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Voir et ne pas voir la catastrophe à Gaza : notes sur la fragmentation

Anthropologue, sociologue et psychanalyste

Le ministère de la Santé du gouvernement du Hamas a récemment annoncé un nouveau bilan de 40 972 morts dans le territoire palestinien depuis le début de la guerre avec Israël, entrée dans son douzième mois. À Gaza, la destruction s’expose en fragments, se donne à voir en temps réel, mais le silence persiste. Face à l’impossibilité de voir la catastrophe, l’écriture fragmentée, fracturée, peut-elle dire les corps déchirés ?

En 1936, Aldous Huxley publie son sixième roman, Eyeless in Gaza. À travers un journal intime, nous suivons le jeune Anglais Basil Seal dans un récit qui cherche à donner un sens à une réalité fragmentée, et marquée par la désillusion en pleine Première Guerre mondiale. Gaza apparaît dans le livre comme un simple symbole de l’impossibilité de voir la catastrophe en cours.

Le titre est emprunté à la phrase qui ouvre le livre et fait référence à Samson Agonistes (1671) drame du poète John Milton, qui rappelle le destin tragique de Samson : « Eyeless in Gaza at the mill with slaves » (sans yeux à Gaza au moulin avec des esclaves). Figure biblique, Samson fut fait prisonnier par les Philistins qui lui crevèrent les yeux et l’envoyèrent à Gaza, où il fut condamné à tourner la meule de la prison. Huxley n’est-il pas, une fois encore, prophétique ?

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L’historien, poète et essayiste palestinien Elias Sanbar raconte qu’il avait quatorze mois au moment de la Nakba, en 1948, lorsqu’il est parti de la Palestine avec sa mère dans un convoi britannique transportant des femmes et des enfants vers le Liban. Son père et l’une de ses sœurs ont décidé de rester dans leur ville natale et de rejoindre les forces de la résistance. Au Liban, le petit Elias et sa mère ont été accueillis par une grand-mère déjà installée à Beyrouth, si bien qu’ils ne sont pas allés vivre dans des camps de réfugiés comme la grande majorité des Palestiniens expulsés à l’époque.

À leur arrivée, la mère d’Elias s’est aperçue que l’enfant était devenu aveugle, c’est-à-dire que ses paupières s’étaient collées et que ses yeux ne s’ouvraient plus. Lorsqu’elle est allée voir un médecin, ce dernier lui a dit qu’elle avait transmis sa propre terreur à son fils et que cela passerait. Quelques jours plus tard, le petit Elias a pu ouvrir les yeux et voir à nouveau. Telle semble être l’histoire fondatrice de son exil, qui remonte à la création de l’État d’Israël et a conduit à l’expulsion de plus de 750 000 Pale


[1] La Zone d’intérêt, Jonathan Glazer, 2023.

[2] Márcia Tiburi, Revista Cult, n°308, 2024.

[3] Paul-Laurent Assoun, Psychanalyse de la catastrophe, PUF, 2023.

Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky

Anthropologue, Psychologue, professeure à l’Inalco, directrice de l'Institut Convergences Migrations

Ana Gebrim

sociologue et psychanalyste

Mots-clés

Mémoire

Notes

[1] La Zone d’intérêt, Jonathan Glazer, 2023.

[2] Márcia Tiburi, Revista Cult, n°308, 2024.

[3] Paul-Laurent Assoun, Psychanalyse de la catastrophe, PUF, 2023.