeur mythifiée est une guerre contre notre devise. Plus que tout, ils exècrent l’égalité ; la liberté est à leurs yeux mère de tous les vices ; et la fraternité est une idée qui les répugne.

Le Rassemblement national (RN) est le moteur de ce camp, qui a bien failli emporter le pouvoir à l’occasion des dernières élections législatives anticipées. Mais il n’est pas seul. Ses alliés politiques assumés ou idéologiques honteux sont nombreux, dont les « ciottistes », les partisans d’Éric Zemmour et les élus nationalistes non encartés. Si l’on s’attarde sur les votes de différents textes de loi présentés au Parlement ces dernières années, la pensée réactionnaire s’étend régulièrement au parti Les Républicains (LR). Plus inquiétant encore, elle convainc parfois certains membres de la majorité sortante Ensemble. Le RN a voté durant la dernière législature en accord avec le groupe LR à 50 % et en accord avec le groupe Renaissance à près de 30 %. Autour de certains thèmes, on note une inquiétante communauté idéologique, allant du RN jusqu’à une partie de la majorité sortante.

Ainsi, avant qu’elle soit largement censurée par le Conseil constitutionnel, Ensemble, LR et le RN avaient voté la loi « Immigration » comprenant la déchéance de nationalité élargie, la remise en cause du droit du sol et la préférence nationale. La censure partielle mais conséquente par l’institution de la rue de Montpensier a conduit à des réactions analogues entre le RN et LR : Laurent Wauquiez, désormais président du groupe LR à l’Assemblée, a qualifié la décision du gardien de nos libertés de « coup d’État de droit », quand son homologue au Sénat, Bruno Retailleau, a parlé de « hold-up démocratique », et Jordan Bardella, président du RN, de « coup de force des juges ».

La droitisation du paysage politique, par le ralliement à certaines thèses réactionnaires et la légitimation d’idées du RN, si elle n’est pas nouvelle, s’accentue. Couplée à une communication de réhabilitation du parti lepéniste (bonne tenue sur les plateaux, en séances parlementaires et sur les réseaux sociaux ; anaphore rhétorique usant des mots « valeurs républicaines » au mépris de leur sens initial), la normalisation du RN est acquise. Désormais, il est devenu banal de qualifier un parti de la gauche la plus classique d’« extrême gauche ». Le Conseil d’État a pourtant confirmé le nuancier politique selon lequel, si le RN est bien « d’extrême droite » (du fait de l’histoire et de son positionnement vis-à-vis d’autres formations politiques), les formations actuelles du Nouveau Front Populaire (NFP) ne sauraient être classées à « l’extrême gauche ».

Ce n’est pas en offrant des postes à un parti d’extrême droite que l’on gagne ses électeurs. Ces derniers se sont tournés vers le RN pour des raisons de fond qu’il faut combattre sur le fond.

On ne peut donc écarter une certaine responsabilité médiatique dans le fait de laisser dire que des député·es, parce que de gauche, seraient « hors du champ républicain ». Comme si c’était une légèreté sans importance. En ce qui concerne certaines attitudes tenues dans l’hémicycle, qu’on les partage ou non, il s’agit d’être honnête : les débats y ont toujours été vifs et personne ne criait au scandale lorsque les élu·es LR refusaient de serrer la main à Marion Maréchal-Le Pen en 2012. Que dirions-nous aujourd’hui des débats enflammés, et parfois d’une violence inouïe, qui se sont tenus dans ce même hémicycle, par exemple, pour l’abolition de la peine de mort en 1981, pour la légalisation de l’IVG en 1975 ou pour la séparation des Églises et de l’État en 1905 ? Qui se souvient de ces innombrables débats où certains députés voulaient en venir aux mains ? Qui se souvient du duel oratoire entre Christian Jacob et Christiane Taubira à l’occasion du débat sur le mariage pour tous en 2015, de celui entre Jaurès et Clemenceau en 1907, de celui qui s’est conclu à l’épée entre Gaston Deferre et René Ribière en 1967 ?

Le 20 juillet, la présidente de l’Assemblée nationale réélue grâce aux voix d’Ensemble (dont celles, contestables, de député·es occupant toujours, un mois après, la fonction, pourtant incompatible, de ministre « démissionnaire »), mais aussi de LR et de deux voix du RN, prétendait qu’il n’était pas normal que le RN n’ait pas obtenu de postes au sein du bureau de l’institution. Outre que cela est d’abord le fait de tractations de couloirs entre Ensemble et LR afin de permettre l’élection de député·es LR en lieu et place de député·es RN au sein du bureau, il n’y a rien d’automatique à ce que le RN obtienne de telles places.

S’il représente aujourd’hui le premier groupe de l’Assemblée, c’est à la suite d’élections anticipées, menées quasiment sans campagne, au lendemain d’un scrutin européen qui lui est très favorable. Justement du fait de son appartenance au camp réactionnaire, le RN a été l’objet d’un barrage républicain des candidats du Nouveau Front Populaire mais aussi de ceux (en majorité) de la coalition Ensemble. D’ailleurs, la droite (y compris les homologues des député·es LR, qui, eux, ont refusé le barrage républicain) et la gauche européennes ont fait ce même barrage au sein du Parlement européen. Quelle serait donc la logique à considérer le RN comme un groupe politique classique au sein de l’Assemblée nationale alors que tel n’a pas été le cas durant les élections législatives et que tel n’est pas le cas au sein du Parlement européen ?

Ce n’est pas en offrant des postes à un parti d’extrême droite que l’on gagne ses électeurs. Ces derniers se sont tournés vers le RN pour des raisons de fond (qu’elles relèvent d’une perception ou d’une réalité) qu’il faut combattre sur le fond. Normaliser le RN en lui offrant les postes asseyant sa respectabilité ne fait que légitimer (et renforcer) le vote pour le RN. 

Or, le RN n’a rien d’anodin, et ce n’est pas insulter ses électeurs que de le rappeler. Il reste le parti fondé par le multicondamné Jean-Marie Le Pen, les anciens Waffen-SS Pierre Bousquet et Léon Gaultier, des néonazis comme François Duprat et des nostalgiques de l’Algérie française, tel Roger Holeindre, membre de l’OAS. Nombreux sont ses membres actuels condamnés pour violence, négationnisme, antisémitisme ou incitation à la haine raciale. Aujourd’hui, son président, Jordan Bardella, préside au Parlement européen le groupe parlementaire initié par Viktor Orban, promoteur de l’illibéralisme. Dans ce cadre, le RN défend la Russie contre l’Ukraine, s’oppose aux mesures en faveur des droits LGBTQIA+, défend la seule « famille traditionnelle », refuse les normes environnementales, s’oppose à tout rééquilibrage fiscal au détriment des grands groupes et qui permettrait de soutenir les classes moyennes et populaires, et rejette toute immigration. 

Il y a donc un intérêt à rappeler le sens du vote RN : voter RN, c’est autoriser le vote au Parlement de lois contraires à nos principes fondamentaux, et contraires aux intérêts économiques et sociaux du plus grand nombre. Si, en matière d’État de droit, le Conseil constitutionnel peut constituer un garde-fou, il ne l’est que lorsqu’il est saisi et le temps qu’il ne soit réformé ou recomposé. Il suffit pour s’en convaincre de constater l’évolution jurisprudentielle de la Cour suprême des États-Unis depuis les nominations de juges par Donald Trump.

Lutter contre le camp réactionnaire implique d’aller au-delà des valeurs et de répondre aux interrogations concrètes, y compris sur les thèmes largement traités (par la caricature) par le RN ou ses alliés. Outre leur caractère profondément anti-républicain, il faut, chaque fois que nécessaire, rappeler l’inefficacité des mesures défendues par le RN en la matière. Il ne s’agit pas tant de riposter au RN que de cesser de prendre ses acteurs au sérieux. 

En termes de sécurité par exemple, il y a beaucoup à dire alors que le RN a voté, comme la droite, la suppression de postes de fonctionnaires dont de nombreux policiers au nom de la rigueur ; alors qu’il s’oppose à une police de proximité permettant pourtant une connaissance plus fine du terrain ; alors qu’il refuse de soutenir une police judiciaire pourtant seule à même de démanteler les réseaux criminels. Quelques vérités doivent également être rappelées en ce qui concerne les propositions du RN sur l’immigration : sans elle, le pays s’appauvrirait et vieillirait en accéléré. Sur la corrélation chômage et immigration ? L’Allemagne, dont le taux de chômage est à 5,8 % (contre 7,5 % en France), compte 13 % d’immigrés au sein de sa population (contre 7,6 % en France). Rappelons aussi que les immigrés sont ceux qui, majoritairement, occupent les postes les plus pénibles. Les dépenses sociale pour la population immigrée ? Elles sont équivalentes à celles pour le reste de la population, malgré une situation économique bien moins favorable. Les arguments contre le programme du RN sont nombreux, et doivent être répétés.

Sur d’autres sujets, il est important de révéler l’absence totale de propositions du RN. Ainsi, alors même qu’il sera la cause principale des mouvements migratoires à venir, rien n’est dit dans le programme du RN sur le dérèglement climatique, pourtant première des urgences collectives, touchant notre biodiversité mais aussi l’ensemble de la population et plus particulièrement encore le secteur agricole (dont le RN se dit proche sans rien en connaître). Les sols et les forêts, considérés comme des « puits de carbone », n’ont absorbé en 2023 qu’un quart de ce qu’ils ont capté en moyenne les années précédentes. Les forêts étant désormais soumises à des sécheresses et à des incendies très fréquents, la situation s’empire. Par conséquent, le CO2 augmente plus vite dans l’atmosphère et accélère le réchauffement climatique, alors même que l’année 2023 a été une année record en termes de température pour la planète. Il y a ainsi beaucoup à dire pour rappeler la réalité climatosceptique, anti-environnementale, mais aussi anti-démocratique, liberticide, antisociale, et ruineuse du programme du RN.

Inutile d’aller plus loin dans les exemples. Mais félicitons le travail des journalistes des médias publics régionaux régionales qui, contrairement à trop de leurs homologues nationaux, ont su poser ce type de questions concrètes, dévoilant, par le journalisme et les faits, la légèreté des candidats du RN.

Pour ce qui me concerne, c’est notamment cette stratégie de fond qui nous a permis de remonter en 5 jours près de 10 000 voix de retard sur le RN, qui a néanmoins gagné sur le fil (51 % pour la candidate RN, contre 49 % pour ma candidature) dans une circonscription (dont le découpage, par Alain Marleix, est plus que contestable) et un département (le Gard) qui lui étaient acquis. Une semaine de campagne de plus aurait peut-être suffit à renverser les pronostics et à l’emporter. Mais le président de la République a imposé une campagne empêchant de faire campagne : situation inédite sous la Ve République, elle ne dura que trois semaines. Cela peut donner l’impression d’un objectif de basse politique : contrecarrer une union à gauche et s’assurer d’un duel Ensemble-RN, comptant sur les désistements républicains.

Un travail de concertation devra être mené efficacement entre parlementaires opposés au camp réactionnaire, en particulier au sein des commissions.

Pour demain, face au camp réactionnaire, l’essentiel restera, pour l’ensemble de progressistes, de se faire entendre. Cela nécessite la lutte contre la propagande réactionnaire majoritaire dans l’espace public. Une autre urgence, donc, est celle de l’information médiatique, en tant que premier canal de diffusion des idées. Aujourd’hui, elle se concentre pour l’essentiel aux mains de quelques-uns (notamment celles de Vincent Bolloré ou Pierre-Édouard Stérin, catholiques traditionalistes assumés, ou encore celles de Daniel Kretinsky, milliardaire libéral-conservateur tchèque) aux capacités financières considérables, dans une logique de prosélytisme réactionnaire. La loi doit garantir l’indépendance éditoriale, le pluralisme médiatique, des sanctions concrètes contre tout propos incitant à la haine, et vite. 

Ne sous-estimons pas l’influence des médias réactionnaires dans les foyers, dans toutes les classes sociales, dans tous les territoires, mais en particulier dans les zones péri-urbaines, où ni l’éventuelle solidarité villageoise, ni l’interactivité ou la mixité urbaine ne sont pas présentes. Plus encore que dans les villes, et un peu plus que dans les villages très ruraux, dans ces petites villes ou « villages dortoirs », aux profils sociologiques assez spécifiques et proches, la xénophobie et la peur de l’insécurité ont explosé en quelques années à peine. Et ce, sans qu’il n’y ait de population immigrée en leur sein, sans qu’il n’y ait de délinquance. Le « bourrage de crâne » par la télévision ou la radio n’est pas un mythe : comme beaucoup dautres candidat·es, jen ai été un témoin direct. Si l’Arcom n’a pas renouvelé la licence de C8, celle de CNews l’a été, alors même que cette chaîne peut être qualifiée — a minima — d’opinion et non d’information. De plus, une fréquence a été octroyée à la société de Daniel Kretinsky et à ses proches qui portent une approche identitaire de la République.

La communication réactionnaire se diffuse aussi via les réseaux sociaux, là encore d’autant plus influents qu’ils touchent des populations isolées. Isolées des autres populations pour lesquelles se développent alors des préjugés ; isolées dans un monde de plus en plus individualiste ; isolées des services publics de proximité permettant de se mélanger à autrui et de réduire les sentiments de frustration ; isolées des services de transport empêchant toute mobilité extérieure à son environnement. Ces réseaux sociaux sont parfois aussi un outil d’influence pour des puissances étrangères : la Russie les a largement utilisés pour influer sur les résultats des dernières élections législatives, en soutenant massivement le RN via d’innombrables faux comptes et bots (là encore, je pourrais, comme bien d’autres candidat·es, en témoigner).

Sur le plus long terme et sans en faire l’objet de ce texte, la lutte contre le camp réactionnaire passe aussi par l’Éducation nationale, le travail sur l’esprit critique et le libre examen ; par la mixité sociale partout (habitat, scolarité, activités sportives et culturelles, etc.), pour éviter l’endogamie et refuser des droits distincts ; par l’éducation populaire et le service civique, pour renforcer l’altérité et la construction du commun. Il s’agit rien de moins que de traduire notre devise en actes.

Enfin, le camp progressiste ne pourra lutter efficacement contre le camp réactionnaire que s’il est uni ou, du moins, que s’il sait travailler ensemble. S’il ne se résume pas qu’à lui, le Nouveau Front Populaire constitue une démarche novatrice à développer. Ce mouvement dépasse les formations politiques et rassemble syndicats, mouvements associatifs et citoyens engagés. Il doit se poursuivre en faisant de sa pluralité une force pour agir sur tous les champs évoqués ci-avant. Il ne saurait être otage de logiques partisanes, politiciennes ou de guerres de leadership, sauf à se rendre complice de la vague brune qui vient.

Dans la situation actuelle, à savoir une Assemblée nationale divisé en trois blocs (celui du NFP, celui de la majorité sortante et celui du RN), il revient, classiquement, au NFP, bloc arrivé en tête, de proposer un gouvernement. Ensuite, afin à la fois dassurer le bon fonctionnement de l’État et d’éviter toute collusion du camp républicain avec le RN et le camp réactionnaire, le bloc Ensemble, comme cela se pratique en Allemagne, pourrait être amené à s’abstenir sur un certain nombre de textes qui ne suscitent pas de véritable réprobation. Il est évident qu’en amont un travail de concertation devra nécessairement être mené efficacement entre parlementaires opposés au camp réactionnaire, en particulier au sein des commissions, avec peut-être l’objectif d’engagements réciproques.

Mais les député·es de la majorité sortante annoncent vouloir censurer tout gouvernement NFP, au prétexte de sa composante LFI, et oubliant que 35 d’entre eux ont été élu·es grâce au désistement de candidat·es insoumis. Le NFP l’ayant emporté avec sa composante LFI, il n’a aucune raison de l’exclure. Jean-Luc Mélenchon a cependant ouvert la voie à un gouvernement du NFP sans ministre LFI. Il n’y a donc, pour la majorité sortante, plus aucun prétexte à refuser un gouvernement NFP, sauf à assumer la seule volonté d’un gouvernement de droite dure soutenu directement par LR et implicitement par le RN. Ce qu’ont pourtant explicitement rejeté les Français, sauf à considérer le bloc Ensemble, toute la droite mais aussi l’extrême droite comme formant un seul et même bloc.

Parce qu’elle est la candidate de la formation arrivée en tête aux élections législatives, la logique institutionnelle commande à ce que le président de la République demande à Lucie Castets (qu’il a reçue vendredi 23 août avec les forces du NFP) de former un gouvernement. Charge à lui, bien sûr, de construire des majorités solides au Parlement, évitant la censure, permettant de voter des textes répondant aux attentes des Français·es et de nous éloigner du pire. 

Nous saurons bien vite si le président de la République accepte ou refuse de le faire, peut-être dans le but de gagner encore un peu de temps pour construire une autre majorité, en ménageant le RN. Alors, il pourra lui être rappelé ce que Léon Blum répondait à ceux qui, en 1933, ménageaient le fascisme au prétexte de vouloir reconquérir une population séduite : « Messieurs, en voulant le combattre avec ses armes, en lui empruntant son terrain de combat, en lui dérobant une partie de son idéologie et de sa sentimentalité, vous ne faites que subir la contagion du fascisme. »


Nicolas Cadène

Ancien rapporteur général de l’Observatoire de la laïcité, Membre de l’Académie de Nîmes

Habiter avec la chaleur

Par

Si nous voulons habiter avec la chaleur, dans un monde de plus en plus contraint par la fin de l‘énergie abondante, nous devrons développer ou redévelopper des cultures climatiques. Elles pourront être inspirées... lire plus