Société

Trouer le tout : post-scriptum à Nudités féminines

Professeure de littérature

La dénonciation constitue un mode d’expression particulier à notre époque qui offre la promesse de dévoiler le grand complot et démasquer ce qui conspirerait à notre malheur. À la paranoïa ambiante peut-être faut-il opposer et cultiver une autre suspicion, une nudité de la langue qui se moque de la bienséance, nous détourne de ce qui nous divertit et nous permet de redéfinir nos liens langagiers.

Au début de juin 2024, j’ai relu, mais c’était comme pour la première fois, Lust d’Elfriede Jelinek. À cette lecture, j’ai fait une expérience de l’origine – une expérience qui en passe par un certain rapport à la nudité et qui nous expose à un paradoxe : celui qui réunit en un même phénomène, pour nous les faire miroiter, le fantasme sexuel de la libération et celui de la domination.

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Dans ce roman, qui est une sorte fable pornographique, Jelinek expose la mythologie de la société capitaliste contemporaine à travers l’histoire d’un propriétaire d’usine despotique qui réalise et assoit sa domination sexuelle par l’accès et l’usage illimité qu’il exige et obtient de sa femme, laquelle est réduite à l’état de chose, de propriété, de viande à consommer.

Par ce roman, Jelinek montre comment la logique pornographique s’articule à une logique marchande où le plaisir doit mener à une satisfaction jusqu’à épuisement des corps, jusqu’à épuisement des stocks et, ultimement, jusqu’à épuisement du vivant.

Si le dévoilement du corps dénudé du personnage de la femme répond d’une esthétique crue et explicite qui entend nous libérer des faux-semblants d’une certaine hypocrisie morale, le choc ne dépend pas ici que du sujet de la représentation. C’est avant tout grâce à la langue de Jelinek que la qualité outrancière et outrageuse de cette nudité se révèle. Comme l’écrivaine le confie à Yasmin Hoffmann dans un entretien : « [L]orsque je réduis un état de fait, les structures sociales par exemple, au minimum, c’est pour mieux faire ressortir la charpente, le squelette, donc l’essentiel. Quant aux lambeaux de chair (la langue) accrochés à l’ossature, ils n’en deviennent que plus éloquents, en fait ils disent TOUT. »

L’écriture est pour Jelinek une sorte de dépeçage du corps de la langue, une mise à nu qui se soucie avant tout de détourner ou encore de faire tourner, comme on le dirait d’un lait qui caille, sa substance. Ainsi, le plaisir racoleur, auquel répondraient une lectrice ou un lecteur cherchant à se satisfaire de représentations de femmes dévêtues, pénétrées, souillées, soumises et maltraitées, est mis au jour dans sa triste évidence et sa médiocrité, dans sa complicité à une économie mortifère du mépris et de la maltraitance.

Il ne s’agit pas d’opposer à cette violence à laquelle nous sommes exposés, dans une sorte de logique inversée et positiviste, une esthétique du soin ou de la bienveillance, mais de renvoyer l’effet de cette violence à elle-même et d’épuiser, à coup de moquerie et d’irrévérence, la puissance de ce qui assujettit ; de conférer à nouveau à la révélation (des corps, du langage, du savoir) le pouvoir sublime d’ébranler et de bouleverser plutôt que celui, assez médiocre et inéluctablement compulsif, de conforter et satisfaire le lectorat, le public, le consommateur.

Cette entreprise de Jelinek est ancrée dans des considérations politiques dans la mesure où il s’agit de faire entendre une violence qui se systématise dans le langage : « Le plaisir de l’opprimé, affirme-t-elle encore, le plaisir de la femme, son plaisir de la langue, ce plaisir ne peut à mon avis exister qu’à travers la négative, donc une dénonciation et une ridiculisation de la langue pornographique, celle-là même que les hommes ont créée. L’objet se dresse et raille la langue de son seigneur et maître. C’est la seule manière pour celle dont on ne parle pas, qui ne peut et n’a pas le droit de parler, de régner sur son objet à elle. » Quand j’écris qu’avec Lust, j’ai fait une expérience de l’origine, c’est qu’à la lecture, j’ai été emportée et rendue momentanément muette, silencieuse et que dans mon silence m’est revenue, comme une réminiscence, la possibilité d’exister et d’être dans cette raillerie de la langue.

Rendre le féminisme consommable, assimilable, de bon ton et de bon goût, est peut-être une manière de désamorcer ses effets politiques potentiels.

J’en passe par ce détour en littérature puisque s’il me faut écrire un post-scriptum à mon essai, Nudités féminines. Images, pensées et sens du désir (Presses Universitaires de Montréal, coll. « Les vigilantes », 2023), je me dois de le faire résonner avec une œuvre comme celle de Jelinek qui a fait scandale et qui détient toujours à mon sens ce potentiel scandaleux.

C’est que la réception de cet essai se déroule dans un contexte particulier, celui que d’aucuns ont qualifié de « quatrième vague du féminisme », laquelle a émergé avec les déferlantes du mouvement #MeToo. Tout à coup, le sujet du féminisme a fait spectacle. Et la pensée féministe s’est vue mise à l’agenda des grandes plateformes médiatiques et publicitaires, et des plans de relations publiques pour différentes entreprises.

Rapidement, ce qui était et est encore dénoncé à l’heure actuelle, a été approprié par une économie de marché cherchant à rejoindre, pour le satisfaire, un public qui aurait été saisi et éveillé par ce soulèvement – et on pourrait dire ce concert – féministe. Et le risque avec toute appropriation à des fins économiques, et c’est ce qu’on peut apprendre de Jelinek, c’est que l’objet consommé est destiné à s’épuiser. Ainsi, rendre le féminisme consommable, assimilable, de bon ton et de bon goût, est peut-être une manière de désamorcer ses effets politiques potentiels.

À l’époque où j’écrivais cet essai, qui était à la base ma thèse de doctorat, le contexte était un peu différent. Je sentais que je faisais face à une certaine résistance, à un scepticisme des institutions et même de certaines féministes (la compétition et les rivalités n’épargnent aucun champ) quant au sujet de mes recherches, quant à mon corpus et les affiliations que je tissais au fil de mes réflexions, et quant à la forme que je donnais à ce projet, qui se doit normalement de respecter des normes strictes. J’ai eu la chance d’être reconnue et soutenue par des personnes qui m’ont permis de mener à bien l’écriture, parmi lesquelles je tiens à mentionner Martine Delvaux.

Tout cela pour dire que ce scepticisme, qui incarne dans ce cas-ci la possibilité d’une non-reconnaissance (de la langue féminine ou féministe), j’ai tenu, plus ou moins consciemment, à le prendre à bras-le-corps et à le détourner. Me faire suspicieuse des discours et du langage des maîtres a été la posture intellectuelle que j’ai adoptée et que j’ai transformée en principe théorique du féminisme que j’entendais mettre à l’œuvre en faisant dialoguer, d’une part, les héritières de la philosophie de la déconstruction (lequel a érigé le « féminin », par l’usage de la métaphore de la femme qui se dénude, comme une position privilégiée de scepticisme vis-à-vis du Logos de la philosophie), des héritières comme Judith Butler, Catherine Malabou, Avital Ronell, Anne Dufourmantelle, Barbara Johnson, Anne Emmanuelle Berger, Gayatri Spivak. Il s’agissait d’interroger la place qu’occupait le « féminin », celle qu’on lui concédait, et les différentes manœuvres de contrôle sémantique, théorique et langagier qui déterminaient cette dernière et qui reposaient sur une différentiation sexuelle ou de genre.

D’autre part, en réponse à cette influence philosophique, j’ai tenu à dialoguer avec des écrivaines et des artistes puisque l’écriture et les arts obéissent à leur propre rythme et leur propre logique et résistent, par les libertés qu’ils se permettent, à la tradition, au langage dominant et aux tentatives de rapatriement. Naturellement, j’ai été attirée par les œuvres de Marguerite Duras, de Kathy Acker et de Jamaica Kincaid, lesquelles s’imposent comme de grandes railleuses en littérature. Cette résistance, je l’ai aussi retrouvée dans l’œuvre de Deana Lawson, Léonora Miano et Zadie Smith qui, en écho avec les théoriciennes afrodescendantes bell hooks, Patricia Hill Collins et Mireille Miller-Young, m’ont permis de mettre en lumière un désir existentiel féminin en joute avec le privilège racial que recèle le terme « féminin » lui-même.

Ce qui m’a intéressée, à travers le motif de la nudité, c’était de voir ce que font ces théoriciennes, écrivaines et artistes de cette négativité dans laquelle elles sont reléguées et se tiennent ; de voir ce qu’elles font de la proscription des femmes et des minorités du domaine du savoir ; et de révéler les espaces imaginaires, fantasmatiques qu’elles créent pour l’émission de leur voix.

Entre la fin actuelle de l’écriture de ce projet et ce post-scriptum, près de cinq années se sont écoulées, années durant lesquelles s’est institué un grand accueil pour les écritures et les pensées féministes, de même qu’une grande hostilité à leur endroit. (Cela n’a pas pris grand temps avant que Nudités féminines soit réduit à un « torchon woke » sur les réseaux sociaux.) Nous naviguons dans un monde plus que jamais saturé de significations, d’intentions et de consciences, comme l’a écrit Barbara Johnson ; un monde saturé d’opinions et de concepts à l’emporte-pièce, faisant croire à ceux qui souffrent que cette logorrhée contemporaine peut conjurer toute négativité.

Mais cette violence-là de la parole absolue, publicitaire, spectaculaire, tente en vain, il me semble, de boucher ou plutôt, de cacher tous les trous du tissu social, et elle n’est pas étrangère à une logique misogyne. À l’heure de la droitisation de la politique occidentale, à l’heure où on soutient rhétoriquement et financièrement des idées qui constituent les féminismes comme les avatars d’une dégradation culturelle, peut-être faut-il se remettre à railler l’ordre dominant du langage et retrouver, après un moment de silence, le « grand opéra de la pensée humaine », comme l’a magnifiquement écrit Madeleine Gagnon. Peut-être faut-il enfin se réconcilier avec l’effroi de la violence pour pouvoir la sublimer, expérience que peut encore nous transmettre et nous enseigner la littérature si on ajuste nos appareils.


Laurence Pelletier

Professeure de littérature

Mots-clés

Féminisme