Jeux olympiques

Feu la flamme olympique. Petit plaidoyer pour la poésie de l’artifice

Architecte, artiste-plasticien, scénographe

Le soir du 26 juillet 2024 s’est élevée dans le ciel pluvieux de Paris une vasque olympique d’un genre nouveau, montgolfière incandescente et technologique, dont le feu artificiel va peut-être même continuer de briller au-delà des Jeux… Quelle est exactement l’origine du feu dans l’imaginaire olympique ? Comment le feu factice de la vasque s’inscrit en réalité dans la grande tradition du spectacle d’artifice ?

Suivies par plusieurs milliards de personnes en mondovision, les cérémonies d’ouverture des Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024, signées Thomas Jolly et son équipe, se sont conclues par le traditionnel embrasement inaugural de la vasque. Mais à la stupéfaction générale, en lieu et place de l’attendu chaudron, c’est un cercle métallique enflammé, suspendu à un énorme ballon sphérique, qui s’est lentement élevé au-dessus du jardin des Tuileries, dans le ciel tourmenté de la Ville Lumière le soir du 26 juillet.

publicité

Le monde s’est émerveillé devant cette montgolfière incandescente. Semblant flotter sous la voûte sans étoile de la capitale, l’anneau scintille d’une vive lumière orangée au milieu d’un dense nuage : ce sont en réalité quarante projecteurs LED qui, combinés à deux cent buses de brumisation, imitent à la perfection un grand brasier et son panache de fumée. L’œuvre est signée du designer Mathieu Lehanneur – également auteur de la très élégante torche en métal fuselée – qui a travaillé en collaboration avec le laboratoire Pulse Design d’EDF pour mettre au point cet anneau-flamme, tel que communiqué par l’énergéticien, et qui « porte un message fort, celui d’un avenir plus responsable, celui d’un avenir électrique ».

Cette prophétie résulte d’une décision inédite dans l’histoire récente des Jeux : pour la première fois, le Comité international olympique a envisagé une vasque qui ne brûle pas d’un feu véritable mais d’un feu artificiel, électrique et aqueux. Si beaucoup ont salué l’objet – les billets pour le voir de près sont sold out –, des voix discordantes ont critiqué l’absence de feu réel et la dimension jugée trop technologique du projet, tenu de s’inscrire dans une longue tradition populaire très ritualisée.

Le relais de la flamme olympique, depuis la Grèce jusqu’au pays hôte, ne date pas des origines des Jeux, mais seulement de l’édition berlinoise de 1936. Carl Diem, universitaire spécialisé dans le sport et l’éducation physique, proche de Pierre de Coubertin, est nommé secrétaire du Comité d’organisation. S’inspirant d’une épreuve de relais de flambeau ayant bel et bien existé, les lampadédromies, il propose à Joseph Goebbels, ministre de la Propagande du Reich, l’idée inédite d’un relais inaugural d’une flamme olympique, « tel le feu de l’esprit grec, toujours ravivé pour éclairer l’humanité, la flamme d’Olympie va enfin pouvoir continuer de brûler lors des Jeux olympiques des temps modernes ». Relativement désintéressé de ces Jeux olympiques, Adolf Hitler voit néanmoins dans cette proposition l’opportunité de conforter le fantasme d’une germanité directement héritière de l’Antiquité. Après un grand relais inaugural impliquant près de 3 000 personnes, c’est l’athlète Fritz Schilgen qui transmet le feu de la torche à la vasque lors de ce qui constitue le premier événement important retransmis en direct à la télévision.

Aujourd’hui encore, dans une sorte de douce amnésie collective, le rite télévisuel est perpétré de façon relativement similaire, maintenant ce lien aussi géographique que temporel avec la Grèce antique : quelques mois avant les Jeux, à Olympie, dans le Péloponnèse, lors d’une cérémonie gentiment ridicule, quelques vestales[1] en toge blanche lancent des incantations adressées aux dieux avant d’allumer, à l’aide d’un miroir concave dirigé vers le soleil, le feu qui est ensuite transmis de torche en torche jusqu’à la vasque finale.

La règle du relais est simple : si la flamme peut emprunter des itinéraires multiples et parallèles, elle ne doit jamais être visible à deux endroits différents de façon simultanée. Par ailleurs, la torche est toujours accompagnée de sa petite lanterne de secours qui permet d’assurer la transmission du « vrai feu » d’Olympie en cas d’extinction et de parer à tout accident télévisuel. Quelques formes de transmission alternatives ont été observées au cours de l’histoire des Jeux : une transmission électrique par satellite lors des Jeux de Montréal en 1976, une transmission sous-marine lors des Jeux de Sydney en 2000, une transmission à travers l’espace lors des Jeux de Sotchi en 2014.

Il y a donc plusieurs torches et plusieurs lanternes qui maillent le territoire et offrent à chaque localité et à chaque personnalité porteuse quelques minutes de gloire médiatique. Au bout de son périple, la torche parvient jusqu’au stade principal des Jeux et embrase le chaudron qui éclaire les épreuves le temps de leur durée, jusqu’aux festivités de clôture où la flamme est éteinte en attendant les Jeux suivants… et le retour des vestales.

Nous le savons depuis toujours mais ne l’avons réellement compris qu’avec Gaston Bachelard : le feu n’est pas tant un élément qu’une condition, un « devenir feu »[2] qui menace toutes les choses du monde de disparition, mais qui leur offre dans le même temps l’horizon d’une renaissance. Le feu est autant objet du désir que sujet du désastre.

Désir et désastre sont les deux versants d’une même colline sémantique : désir vient du latin sidus, sideris, qui signifie « astre ». Le dé-sir, c’est l’absence d’astre, l’absence de point lumineux dans les ténèbres du ciel, l’absence de phare dans la mer agitée de l’existence. De cette absence naît une attente, se nourrit un espoir.

L’absence d’astre est pourtant la triste condition moderne de nos vies citadines (sur)éclairées, une « désidération » collective (terme inventé par l’artiste-chercheur SMITH[3]), c’est-à-dire une déconnexion totale d’avec ce qui constitue pourtant notre grand commun atmosphérique. Exacerbée par la récente crise sanitaire planétaire, faite de confinements (privation du paysage) et de couvre-feux (privation de la nuit), l’absence répétée d’astres a nourri, dans la population mondiale, une sorte d’avidité céleste, une envie profonde de reconnexion avec le très grand paysage, celui des feux du ciel de la nuit étoilée.

On continue […] d’appeler flamme ce qui n’en est techniquement plus une, avec la même conviction que lorsqu’on branche une petite bougie électrique pour un dîner aux chandelles.

C’est pourtant par ces mêmes feux du ciel qu’arrivent les malheurs du monde. Le désastre, c’est étymologiquement l’influence néfaste de la mauvaise étoile. Ici une canicule extrême, là un méga-feu de forêt. Le désastre est le point de bascule du désir, beau comme la rencontre fortuite sur une table de ping-pong du sublime et de l’anthropocène. Sous l’impulsion du Comité d’organisation des JO de Paris 2024, le désastre est ciblé : il s’agit de l’empreinte carbone.

Si l’écologie est directement convoquée, c’est parce que le feu est le symbole de ces Jeux alors même qu’ils sont accueillis dans une ville à la politique durable relativement volontariste et qui prétend à une forme d’exemplarité. Le logo de Paris 2024, une flamme anthropomorphe et souriante, est à l’image de la mise en scène joyeuse, festive et flamboyante des différentes cérémonies.

Lors de l’ouverture du 26 juillet, la météo capricieuse ne permet malheureusement pas d’apprécier tout le scénario envisagé : la scénographie est entièrement calée sur l’heure du coucher du soleil afin de profiter de la lumière dorée et de ses reflets dans la Seine. La vasque elle-même n’est pas située dans un stade comme il est de coutume, mais au cœur de la ville, dans le jardin des Tuileries – dessiné dans sa forme actuelle par André Le Nôtre, jardinier de Louis XIV – point de départ de l’axe historique, voie royale orientée plein ouest, qui se prolonge par les Champs-Élysées, puis l’Arc de Triomphe, et plus loin la Défense et la Grande Arche où, à deux moments de l’année, l’astre solaire disparaît exactement dans la perspective. L’un de ces deux moments correspond à peu près au jour de la cérémonie du 26 juillet. Le spectacle astronomique promettait d’être grandiose, un vrai délire de roi Soleil que ce « coucher de soleil inversé ».

De Bob Wilson à Ólafur Elíasson, de Tom Pye à James Turrell, nombreux sont les artistes et scénographes qui explorent, avec leurs artifices respectifs, la puissance plastique de l’incandescence solaire. Le risque est pourtant grand de sombrer dans un dispositif complexe, dispendieux, visuellement fragile, tant la comparaison est cruelle et le combat esthétique a priori perdu d’avance. Le grand succès critique et populaire de la vasque de Paris 2024 est donc d’autant plus remarquable.

Mais pourquoi alors cette étrange impression d’une sorte de culpabilité déguisée ? Il y a d’abord le faux-semblant télévisuel de la transmission entre la vraie flamme de la torche et la flamme artificielle de la vasque. Il doit bien y avoir un Turc mécanique[4] caché quelque part dans les buissons des Tuileries pour déclencher l’allumage. On continue d’ailleurs d’appeler flamme ce qui n’en est techniquement plus une[5], avec la même conviction que lorsqu’on branche une petite bougie électrique pour un dîner aux chandelles.

Paradoxalement, la lanterne abritant le feu sacré de l’Olympe est quand même exposée aux Tuileries aux côtés de la vasque, accompagnée d’un petit écriteau[6], comme si l’anneau-flamme ne suffisait pas à porter tout le narratif. C’est d’ailleurs l’extinction de la lanterne qui provoque l’extinction de la vasque lors de la cérémonie de clôture, alors même que la potentialité de la maintenir en place comme une attraction post-olympique montre bien sa décorrélation du rituel puriste et son autonomie plastique.

Enfin, il y a le décollage du ballon lui-même qui donne l’impression de s’élever dans les airs grâce à la chaleur du feu, précisément comme une montgolfière, alors qu’il s’agit d’un aérostat rempli d’hélium, rattaché à la terre ferme par son cordon ombilical électrique.

Tous ces dispositifs n’affaiblissent pas le projet, bien au contraire. Les considérer pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire des artifices[7] propres à l’art du spectacle, peut même permettre d’ancrer davantage encore le projet dans la grande histoire de la scénographie.

Il semble pertinent tout d’abord d’insister un peu plus sur la dimension technologique de la vasque. Dans une perspective historique, cela permet de nouer un lien direct avec l’Exposition universelle de 1889 durant laquelle, au Grand Palais, une ampoule géante trône au milieu de la galerie des Machines « où le soleil est remplacé par la lumière électrique – le soleil d’Edison »[8]. Hommage à Thomas Edison venu en personne à Paris, il s’agit d’une installation électrique composée de 20 000 ampoules à incandescence en bouquet, à une époque où les nuits parisiennes sont encore éclairées par des becs de gaz.

Dans une perspective plus contemporaine, la provenance de l’électricité nécessaire à l’allumage de la vasque peut être également mise en avant, soit qu’on veuille souligner la part d’énergie verte, soit qu’on veuille valoriser le « génie nucléaire », la fusion des atomes d’un petit astre industriel.

Dans le spectre spécifique du théâtre, il paraît cohérent de convoquer le deus ex machina antique, c’est-à-dire l’effet de surprise que crée la machinerie scénique dans l’irruption du divin. Tout ce que la tragédie grecque compte d’instruments permettant de reproduire sur scène l’illusion d’un météore (éclair, pluie, tonnerre, vent…) place les personnes assistant au spectacle au cœur du Theatrum Mundi : mise en abîme allégorique de notre condition collective d’acteurs et d’actrices du grand théâtre du monde, dont la voûte céleste est le décor immuable. Il y a là matière à célébrer la virtuosité du spectacle de soleil-marionnette que joue quotidiennement la vasque, mais aussi à saluer la magie de la fiction, comme une heureuse et joyeuse connivence avec le public.

Si l’on s’attache maintenant uniquement à la symbolique formelle, l’anneau-flamme montgolfière est évidemment un clin d’œil appuyé à une invention française[9] dont le premier vol habité a lieu au-dessus des jardins de Versailles, entre deux feux d’artifice, sous les yeux de Louis XVI. Il n’en faut pas davantage pour développer la dimension réellement révolutionnaire de la vasque. Ce n’est plus tant lié à la prouesse technologique qu’à la forme sphérique : un globe se détachant du sol, apparaît soudainement comme la métaphore d’une tête décapitée. La monarchie de droit divin tranchée vive par la Première République. Un épisode important de notre grand récit national[10] auquel peut faire écho la douce ivresse poétique de Guillaume Apollinaire, dont l’un des plus célèbres poèmes du recueil Alcools[11] se conclut par ces mots :

Adieu Adieu

Soleil cou coupé


[1] Littéralement, les « vierges du soleil ».

[2] Gaston Bachelard, La Psychanalyse du feu (1938), Paris, Gallimard, 1985.

[3] SMITH, Désidération (prologue), Rencontres dʼArles, Paris, Éditions Textuel, 2021.

[4] Automate joueur d’échecs datant du XVIIIe siècle, que l’on pourrait considérer comme les prémices de la fascination pour l’intelligence artificielle.

[5] Les feux sans flamme existent – on appelle cela des « feux couvants » (comme dans les feux de forêts) –, une flamme sans feu, par contre, n’est physiquement pas possible.

[6] « Pour la première fois de l’histoire des Jeux Olympiques, la vasque de Paris 2024 présente une flamme sans combustible associant eau et lumière. La flamme originelle, allumée à Olympie à partir des rayons du soleil, continue de briller à l’intérieur de cette lanterne. »

[7] Du latin artificium (« métier, état »). Par extension : « habileté, ruse ».

[8] Le Figaro, 11 août 1889.

[9] Même si l’Histoire ne retient pas les précédents russes et portugais…

[10] Épisode qui apparaît d’ailleurs dans l’un des tableaux sanguinolents de la cérémonie d’ouverture, avec le personnage de Marie-Antoinette aux fenêtres de la Conciergerie.

[11] Guillaume Apollinaire, Alcools (1913), Paris, Gallimard, 1971.

Guillaume Aubry

Architecte, artiste-plasticien, scénographe

Mots-clés

Jeux Olympiques

Notes

[1] Littéralement, les « vierges du soleil ».

[2] Gaston Bachelard, La Psychanalyse du feu (1938), Paris, Gallimard, 1985.

[3] SMITH, Désidération (prologue), Rencontres dʼArles, Paris, Éditions Textuel, 2021.

[4] Automate joueur d’échecs datant du XVIIIe siècle, que l’on pourrait considérer comme les prémices de la fascination pour l’intelligence artificielle.

[5] Les feux sans flamme existent – on appelle cela des « feux couvants » (comme dans les feux de forêts) –, une flamme sans feu, par contre, n’est physiquement pas possible.

[6] « Pour la première fois de l’histoire des Jeux Olympiques, la vasque de Paris 2024 présente une flamme sans combustible associant eau et lumière. La flamme originelle, allumée à Olympie à partir des rayons du soleil, continue de briller à l’intérieur de cette lanterne. »

[7] Du latin artificium (« métier, état »). Par extension : « habileté, ruse ».

[8] Le Figaro, 11 août 1889.

[9] Même si l’Histoire ne retient pas les précédents russes et portugais…

[10] Épisode qui apparaît d’ailleurs dans l’un des tableaux sanguinolents de la cérémonie d’ouverture, avec le personnage de Marie-Antoinette aux fenêtres de la Conciergerie.

[11] Guillaume Apollinaire, Alcools (1913), Paris, Gallimard, 1971.