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Le Portugal dans les flammes du néolibéralisme

Journaliste

Une centaine d’incendies simultanés dans le nord et le centre du pays et des pompiers dépassés : pour les Portugais, l’été indien a tourné à l’enfer. Parmi les premiers exposés aux effets du changement climatique, les « bons élèves de l’Europe », qui ont déjà presque tout perdu avec le plan de sauvetage de la troïka, craignent désormais de voir leur logement partir en fumée.

Leurs maisons brûlent et nous regardons ailleurs. Je vous écris sous le nuage de cendres qui depuis plusieurs jours voile le soleil du Portugal – certains ont même ressorti les vieux masques de la pandémie. De cette brume funeste a ressurgi le spectre de juin 2017 : plus de soixante morts et 500 000 hectares dévastés.

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Le mois dernier encore, les autorités se félicitaient pourtant d’avoir réduit de plus de moitié le nombre d’incendies ruraux grâce à une campagne de sensibilisation via les médias et une opération porte-à-porte réalisée par les agents de la Garde nationale républicaine (Guarda Nacional Republicana), l’équivalent de notre gendarmerie. Le message ? On ne peut plus clair : « Le Portugal fait appel à vous », illustration magistrale de la sanctification de l’individualisme libéral comme philosophie du vivre-ensemble.

Comme chaque année lorsque les forêts s’embrasent, sur les plateaux des chaînes de télévision on tourne en boucle les mêmes interrogations – actes criminels ou erreurs humaines ? faute de moyens ou erreur de stratégie ? – tout en se félicitant de la solidarité européenne, qui s’est manifestée par l’envoi de huit Canadairs. A sério ? Certes, en remerciement des efforts colossaux effectués durant la récession de 2011, le Portugal voit aujourd’hui le robinet des crédits communautaires couler à gros débit. Et c’est avec le sentiment du devoir accompli que l’ancien Premier ministre António Costa rejoindra Bruxelles en décembre prochain pour succéder à Charles Michel à la présidence du Conseil européen : « Le pays réunit aujourd’hui les conditions financières pour réaliser de grands projets favorisant la compétitivité externe. » Comme, par exemple, la réalisation d’ici à 2031 d’une ligne TGV reliant Lisbonne à Porto. Mais qui montera dans ce train de la modernité ?

Le client des chemins de fer portugais, qui doit actuellement débourser une soixantaine d’euros pour un aller-retour en seconde classe sur cette ligne, a en effet d’autres préoccupations que celle de filer comme l’éclair du Tage au Douro. Car depuis que la troïka (Fonds monétaire international, Commission européenne et Banque centrale européenne) a visité la Lusitanie, les Portugais ont pour nombre d’entre eux de très faibles revenus.

Il y a d’un côté les chiffres toujours encourageants de l’OCDE et de l’autre la réalité salariale moyenne, que l’Institut national de la statistique (Instituto Nacional de Estatistica, INE) situe autour de 1 500 euros bruts par mois. Le salaire minimum portugais, bien que revalorisé à 820 euros en 2024, affiche l’un des pouvoirs d’achat les plus faibles du continent, en deçà du polonais. Le Portugal se situe même en queue du peloton européen en ce qui concerne la parité de pouvoir d’achat entre les personnes percevant le salaire minimum national. Également réévalué cette année, le minimum vieillesse atteint désormais royalement 319,49 euros. L’INE a calculé qu’en 1974, au sortir des années noires du salazarisme, il était de 260 euros (source : Eurostat).

C’est ainsi que des livreurs passent quinze heures sur la route six jours sur sept, que des chauffeurs Uber vous conduisant de nuit à l’aéroport vous expliquent qu’ils ont un autre job en journée, qu’un serveur vous annonce fièrement qu’il est derrière son comptoir depuis plus de cinquante ans et que des retraités de la fonction publique, incapables de survivre avec leur pension de 500 euros, se voient obligés de reprendre un travail. Près de deux millions de personnes vivraient actuellement sous le seuil de pauvreté, soit un cinquième de la population. Et tout ça, ça fait d’excellents Portugais, souvent cités comme les « bons élèves de l’Europe ».

Le Portugal est-il le synopsis du scénario néolibéral qui nous attend tous ? On n’a pas conscience à Bruxelles du sacrifice consenti. Sans doute parce que la mortification ne saute pas immédiatement aux yeux du touriste. Depuis la dictature, les gens d’ici ont développé une capacité à encaisser assez phénoménale et un sens de l’entraide peu commun.

Le nouvel Eldorado a peut-être des finances saines, mais, en attendant, le citoyen maigrement rémunéré doit en outre faire face à de lourdes charges. Si l’inflation a été ramenée officiellement à moins de 2 % le mois dernier, les prix du logement et de l’énergie ont au cours de la dernière décennie flambé comme des eucalyptus. C’est qu’en contrepartie des soixante-dix-huit milliards d’aides reçus en 2011, le Portugal a dû privatiser des pans entiers de son économie, dont précisément le secteur l’énergie. Le groupe chinois China Three Gorges a ainsi repris les 21 % détenus par l’État portugais dans Énergies du Portugal (Energias de Portugal, EDP), la principale entreprise de production d’électricité du pays. Essayez dans ces conditions d’exercer la moindre régulation.

Depuis l’Exposition universelle de Lisbonne en 2018 et l’organisation de l’Euro de football en 2004, le Portugal s’est couvert d’autoroutes à péages roulantes comme des billards, d’aéroports rutilants, de stades cinq étoiles et de centres commerciaux à l’américaine. Revers de la médaille : il a abandonné ses services publics. Après les incendies meurtriers de juin 2017, un rapport parlementaire pointait déjà la formation insuffisante des pompiers, en majorité volontaires (le Portugal compte moins de quatorze mille pompiers professionnels), un manque de moyens (seulement 0,3 % du budget consacré à la protection contre les incendies) et l’incapacité des gouvernements successifs à développer une politique concertée. Depuis, choix a donc été fait de responsabiliser les individus, en mode numéro vert pour réponse à tout.

Le projet Barroso Lithium prévoit un forage jusqu’à 1 700 mètres de profondeur sur une surface de 593 hectares […]. La pire méthode d’extraction qui soit, équivalente à celle du gaz de schiste, avec sa cohorte de dégâts collatéraux.

On aurait pourtant imaginé la réforme forestière grande cause nationale alors que le réchauffement climatique ne fait qu’aggraver la situation. « Sans un gouvernement qui assume l’importance de cette priorité, nous continuerons à être un pays fragile, à la merci d’un coup de vent qui réveille à nouveau l’enfer », écrit David Pontes, le directeur du journal Público, dans son éditorial du 17 septembre. Mais depuis deux ans, le Portugal a un autre chat à fouetter : le lithium. Selon un rapport de l’Institut d’études géologiques des États-Unis paru en 2023, le pays détiendrait les premières réserves européennes du nouvel or blanc et les huitièmes au monde. Durant la fin de son mandat, António Costa n’a cessé de répéter que le pays était assis sur un trésor. « La réalité c’est qu’il n’en sait pas plus que vous et moi car il s’agit de ressources déduites, coupe court Carlos Leal Gomes, professeur à l’Université du Minho et spécialiste du sujet. Cinquième, sixième, huitième place, pour l’heure on n’a rien du tout. On ne connaîtra ce rang que lorsqu’on commencera à produire. »

Peu importe, le coup est parti. Concession a été accordée au groupe britannique Savannah Resources Plc pour creuser en six endroits du pays, notamment dans la serra do Barroso, à l’extrême nord du Portugal, qui figure parmi les huit territoires européens classés à ce jour au Patrimoine agricole mondial par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture. Le projet Barroso Lithium prévoit un forage jusqu’à 1 700 mètres de profondeur sur une surface de 593 hectares et un cratère à ciel ouvert de 800 mètres de diamètre, à moins de 200 mètres des premières habitations. La pire méthode d’extraction qui soit, équivalente à celle du gaz de schiste, avec sa cohorte de dégâts collatéraux. L’extraordinaire forêt de pins qui avait réussi le prodige de se régénérer après un gigantesque incendie va encore être sacrifiée, mais délibérément cette fois. Sans compter qu’il va falloir laver ces minerais avant de les expédier, à raison d’un million de litres par tonne.

Cela tombe bien, la Communauté intermunicipale du Alto Tâmega, dont fait partie le Barroso, est l’abreuvoir du nord du Portugal. L’eau y est partout, en abondance, à tel point qu’on l’entend en continu chanter son fado. L’Office du tourisme en a d’ailleurs fait sa marque : « Le territoire de l’eau et du bien-être. » Mais l’éventration de la montagne va, bien sûr, venir perturber ce bel équilibre immémorial. Les plus anciens de la région se souviennent que l’exploitation durant la Seconde Guerre mondiale de la wolframite, minerai contenant du tungstène, métal utile à la fabrication d’armement, faillit déjà condamner la race bovine barrosã, dont le patrimoine génétique s’inscrit dans la nuit des temps. Dans l’objectif de moins polluer avec des véhicules électriques on va donc détruire tout un environnement. Comme toujours, l’oligarchie aux manettes préfère faire du profit en prétendant guérir que prévenir en s’attaquant à la cause du mal.

Dans ce contexte brûlant, les pompiers de service de l’extrême droite n’ont pas manqué de faire leur réapparition dans le foyer politique, pour la première fois depuis la révolution des Œillets et la chute de l’État nouveau (Estado Novo) en 1974. Fondé en 2019, le parti Chega [qui signifie Assez, ndlr], dirigé par André Ventura, est arrivé en troisième position aux élections législatives de mars dernier, avec 18 % des suffrages : un véritable choc dans ce pays brisé durant quarante-cinq ans. Oui, il y a le feu.


Nicolas Guillon

Journaliste