International

Quel Monde pour le Sud global ?

Géo-historien

Lors de la 9ème édition du forum sur la coopération sino-africaine du 4 au 6 septembre dernier, Xi Jinping se posait en leader du Sud global dans sa lutte contre l’Occident. La Chine n’est pas la seule à revendiquer cette hégémonie, ses rivaux multiplient aussi les discours d’États envers les pays du Sud, témoignant d’une volonté globale de réorganiser ce Monde, où l’Occident n’est plus au centre.

Les rencontres organisées par l’association Albert Londres, les 23-25 août derniers à Vichy, ont été l’occasion de discuter de la situation du Monde et notamment de la place du Sud global. À cette simple évocation, certains, en France, continuent de se montrer narquois, sinon méprisants.

publicité

Le Sud global serait inconsistant, à la fois hétérogène et désuni. En un certain sens, ce n’est pas faux. Mais à l’aune de quels critères, de quel modèle, se permet-on de juger ?

Le Sud global n’est pas une organisation internationale. Pas plus que l’Occident auquel on tend à l’opposer et qui ferait figure de « Nord global ». Il serait très restrictif, et biaisé, disons-le tout net, d’identifier ce dernier à l’OTAN, qui ne comporte qu’une trentaine d’États-membres, mais ni le Japon ni l’Australie ou la Nouvelle-Zélande, par exemple. Il serait un peu plus exact, peut-être, de songer à l’OCDE, l’Organisation de coopération et de développement économique fondée en 1961, mais dont plusieurs pays d’Amérique latine sont membres, comme le Mexique et la Colombie, et qui pourraient intégrer dans un avenir proche l’Argentine et l’Indonésie.

Bref, l’Occident est une entité floue et ce n’est pas en soi un acteur géopolitique clairement identifiable. Nulle raison d’en attendre davantage d’un Sud global a priori beaucoup plus vaste. De fait, si on peut parfois évoquer le G77, c’est plus par commodité que par exactitude. Le Groupe des 77 a été créé en 1964 à l’occasion de la réunion fondatrice de la CNUCED. Leur revendication était assez simple : un nouvel ordre économique mondial, plus égalitaire, plus coopératif, permettant de corriger  « l’injustice et la négligence des siècles », formule polie et laconique pour dire l’exploitation dont ces pays avaient été victimes, et continuaient de l’être. Le G77 compte aujourd’hui 134 pays et représente plus de 60 % de la population mondiale – hors Chine. Sorte de super-organisation internationale, le groupe s’est régulièrement affirmé ces dernières années à l’occasion des négociations climatiques dans le cadre des COP.

En 2015, à Bonn, lors d’une conférence préparatoire à la COP21, l’ambassadrice sud-africaine Nozipho Mxakato-Diseko, porte-parole du G77, avait dénoncé « une sorte de régime d’apartheid dans lequel certains pays ont tous les privilèges, et les autres n’ont d’autre choix que de crier ». La formule était pour le moins percutante. Elle rappelle l’importance et la persistance des tensions entre Nord et Sud à propos de la responsabilité climatique, commune mais différenciée selon l’expression actée par la Convention-cadre des Nations unies adoptée à Rio en 1992. Le G77, néanmoins, ne peut pas pour autant être considéré comme l’institution représentative du Sud global. Pour plusieurs raisons.

La première est que la Chine ne fait pas partie du G77. Certes, un rapprochement s’est fait depuis 2014, lors d’un sommet tenu à Santa Cruz, en Bolivie : le « G77+Chine », dont le thème en était « la création d’un nouvel ordre mondial ». D’autres sommets ont eu lieu depuis, sans que le lien entre le G77 et la Chine ne soit véritablement clarifié : la Chine ne considère pas officiellement en faire partie, mais s’implique activement depuis dix ans dans ce groupe qui constitue un horizon géopolitique privilégié pour contester un ordre mondial occidentalo-centré. Le président chinois Xi Jinping l’a clairement dit en août 2023 : « En tant que pays en développement et membre du Sud global, la Chine respire le même air que les autres pays en développement et poursuit avec eux un avenir commun ».

La deuxième raison pour laquelle il serait délicat que le G77 représentât le Sud global tient à la manière dont on aborde cette dernière notion. Alors qu’elle a été utilisée à partir du début des années 1990, elle n’a véritablement gagné les discours diplomatiques que depuis quelques années. On n’en trouvera pas de trace dans les archives des discours russes et chinois avant 2023. L’originalité initiale de la notion, par rapport à la division Nord-Sud, prise en considération depuis les années 1960, est sans doute d’inscrire le Sud dans une mondialisation qui brouille cette dichotomie trop franche. Le Sud global, dans une perspective mondiale et post-coloniale, désignait toutes les populations dominées, au Sud comme au Nord. Ce n’était pas un concept géopolitique. Mais on doit bien constater que le Sud global a en quelque sorte été rattrapé par la propagande d’État et il n’est pas inintéressant de faire un petit tour des visions du Monde que la notion permet de véhiculer.

On pourrait commencer par le moins évident : la Russie. Difficile, en effet, de considérer que celle-ci fait partie du Sud global. Récusant toute appartenance à l’Occident – il en était autrement du temps de Pierre le Grand ou de celui de Nicolas II – la Russie se positionne « dans le reste », pour reprendre la formule anglaise « the West and the Rest » ; mais où ? Pays industrialisé, pays développé, la Russie serait à placer parmi les pays du Nord. Mais on ne trouvera rien de tel dans les discours officiels russes.

La Russie est foncièrement une « puissance non-occidentale », et c’est cette posture qui légitime son rapprochement avec les pays d’Amérique latine, d’Afrique, du Moyen-Orient et d’Asie-Pacifique. Lors d’une interview donnée à la chaîne Tsargrad le 17 mai 2023, Sergueï Lavrov, le ministre des Affaires étrangères de la Fédération de Russie, critiquait la politique menée par l’Occident afin d’isoler la Russie dans le contexte de la guerre menée en Ukraine. Il dénonçait les tentatives de l’Occident auprès des pays du « Sud global » (Globalnogo Yuga), qu’il préfère appeler, il le souligne, la « Majorité mondiale » (Mirovogo bolchinstva).

L’expression était nouvelle ; elle n’apparaissait pas dans le « Concept de la politique étrangère de la Fédération de Russie », texte doctrinal adopté le 31 mars 2023. « Nous sommes la majorité mondiale » réaffirmait Maria Zakharova, porte-parole du Ministère des Affaires étrangères russe, le 20 mars 2024. La formule est habile. La Russie ne pouvant prétendre être un pays du Sud, elle s’englobe dans une entité plus générale en essentialisant une caractéristique non déterminante du Sud global. Il y aurait d’un côté l’Occident, démographiquement minoritaire, et de l’autre, LA majorité : le Sud global, plus la Russie.

Le point commun serait d’avoir subi et de subir encore l’« hégémonie occidentale ». L’empire colonial russe, qui a été un empire d’« outre-terre », pour reprendre une expression de Michel Foucher, n’est pas du tout perçu comme un empire colonial comparable aux empires français ou britannique et la Russie continue d’échapper le plus souvent à l’anticolonialisme. Il lui est donc toujours possible aujourd’hui de se présenter comme une puissance solidaire des pays victimes du « néocolonialisme ».

C’est ainsi qu’en février 2024, à l’initiative du parti « Russie unie » – présidé par Dimitri Medvedev -, Moscou a accueilli le Forum des partisans de la lutte contre les pratiques modernes du néocolonialisme : « Pour la liberté des nations ». Des représentants d’environ soixante-dix pays y étaient attendus, dont le président centrafricain Faustin Archange Touadéra et Mahdi Dakhlallah, membre de la direction du Parti Baas syrien. Le pouvoir russe inscrit ainsi son soutien dans la continuité de l’engagement soviétique, rappelant, entre autres, la Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux, qui fut votée par l’Assemblée générale des Nations unies en 1960 et dont le projet avait été proposée par Nikita Khrouchtchev.

À lire le « Concept de la politique étrangère de la Fédération de Russie », tout ceci se fait au nom d’un idéal de paix auquel aspire l’humanité et que la Russe s’engage à mettre en œuvre : « La politique étrangère russe est pacifique, ouverte, prévisible, cohérente et pragmatique, elle est basée sur le respect des normes et principes universellement reconnus du droit international et l’aspiration à la coopération internationale équitable et la promotion des intérêts communs. » Évidemment, rien n’est dit de son soutien à la répression de la révolte syrienne, de l’invasion de l’Ukraine ou des déprédations commises par Wagner dans plusieurs pays d’Afrique.

À côté de la Russie se trouve la Chine. Sans refaire l’historique des relations sino-soviétiques, qui remontent au traité de 1950, notons que le rapprochement entre les deux pays s’est accentué au cours de ces dernières années. On pourrait rappeler par exemple que c’est à l’Institut d’État des relations internationales de Moscou, en mars 2013, que Xi Jinping a défini la notion de « communauté de destin partagé pour l’humanité » (rénlèi mìngyùn gòngtóngtǐ) : « Dans ce monde, l’interaction et l’interdépendance des différents pays s’intensifient de façon sans précédent. Les êtres humains vivent dans un même village planétaire et dans un même espace-temps, où se rencontrent l’histoire et la réalité. Nous formons de plus en plus une communauté de destin caractérisée par les interdépendances mutuelles. »

Récemment encore, lors de la venue à Pékin de Sergueï Lavrov, Xi Jinping a rappelé l’importance qu’il accordait aux relations entre la Chine et la Russie, que leurs deux pays avaient des responsabilités et qu’ils « uniraient les pays du Sud global dans un esprit d’égalité, d’ouverture, de transparence et d’inclusion, promouvraient la réforme du système de gouvernance mondiale, et mèneraient vigoureusement la construction d’une communauté d’avenir partagé pour l’humanité. »

Le pouvoir chinois ménage clairement la Russie, envisageant une sorte de leadership partagé qui ne dit pas son nom. Même si l’intérêt porté aux pays du Tiers Monde est ancien, on pourrait rappeler la présence de Zhou Enlai à la Conférence de Bandung en 1955, la référence explicite au « Sud global » (quánqiú nánfāng) est très récente dans le discours officiel chinois.

En janvier 2023, Xiang Haoyu, chercheur à l’Institut des études Asie-Pacifique (Institute of Asia-Pacific Studies, China Institute of International Studies), avait publié une mise au point dans la version chinoise du Global Times : « Pourquoi les puissances occidentales se soucient-elles soudainement du “Sud global” ? » L’auteur y soulignait la diversité des pays regroupés sous cette appellation, tout en précisant qu’ils partagent quasiment tous le fait d’avoir été confrontés à la colonisation et à la guerre froide, d’être attachés aux principes d’égalité souveraine et de non-ingérence dans les affaires intérieures, et de refuser de s’aligner sur l’une ou l’autre des grandes puissances.

Depuis un peu plus d’un an, cependant, on note quelques occurrences. Les premières remontent au début du mois juillet 2023. À plusieurs reprises, à l’occasion d’une réunion des ministres des Affaires étrangères des BRICS tenue à Nijni Novgorod et du Forum on Global Action for Shared Development organisé à Beijing, Wang Yi a affirmé que « la Chine [était] le plus grand pays en développement et un membre naturel du Sud global ».

Une dizaine de jours plus tard, la porte-parole du ministère des Affaires étrangères Mao Ning se chargea d’expliquer à la presse l’importance nouvelle accordée à cette notion. « Wang Yi a souligné que l’indépendance était le fond politique du “Sud global”, le développement et la revitalisation sa mission historique, et la justice sa revendication commune. Les pays du “Sud global” doivent se donner la main et apporter leur contribution à la paix mondiale et au développement commun. La Chine est un membre naturel du “Sud global” et fera toujours partie du monde en développement. Nous sommes prêts à travailler avec les marchés émergents et les autres pays en développement pour mettre en œuvre l’Initiative pour le développement mondial, l’Initiative pour la sécurité mondiale et l’Initiative pour la civilisation mondiale, et pour construire une communauté de destin pour l’humanité. »

L’Initiative pour le développement mondial a été proposée par Xi Jinping à l’Assemblée générale des Nations unies en septembre 2021 dans le but d’accélérer la mise en œuvre du Programme de développement durable à l’horizon 2030 et de réduire le fossé qui sépare le Nord et le Sud. L’Initiative pour la sécurité mondiale a été présentée l’année suivante, en avril 2022, lors du Forum de Boao pour l’Asie. Xi Jinping y défendait un Monde fondé sur la coopération, à « une gouvernance mondiale basée sur les principes d’amples consultations, de contribution conjointe et de bénéfices partagés ».

Quant à l’Initiative pour la civilisation mondiale, elle a été exposée par le président chinois lors d’une réunion de dialogue de haut niveau du PCC avec les partis politiques mondiaux, à Beijing, en mars 2023. Il y faisait la promotion du dialogue entre les différentes civilisations dans un respect mutuel, tout en soulignant le sens des responsabilités dont faisaient preuve les autorités chinoises. Ainsi, en à peine deux ans, la Chine a mis en place trois projets permettant de restructurer le Monde entier, et non seulement le Sud global. Loin de toute tergiversation sur une hypothétique démondialisation, la Chine définit une perspective clairement mondialiste. Le Monde est là, aucune marche arrière ne paraît envisageable, et la Chine entend bien y jouer un rôle de premier plan, en s’appuyant sur le Sud global.

Ce qui frappe peut-être le plus est la logique mondialiste qui les anime. En Chine, au Brésil, en Inde, ailleurs, que l’humanité fasse Monde est définitivement acté. La mondialisation, au sens large, n’est pas en débat.

Face à la Chine, nonobstant, l’Inde apparaît comme un rival potentiel. On pourrait rappeler l’ancienneté de l’implication de l’Inde au sein de mouvement des non-alignés depuis la Conférence de Bandung en 1955, mais on ne s’étonnera pas que cette mémoire soit peu mise en avant par le Bharatiya Janata Party. La notion aujourd’hui mise en avant par le ministre des Affaires étrangères indien, Subrahmanyam Jaishankar, est celui de « multi-alignement », employé pour la première fois par Shashi Tharoor il y a une dizaine d’années.

Alors que le non-alignement pourrait laisser croire à une forme de mise à l’écart ou de retrait, celui de multi-alignement est préféré pour signifier l’engagement de l’Inde dans un Monde multipolaire. Comme l’écrivait Subrahmanyam Jaishankar en 2020 dans son livre The India Way : Strategies for an Uncertain World, « la dilution de la discipline des alliances ne fera que faciliter ce processus. Il en résultera une architecture plus complexe, caractérisée par différents degrés de concurrence, de convergence et de coordination ». C’est dans cette perspective qu’on peut comprendre les déplacements de Subrahmanyam Jaishankar en Russie en décembre 2023 puis en Ukraine en août 2024.

Cependant, le pouvoir indien cherche lui aussi à s’affirmer comme le chef de file du Sud global. L’Inde a assuré la présidence du G20 du 1er décembre 2022 au 30 novembre 2023 et le Premier ministre Narendra Modi a profité de l’occasion pour faire entendre « la voix du Sud global » sur le thème choisi par l’Inde : « One Earth, One Family, One Future », inspiré par une formule des Upanishad, « Vasudhaiva Kutumbakam », « le monde est une famille ».

De fait, les 12 et 13 janvier 2023, le gouvernement indien a organisé un sommet virtuel des pays en développement intitulé « The Voice of Global South ». On pourrait retenir la formule utilisée par Narendra Modi lors de son discours inaugural : « We, the Global South », « Nous, le Sud global », écho lointain à la formule initiale de la Constitution des États-Unis, « We the People », et à celle de la Charte des Nations, « We the peoples ». Narendra Modi poursuivait en reprenant l’argument démographique : « Les trois quarts de l’humanité vivent dans nos pays » ; le Sud global représente la majorité et sa voix ne peut être étouffée si on aspire à une gouvernance mondiale démocratique.

Depuis, deux autres sommets ont eu lieu, dont le dernier le 17 août 2024. À cette occasion, lors de son discours de clôture, le président indien a annoncé la mise en place d’un « Global Development Compact », une structure d’aide aux pays en développement, et a ajouté qu’« il ne fera pas peser le poids de la dette sur les pays dans le besoin au nom du financement du développement ». Le propos est assez vague, mais certains commentateurs n’ont pas manqué de voir là une critique de la Chine qui utilise la dette pour s’implanter dans certains pays, comme le Sri Lanka voisin par exemple. Rappelons d’ailleurs que ni le Pakistan ni la Chine n’ont été invités à ce sommet du Sud global. Ce qui confirme bien que celui-ci ne constitue pas un véritable bloc constitué autour d’une seule puissance hégémonique, mais reste un ensemble flou et parcouru de failles.

Si on se tourne maintenant vers l’Afrique du Sud, le président Cyril Ramaphosa, dans un discours prononcé devant l’Assemblée générale des Nations unies le 23 septembre 2021, avait rappelé la sous-représentation du continent africain à l’ONU et la nécessité de « veiller à ce que la voix du continent africain et du Sud global en général soit renforcée dans le système multilatéral ». La revendication n’était pas nouvelle. En 2005, l’Union africain avait proposé un ensemble de réformes des Nations unies : « le consensus d’Ezulwini ». Y étaient demandés, notamment, deux sièges permanents au sein du Conseil de sécurité. Sans succès à ce jour. La référence au Sud global élargirait donc le positionnement de l’Afrique du Sud.

Cependant, on ne retrouve pas une prétention hégémonique comparable à celles la Russie, la Chine ou l’Inde. Dans une déclaration en date du 24 août 2024 à la fin du 15e sommet des BRICS qui s’était tenu à Johannesburg, Cyril Ramaphosa conclut en disant que cela a été l’occasion de partager leur vision « des BRICS en tant que défenseur des besoins et des préoccupations des peuples du Sud global » – à savoir une croissance économique bénéfique, le développement durable et la réforme du système multilatéral. Ce sont bien ces pays réunis au sein des BRICS qui doivent prendre la défense des pays du Sud global, et non l’un d’entre eux en particulier. De fait, l’Afrique du Sud ne peut se comparer ni à la Russie ni à la Chine ni à l’Inde. Ceci explique sans doute en partie le soutien du président sud-africain à l’intégration de l’Union africaine comme membre à part entière du G20 en septembre 2023.

Enfin, nous terminerons ce petit tour du monde par le Brésil, autre grande puissance du Sud global, indéniablement. Le président Luiz Inácio Lula da Silva ne cesse d’en parler, d’en avoir « plein la bouche », comme il le dit lui-même. De fait, l’usage politique de l’expression « Sul global » est relativement ancienne au Brésil. Le 17 novembre 2023, lors du deuxième sommet organisé par Modi « The Voice of Global South », Lula a fait référence au dessin de l’artiste uruguayen Joaquín Torres García, qui représente l’Afrique du Sud avec la pointe en haut, et qui rappelle le rôle des cartes dans la construction d’un regard surplombant du Nord « au-dessus » du Sud.

Évoquant les critiques adressées à la notion de « Sud global », parce que les pays seraient trop divers, il a insisté sur l’idée que leur point commun tenait précisément à ce regard porté sur le Monde. « Assumer notre identité en tant que Sud global signifie reconnaître que nous voyons le monde d’un point de vue similaire. Au fil des décennies, nous avons travaillé ensemble pour un monde plus équitable. Nous avons relevé le défi de la décolonisation, nous avons relevé le défi du développement et nous devons maintenant relever le défi de la paix. »

La politique de Lula n’est pas d’imposer une hégémonie brésilienne. Au contraire, on soulignera l’attachement à renforcer l’alliance avec la Chine, particulièrement, qui a été la première destination internationale de Lula après sa réélection en octobre 2022. Ainsi, la Nouvelle Banque de développement, qui a été créée par les BRICS en 2015 et qui a son siège à Shanghai, est-elle dirigée depuis mars 2023 par Dilma Rousseff, ancienne présidente du Brésil et elle aussi membre du Parti des travailleurs.

Le 23 mai 2024, Celso Amorim, conseillé du président Lula, a rencontré Wang Yi, le ministre des Affaires étrangères chinois, à Beijing pour discuter de la guerre en Ukraine. Une déclaration conjointe a été publiée appelant à une désescalade militaire, à des négociations incluant toutes les parties, à l’intensification de l’aide humanitaire, à l’évitement de tout risque nucléaire, militaire ou civile, et à la stabilité économique mondiale. Le Brésil et la Chine, comme bien d’autres pays du Sud global, tentent de se tenir en dehors de ce conflit en une neutralité qui ne serait pas complice, tout en refusant d’entrer dans le jeu des sanctions décidées par l’Occident.

L’autre versant de la politique brésilienne est tourné vers l’Afrique. « Il n’y a pas de Sud global sans l’Afrique » a clamé le président Lula en février 2024 lors du 37e sommet de l’Union africaine. Dans son discours, il a rappelé que plus de la moitié des 200 millions de Brésiliens se reconnaissaient comme afro-descendants. Il y avait donc une évidence à cette proximité entre Africains et Brésiliens et que c’était ensemble qu’ils devaient « créer une nouvelle gouvernance mondiale ».

Lula ajoutait qu’« un système mondial fondé sur des blocs idéologiques n’était plus possible dans le monde réel », récusant ainsi, sans le dire vraiment, toute opposition entre un Occident et un anti-Occident. Il se positionnait au contraire en « humaniste », condamnant à la fois les attaques terroristes du Hamas le 7 octobre 2023, et la répression disproportionnée d’Israël à Gaza. L’important était de soutenir la paix, partout, et d’« ouvrir un nouveau cycle de mondialisation ».

Au terme de ce petit tour d’horizon, on n’est pas obligés de croire en tous ces discours d’État, d’être dupes des agissements des uns et des autres, mais ce qui frappe peut-être le plus au-delà de la mise en avant d’un Sud global un peu évanescent est la logique mondialiste qui les anime. En Chine, au Brésil, en Inde, ailleurs, que l’humanité fasse Monde est définitivement acté. La mondialisation, au sens large, n’est pas en débat.

Ce qui prédomine, c’est la volonté de réorganiser le fonctionnement politique, économique, écologique de ce Monde où l’Occident n’est définitivement plus au centre. On voudrait croire à ces appels à un développement équitable et respectueux de l’environnement, à un multilatéralisme rééquilibré, à ces appels à la paix, à un Monde où il n’y aurait plus ni Sud global ni Nord global. On voudrait y croire, et il ne faut pas y renoncer, céder aux discours prétendument réalistes. Cependant, on se leurrerait à ignorer les bruits de bottes qui résonnent aux quatre coins du globe.


Vincent Capdepuy

Géo-historien , Formateur académique en cartographie