Football : Qatar m’a tuer
La dose d’opium olympique ne fera bientôt plus effet et le réveil s’annonce douloureux. « Au-delà de Bordeaux, nous risquons de perdre deux ou trois autres clubs professionnels d’ici la fin de saison, prévient Jérémy Moulard, docteur en management du sport à l’université de Lausanne. Et les collectivités seront forcément impactées par la chute du football français. »
Car il s’agit bien d’une chute. Comme dans Le roi se meurt, la pièce d’Eugène Ionesco, le froid s’est installé, le sol est mou et les murs se lézardent.
En cause, l’éclatement d’une bulle spéculative, celle des droits de diffusion, qui, parce que le sport est souvent riche d’enseignements pour notre société, pourrait bien en préfigurer un autre. Le président de la Ligue de football professionnel (LFP), Vincent Labrune, valorisait celle-ci à hauteur d’un milliard d’euros. « Si à court terme on n’est pas capable de rentrer de l’argent frais, le championnat de France deviendra celui de Slovénie », déclarait-il en 2021 lors d’une audience au Sénat. Mais, après plusieurs appels d’offres infructueux, il va pourtant falloir se contenter de la moitié, encore amputée de lourdes charges. Autrement dit, les clubs se retrouvent privés de leur principale ressource. Bienvenue à Ljubljana !
Comment en est-on arrivé là ? Par un concours de mécanismes artificiels, pour ne pas dire virtuels, qui ont œuvré à un creusement vertigineux des inégalités – toute ressemblance avec des faits et des personnages existants ou ayant existé serait purement fortuite et ne pourrait être que le fruit d’une pure coïncidence. Car la chute du football français s’inscrit dans un cadre plus vaste. Une caste de clubs, dont le PSG est membre, s’accapare en effet l’essentiel des richesses dans l’objectif de réduire l’incertitude de la compétition, laquelle n’entre pas en résonance avec la logique économique du profit. Cet agiotage trouve son expression la plus aboutie dans le principe de la multipropriété, qui fait de la majorité des clubs les vassaux de quelques-uns. Ainsi le RC Strasbourg est-il devenu un satellite du Chelsea FC tandis que Troyes roule pour Manchester City.
L’ingression d’acteurs étrangers au football – milliardaires en quête de reconnaissance, investisseurs tel que Gérard Lopez, le fossoyeur des Girondins, fonds souverains comme Qatar Sports Investments (QSI) ou fraudeurs professionnels du fisc à la recherche d’une respectabilité – a bien entendu sa part de responsabilité dans cette dynamique mortifère qui établit un lien de plus en plus direct entre argent et résultats.
La création de la Super League a beau avoir fait long feu, la nouvelle formule de l’UEFA Champions League, qui multiplie les matches pour mieux servir les puissants, acte la primauté de la loi du plus fort sur l’intérêt général. Le concept de spectacle vient supplanter le jeu, auquel va se substituer un show à l’américaine, du type de celui servi lors des JO de Paris, au risque que cette image filtrée fasse au final apparaître bien terne la réalité. Oui, c’est du cirque, mais du cirque rentable. Cette société du spectacle est d’autant plus dangereuse qu’elle n’est pas critiquable, soulignait récemment le journaliste et écrivain Pierre-Louis Basse dans un entretien accordé au site La Maison jaune.
En se laissant aveugler par les paillettes, le football français a creusé sa propre tombe, sous le regard conciliant des médias spécialisés, dont la position n’est pas sans rappeler la passivité de la presse mainstream face aux attaques récurrentes de nos libertés.
La décrépitude en cours du football français (liquidation des Chamois niortais le 10 septembre) fait pourtant la démonstration que cette fuite en avant a ses limites, le bon fonctionnement d’une société ne reposant pas sur une accumulation des biens mais sur la circulation de ceux-ci. La disproportion des moyens au bénéfice du PSG depuis son rachat en 2011 a en effet ôté tout intérêt à la Ligue 1 (L1), remportée à dix reprises sur les douze dernières éditions par le club francilien, qui, dans un cercle vicieux, en concentre par ailleurs les recettes de par son classement et sa notoriété.
Voici donc le résultat : des droits TV bradés faute de candidats et en dépit de l’ingérence présidentielle dans les négociations. Le dîner élyséen donné durant l’hiver en l’honneur de l’émir du Qatar, auquel avait été convié Labrune, n’aura servi à rien dans ce dossier. Comble du cynisme : même BeIn Sports, le réseau qatari de chaînes de télévision sportives, présidé par… le président du Paris Saint-Germain, ne veut plus payer pour voir.
La fascination d’une certaine classe dirigeante pour les pétrodollars du Golfe semble malgré tout être la plus forte, comme l’illustre le cas Renson. Hugues Renson fut, de 2017 à 2022, député LREM et même vice-président de l’Assemblée nationale. Il a été mis examen le 5 septembre « pour trafic d’influence par une personne investie d’un mandat électif public » dans l’affaire dite « des barbouzeries » autour du club parisien. Où l’on apprend que lorsqu’il siégeait au palais Bourbon, Renson aurait rendu toute une série de menus services au PSG : facilitation des démarches pour l’obtention d’un visa pour un membre du personnel, accélération de procédures administratives, insistance pour le retrait d’arrêtés préfectoraux, intercession dans l’établissement des jauges de spectateurs durant la pandémie et même dans l’agencement du calendrier de la L1 !
Renson est également soupçonné par les magistrats d’intervention dans l’affaire des avantages fiscaux entourant le transfert de Neymar, qui fait l’objet d’une information judiciaire distincte (les enquêteurs ont retrouvé des échanges de SMS avec Gérald Darmanin, alors ministre de l’Action et des Comptes publics).
Rien de désintéressé, bien entendu, dans cette prodigalité : Renson se voit régulièrement gratifié de places en carré VIP au Parc des Princes, pour lui, ses proches, ses enfants (escort kids pour la présentation de Neymar) et des ministres. En mars 2020, c’est à lui que s’adresse naturellement l’ambitieux Gabriel Attal, en charge de la Jeunesse et de la Vie associative, pour gratter une deuxième place pour la rencontre contre Dortmund (la première, il l’a obtenue auprès de la LFP). Mais au-delà de ces avantages, le député de la République a surtout un rêve : travailler pour le PSG, dont il s’est successivement imaginé directeur des relations institutionnelles et extérieures, porte-parole, puis lobbyiste alors qu’il était membre de la commission des Affaires étrangères et du groupe d’amitié France-Qatar.
Est-il nécessaire de rappeler que le président Sarkozy fut à l’origine du rapprochement entre le PSG et Doha ? Certes, un simple morceau de la vente à la découpe du pays, Qatar Investment Authority (QIA), dont QSI est une filiale, étant présent au tour de table d’une quarantaine d’entreprises françaises d’envergure, dont TotalEnergies, Vinci Construction, Veolia, LVMH, Accor Hotels ou encore Airbus. Au tournant des années 2010, n’eut-il toutefois pas été plus judicieux de mettre le paquet sur la programmation des stades de l’Euro 2016, magnifique opportunité de diversifier l’économie de nos clubs et d’en faire enfin des porteurs de projet plutôt que de les laisser s’enfoncer dans une spirale infernale de paiement de salaires de plus en plus irraisonnables ? L’Allemagne réussit cette diversification à l’occasion de la Coupe du monde 2006, la France l’a ratée. Et le Matmut Atlantique de Bordeaux, gouffre financier pour le contribuable, se retrouve aujourd’hui inoccupé.
De même qu’en multipliant les concessions face aux menaces répétées de création d’une compétition dissidente, l’UEFA a renforcé le système oligarchique et organisé les conditions de sa future disparition, en se laissant aveugler par les paillettes, le football français a creusé sa propre tombe, sous le regard conciliant des médias spécialisés, dont la position n’est pas sans rappeler la passivité de la presse mainstream face aux attaques récurrentes de nos libertés. Seul véritable contre-pouvoir à cette dérive, les supporters sont commodément stigmatisés, voire criminalisés comme de « vulgaires » militants écologistes.
Une régulation apparaît pourtant possible pour réduire les inégalités, par le biais d’une limitation des effectifs (sous-tendant une réduction du nombre de matches), un plafonnement des salaires et des indemnités de transfert, une redistribution plus équitable des droits TV et une interdiction des fonds souverains et de la multipropriété. C’en serait peut-être fini pour une période des ambitions européennes de nos clubs, de toute façon en situation de handicap par rapport à la concurrence étrangère, mais au moins notre championnat domestique y retrouverait-il une touche de distinction.
Ce programme « de gauche » présuppose bien entendu que l’intérêt général redevienne l’élément central et incontestable des politiques publiques. Sans doute de la science-fiction à l’heure où le sacro-saint libéralisme autorise à piétiner le verdict d’une élection. « Ceci n’est pas une démocratie », réagissait le propriétaire américain de l’Olympique lyonnais, John Textor, après la reconduction de Labrune pour quatre ans. Toute ressemblance…