Territoire palestinien occupé : un avis pour l’histoire
«Quelles sont les conséquences juridiques de la violation persistante par Israël du droit à l’autodétermination du peuple palestinien, ainsi que de son occupation, de sa colonisation et de son annexion prolongées du territoire palestinien occupé depuis 1967 ? » C’est en ces termes que l’Assemblée générale des Nations unies (AGNU) a demandé, dans sa résolution 77/247 adoptée le 30 décembre 2022, à la Cour internationale de justice (CIJ) de se prononcer sur la nature des politiques et pratiques d’Israël dans le territoire palestinien occupé et leurs implications.
La question de l’occupation israélienne et des violations graves du droit international qui en découlent n’avait jamais été formulée avec une telle clarté devant une juridiction internationale.
La réponse de la Cour se distingue par sa force et son exhaustivité. Les quinze juges ont répondu sans ambiguïté non seulement à l’ensemble des questions formulées par l’AGNU, mais aussi à celles avancées par les États intervenants au cours de la procédure. L’avis qui en résulte est d’une portée exceptionnelle et influencera indubitablement l’avenir du conflit israélo-palestinien. Il peut à ce titre être qualifié d’historique.
2003-2024 : les entrées de la « question palestinienne » à la Cour international de justice
Ce n’était pas la première fois que le principal organe politique des Nations unies – où, à la différence du Conseil de sécurité, tous les États membres de l’organisation universelle sont représentés – demandait à la Cour de La Haye de se prononcer sur la licéité des politiques et pratiques de Tel-Aviv en territoire palestinien occupé. Dès 2003, l’AGNU avait sollicité l’avis de la CIJ sur les conséquences juridiques de la construction par Israël d’une « barrière de séparation », un mur de huit mètres de haut et de sept cent huit kilomètres dont l’immense majorité se trouve en territoire palestinien occupé. Quarante-cinq États et deux organisations internationales, la Ligue des États arabes et l’Organisation de la coopération islamique, avaient participé à la procédure, un record pour ce type de démarche à l’époque.
Déjà, la réponse de la Cour avait été d’une clarté indiscutable. Le tracé du mur, en incorporant environ 80 % des colonies installées dans le territoire palestinien occupé et en modifiant la composition démographique de cette zone, constituait une violation flagrante des obligations internationales de l’État hébreu. Israël était donc tenu de cesser immédiatement la construction du mur et de démolir les segments déjà érigés à l’intérieur du territoire palestinien. Quoique non contraignant – seuls les arrêts rendus sur des requêtes soumises par des États le sont – et resté ignoré par Israël qui a poursuivi la construction du mur et sa politique de colonisation, cet avis consultatif a toutefois renforcé l’argumentation juridique de l’Autorité palestinienne et continue de servir de référence dans la plupart des résolutions de l’AGNU et des travaux concernant la question palestinienne.
Initiée en 2022 et conclue le 19 juillet 2024, la seconde procédure d’avis consultatif sur le territoire palestinien occupé a été quelque peu éclipsée par la procédure lancée par l’Afrique du Sud en décembre 2023, accusant Israël de génocide à Gaza. Cette procédure était pourtant déjà remarquable avant même la publication de l’avis de la Cour. Elle se distinguait par l’ampleur des questions soulevées, couvrant l’ensemble des politiques et pratiques d’Israël sur tout le territoire occupé, allant bien au-delà du mur de séparation ou des événements spécifiques à Gaza. Elle était également marquée par une mobilisation exceptionnelle des États : cinquante-sept ont déposé un mémoire écrit et quarante-neuf ont plaidé devant la Cour lors des trois jours d’audience en février 2024, la plupart pour condamner avec fermeté la politique coloniale israélienne. L’avis rendu par la Cour le 19 juillet 2024 se distingue enfin par l’ampleur des violations du droit international qui y sont constatées.
Recours à la force, annexion et occupation illégale
Dans son avis, la Cour rappelle d’abord que, conformément aux conventions de Genève, l’occupation militaire doit être temporaire, strictement motivée par des impératifs militaires, et que le territoire occupé doit être géré dans l’intérêt exclusif de la population locale. Elle souligne également qu’aucun motif ne peut justifier un transfert de souveraineté à la puissance occupante.
La CIJ relève pourtant qu’Israël occupe la Cisjordanie (y compris Jérusalem-Est) et Gaza depuis plus de cinquante-sept ans. En effet, malgré le retrait de ses colonies en 2005, Israël a conservé le contrôle effectif des accès terrestres, maritimes et aériens à la bande de Gaza, un contrôle qui s’est intensifié depuis le 7 octobre 2023.
La Cour observe qu’Israël mène, en réalité, une politique de colonisation du territoire palestinien, marquée notamment par le transfert de sa population civile dans des parties importantes du territoire occupé, par l’appropriation des terres pour l’expansion de ses colonies et par le détournement des ressources naturelles du peuple palestinien (notamment l’eau et les minéraux) au profit des colons.
Elle note également qu’Israël impose aux Palestiniens un droit militaire d’exception, remplaçant le droit local en vigueur au moment de l’occupation en 1967, tandis que les colons jouissent des droits et protections accordés par le droit civil israélien.
Elle relève que la politique coloniale de l’État hébreu, qui s’accompagne de violences importantes perpétrées par les colons et les forces de sécurité israéliennes contre les Palestiniens, a pour conséquence de provoquer leur déplacement forcé, un crime de guerre.
Elle réaffirme ainsi les conclusions de son avis de 2004 sur le mur, selon lequel les colonies israéliennes en Cisjordanie et à Jérusalem-Est ainsi que le régime qui leur est associé sont établis et maintenus en violation du droit international.
Les juges concluent que la politique coloniale et expansionniste de l’État hébreu vise en réalité à annexer de manière permanente le territoire palestinien, intégrant ainsi ces zones au sein de ses propres frontières, en violation du principe d’interdiction de l’acquisition de territoire par la force consacré par la Charte des Nations unies ainsi que par de nombreuses résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies et de l’AGNU.
Ségrégation raciale et apartheid
Dans leurs exposés écrits et oraux, plusieurs États – dont la Palestine, l’Afrique du Sud, le Belize, l’Égypte, et la Namibie – soutenaient que les politiques et pratiques d’Israël dans le territoire palestinien occupé équivalaient à une ségrégation raciale et à un apartheid, enfreignant l’article 3 de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (CERD) du 21 décembre 1965. La Cour leur a donné raison, constatant que les mesures prises par Israël en Cisjordanie et à Jérusalem-Est instaurent une séparation quasi totale entre les Palestiniens et les colons transférés délibérément par Israël dans ces territoires.
Cette séparation est d’abord physique, fragmentant la Cisjordanie et Jérusalem-Est, et confinant les communautés palestiniennes dans une série d’enclaves disjointes. Selon la Cour, le traitement différencié imposé aux Palestiniens, qui résulte des politiques d’aménagement du territoire de la puissance occupante – incluant démolitions, expulsions, délivrance restreinte de permis de construire et accès ségrégué aux infrastructures routières –, contribue à cette fragmentation et à une séparation hermétique entre les Palestiniens et les colons.
La séparation est également juridique. La législation israélienne, dont l’application a été étendue en partie en Cisjordanie et à Jérusalem-Est, crée dans de nombreux domaines une discrimination entre colons et Palestiniens. Les Palestiniens doivent, par exemple, obtenir un permis pour résider à Jérusalem-Est, une exigence non imposée aux colons. En outre, le ministre de l’Intérieur israélien détient un large pouvoir discrétionnaire pour révoquer les permis de résidence des Palestiniens pour divers motifs, y compris pour un prétendu « manquement à l’obligation de loyauté » envers l’État d’Israël.
Ces observations ont conduit les juges de La Haye à conclure que les lois et politiques de l’État hébreu, instaurant une séparation systématique et presque totale entre les communautés de colons et les Palestiniens, constituaient bien une violation de l’article 3 de la CERD, équivalant donc à de la ségrégation raciale et/ou à un apartheid, ce dernier étant considéré comme l’ultime stade de la discrimination raciale. L’examen des opinions séparées des magistrats révèle combien certains, tels que le président de la Cour, Nawaf Salam, ou le juge sud-africain Dire Tladi, perçoivent clairement les politiques israéliennes comme relevant du crime d’apartheid, tandis que d’autres, comme le juge allemand Georg Nolte, laissent ouverte la question de la qualification précise de ces politiques discriminatoires.
Droit à l’autodétermination et réparations
Dans la dernière partie de son avis consultatif, la Cour estime que la politique de colonisation et d’annexion du territoire palestinien par l’État hébreu, ainsi que les lois et mesures discriminatoires qui y sont imposées, privent le peuple palestinien de son droit à l’autodétermination, pourtant reconnu comme « un des principes essentiels du droit international contemporain ».
La Cour conclut qu’Israël a l’obligation de mettre fin à sa présence dans le territoire palestinien occupé dans les plus brefs délais, d’évacuer ses colonies de peuplement et de permettre à tous les Palestiniens déplacés depuis 1967 de retourner à leur lieu de résidence initial. Elle considère également qu’Israël doit abroger toutes les lois et mesures qui créent ou maintiennent cette situation illicite, ainsi que toutes les actions visant à modifier la composition démographique de ce territoire.
Israël est aussi tenu de réparer intégralement les dommages causés par ses actes illicites envers toutes les personnes physiques ou morales affectées. Cette restitution comprend l’obligation pour l’État hébreu de rendre les terres et autres biens immobiliers aux populations palestiniennes concernées, ainsi que les avoirs confisqués à toute personne physique ou morale depuis le début de son occupation en 1967, et de restituer tous les biens et bâtiments culturels pris aux Palestiniens et à leurs institutions.
Une boussole juridique pour la paix au Proche-Orient
L’avis de la Cour du 19 juillet 2024 constitue un moment historique du conflit israélo-palestinien. Les juges de la CIJ ont clairement et précisément reconnu le caractère illégal et discriminatoire de la politique coloniale israélienne en Palestine. Bien que consultative et encore trop récente pour évaluer ses effets à long terme, cette décision deviendra incontestablement, dans un contexte politique de moins en moins tolérant vis-à-vis de l’impunité dont bénéficie Israël, une boussole juridique pour tous ceux qui œuvrent pour la reconnaissance des droits du peuple palestinien et pour la paix au Proche-Orient.
Dans les mois et les années à venir, les alliés d’Israël, en particulier les démocraties occidentales, devront sérieusement réévaluer leurs priorités stratégiques. Leur soutien « inconditionnel » à Israël justifie-t-il l’abandon du droit international qu’elles ont largement contribué à construire et à développer depuis la fin de la seconde guerre mondiale ? La réponse à cette question aura des conséquences majeures, non seulement pour la paix au Proche-Orient, mais aussi dans le reste du monde.