Usages de l’art et arts de l’usage (2/2) – postures et pratiques
Compte tenu, d’une part, du contexte écologique et socio-économique contemporain et, d’autre part, d’un climat théorique artistique favorable, la territorialité de l’art, sa forme de responsabilité éthique ou la question de son efficience technique, au sens de l’analyse de ses effets directs sur les publics ou le monde social, se trouvent assez nettement remises en jeu. Si les concepts d’utilité et d’utilitarisme restent galvaudés et porteurs d’une charge négative, la question de l’usage ne semble pas avoir le même poids sémantique.
L’usage est d’ailleurs assez réfléchi dans les centres d’arts contemporains labellisés qui mettent ce vocable en avant : La Criée est « un lieu où s’inventent et se réfléchissent les formes artistiques d’aujourd’hui et de demain, ainsi que les usages de ces formes » ; « de la création d’œuvres in situ permettant d’habiter le lieu à l’implication de groupes d’amateur·rices, le CAC Brétigny a toujours affirmé sa singularité par une attention particulière à celles et ceux qui le peuplent et le construisent. Le CAC Brétigny développe ainsi une structure et une programmation qui font des artistes et des publics de véritables usager·ères » ; la directrice du centre d’art contemporain d’intérêt national Triangle – Astérides (Marseille), Victorine Grataloup, est « convaincue que les rapports au public, la nature même des liens sociaux auxquels artistes et praticien·nes de l’art contribuent doivent se transformer. C’est un travail qui incombe aux institutions, et à ce titre [elle] appelle de [s]es vœux un centre d’art qui sache se déplacer en dehors du champ de l’art pour apprendre d’autres structures, de leurs rapports à leurs usager·es ».
Usages de l’art contemporain
Les usages de l’art peuvent se déployer au moment du processus de création ou au moment de la diffusion dans un espace d’exposition. On peut évoquer comme modes d’usage des œuvres, sans ordre particulier : un curatoriat militant, qui traite souvent des œuvres comme de médias d’idées, fonctionnant, régulièrement, comme les incarnations plastiques de lectures développées en sciences humaines[1] ; l’introspection et le modelage des imaginaires concernant les bouleversements entraînés par le dérèglement climatique, dans une réflexion brainprint vs footprint[2] ; l’artiste en habits de chercheur·euse et comme producteur·ice de connaissances par l’art de l’enquête ou par le détour de gestes spéculatifs[3] ; des pratiques d’art en commun, héritières de l’esthétique relationnelle de Nicolas Bourriaud et dont le faire ensemble, amplement analysé par Estelle Zhong Mengual, modèlerait les habitus sociaux par l’expérience[4] (dans la continuité de la pensée de John Dewey, dont est aussi héritier Bruno Latour)[5] ; le processus de création négocié comme enceinte partagée, par exemple dans le protocole des Nouveaux commanditaires[6], etc. Sans même évoquer la place des arts dans les processus de pédagogie et d’éducation, depuis Schiller et ses Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme aux actuelles priorités gouvernementales autour de l’éducation artistique et culturelle.
L’art comme mode du faire ensemble et comme moyen de faire communauté, au-delà de la simple monstration, parcourt désormais les méthodologies de travail de beaucoup d’artistes et de curateur·ices. Comme si, l’esthétisation étant déjà partout, la possibilité spécifique de l’artistique devenait la capacité à explorer un agir collectif plus libre, des actions sur la matérialité, le corps ou le sociétal en lieu et place de la contemplation classique de l’esthétique. Ces usages de l’art ne sont certes pas nouveaux dans l’histoire de la discipline[7], mais la tendance à leur multiplication opère comme un tournant éthique[8] dans le compromis sur la fonction de la création. La logique de la médiation passerait d’un a posteriori à un in vivo et le rapport au public, d’une annexe à une forme de centralité.
Ces démarches se déploient d’ailleurs tout à fait bien dans les politiques culturelles actuelles : les centres d’art labellisés voient des nominations de curateur·ices engagé·es sur ces questions, qui entament un travail de renouveau des méthodologies d’inclusion et d’association des usager·es. La résidence d’artiste, qui se multiplie, est aussi un moyen d’animer le territoire en imaginant des modes originaux de partage des recherches plastiques et une opportunité pour l’artiste de se voir rémunérer son temps de recherche et de création[9]. Si le régime de partage des œuvres sous un format exposition reste un élément central, il est aussi parfois le résultat d’une démarche collaborative, même au sein d’importantes manifestations dont la nouvelle triennale de Nîmes peut être citée en illustration la plus récente.
Des initiatives privées, comme le groupe de réflexion Arts et territoires, porté par la fondation Daniel et Nina Carasso, le prix Arts et publics de la fondation Art Explora, le prix Art ensemble du Centquatre-Paris, les podcast « Créateurs face à l’urgence écologique » de la fondation Thalie, commencent également à visibiliser plus largement ces dynamiques.
Arts de l’usage contemporains
On peut d’ailleurs voir que le design comme pratique artistique y prend une place importante, que ce soit par un certain nombre de commandes passées pour les usages des centres d’art (bibliothèque, charte graphique, mobilier, jardin, etc.) ou par l’exposition de jeunes designer·euses. Certains centres d’art, d’ailleurs, y ont, dans leur ADN, toujours été plus spécifiquement consacrés : la villa Noailles, le désormais fermé La Cuisine, le Centre international de recherche sur le verre et les arts plastiques, Le Signe, etc.
Avec cette remise en question des usages, l’art et le design semblent ainsi de plus en plus interrogés systématiquement ensemble, ce qui est au final assez peu étonnant quand on sait que la formation initiale se fait dans des écoles d’art et de design. Au vu des théories ambiantes précédemment évoquées [dans la première partie de cet article, publiée hier, ndlr], l’écart conceptuel entre les deux champs semble, dans une partie du milieu de l’art et de la recherche au moins[10], se réduire nettement. La frontière se fait plus poreuse bien qu’on sache qu’elle n’a jamais été étanche et hermétique.
Néanmoins, pour ces arts de l’usage que sont les expérimentations en design des arts décoratifs, des arts appliqués et des métiers d’art, dans leurs dimensions d’esthétisation, de sémiologisation ou de fonctionnalisation d’objets usuels, les politiques culturelles sont moins confortables. Du fait d’une taxinomie floue et d’une circonscription historique peu lisible ainsi que d’une histoire fortement imbriquée dans l’essor de l’industrie, le spectre de l’ingénierie culturelle est moins guidé que pour le champ des arts visuels. En 2019, les Assises du design, portées par les ministères de la Culture et de l’Économie, s’ouvraient d’ailleurs sur le constat d’un écosystème totalement éclaté et fragmenté du fait de sa multiplicité[11].
La victoire sémantique de l’anglais design et la multiplication des agences à partir des années 1930 aux États-Unis puis en France en ont souvent fait, dans l’imaginaire de la culture, un complice zélé de la société de consommation, au détriment d’une déontologie qui relèverait plus de celle de la joie de l’artisan·e qu’avait pu porter en leur temps les mouvement Arts and Crafts. Les débats théoriques modernes sur le fonctionnalisme et sur l’enjeu sémiologique dans le postmodernisme ont parachevé l’association du travail plastique sur un objet d’usage à une épure de forme consommée comme moyen de distinction sociale[12]. Ces disciplines sont donc souvent considérées comme des industries culturelles et créatives par excellence, le centre de gravité étant aussi celui du monde de l’industrie et de l’entreprise, réputé plus contraignant au regard de celui de la création artistique, réputé plus libre.
Les fondations privées issues du champ des entreprises du luxe (fondations Hermès, LVMH et, plus récemment, Chanel et son lieu, le 19M) co-portent d’ailleurs une action forte en soutien au design et aux métiers d’art en complémentarité de celle de l’État, quant à elle déclinée entre commande publique et diffusion des collections. La logique de patrimonialisation du design entamée par Jack Lang dès les années 1980 porte ses fruits en termes de médiation du patrimoine (musée des Arts décoratifs, diffusion de la collection du Centre Pompidou, travail réalisé par le Centre national des arts plastiques sur le design graphique, commande publique, etc.), rendant d’une certaine manière sociaux ces objets usuels, les faisant sortir de leurs seules utilisations privées et permettant aux chercheurs de les charger d’une analyse plus large en termes de société, comme le pourraient être des œuvres.
Ces dernières politiques publiques ne contribuent cependant qu’en partie à la vitalité de la création contemporaine, celle-ci passant alors par le financement de certaines associations de promotion du design (France Design Week, Agora du design, Biennale du design de Saint-Étienne, Institut français du design etc.), mais surtout par la formation, notamment les prestigieux établissements que sont l’École nationale supérieure des arts décoratifs (Ensad) et l’École nationale supérieure de création industrielle, ainsi que toutes les autres écoles nationales et territoriales et la recherche universitaire.
À ce propos, l’actuel directeur de l’Ensad, Emmanuel Tibloux, également ancien président de l’Association nationale des écoles d’art (Andéa)[13], favorise au travers de la revue annuelle éditée par l’école, Décor, un dialogue entre d’excellent·es théoricien·nes autour des enjeux de ces arts de l’usage au regard du contexte contemporain : « Entendu comme ensemble, environnement ou milieu, tout à la fois imaginaire, visuel et matériel, tenant aussi bien du décorum (c’est-à-dire ce qui sied, ce qui convient, ce qui en somme est juste) que du décoratif (par quoi il faut entendre la parure, l’ornement, soit plus largement le contingent), le concept de décor est aujourd’hui un remarquable opérateur de saisie et de configuration du monde. Se situant à la croisée de l’art, du design et des savoir-faire, il présente de multiples intérêts : évitant le réductionnisme à l’objet ou au mobilier, il déjoue plus largement les logiques d’assignation exclusive en traversant à la fois l’art, le design et la mode ; en phase avec l’importance croissante du visuel, il fait aussi la part de la fiction dans la configuration du monde et permet de saisir à la fois la dimension construite de tous nos environnements et la part irréductible de matérialité – et avec elle les enjeux écologiques considérables – qui réside au cœur même de l’empire croissant de l’immatériel. »
Le programme « Design des territoires » porté par l’Ensad a d’ailleurs été l’objet du premier déplacement de la nouvelle ministre de la Culture, Rachida Dati, débouchant sur une série d’annonces pour la montée en régime de dudit programme, avec une multiplication des lieux d’accueil et des financements. Si ce programme est particulièrement regardé, c’est qu’il vient combler une forme de manque pour le design contemporain. Entre la rude logique des gains de productivité, la loi de l’offre et de la demande qui commande la production industrielle, celle peu démocratique des grandes maisons de luxe et les paradoxes d’une patrimonialisation d’objets d’usages, il restait bien peu de place pour l’expérimentation située, a fortiori en dehors des centres d’art, de la formation et des réflexions menées dans des prestigieuses écoles.
Des lieux architecturés
Cette entrée par le décor est aussi une illustration parmi d’autres d’un changement de paradigme dans la création contemporaine – de la sculpture au dispositif, de l’œuvre à la scénographie habitée. Celui-ci accompagne sûrement une mutation des perceptions présentes, plus largement, dans la société qui, du fait du dérèglement climatique et du détricotage des fils des analyses de ses causes et conséquences, passe d’une lecture en objets à une lecture de leurs interrelations, d’une force centripète à une force centrifuge, de la monoculture à la permaculture[14]. L’esthétique participe d’ailleurs à cet élargissement de focale en se saisissant de nouveaux objets, plus inclusifs de l’altérité[15] : les atmosphères, les ambiances, le décoratif, d’aucun·es parlant alors d’une esthétique élargie travaillant la question de l’immersion en tension avec le recul contemplatif traditionnel de la discipline[16].
La question de l’architecture y émerge parfois, celle-ci ayant toujours été un entour, un compromis entre la forme et son usage. Ainsi, si l’on cherche du côté de cette pratique, d’autres expressions contemporaines de ces expérimentations sur le décor et ses usages peuvent être citées, parmi d’autres : Saisons Zéro, avec le collectif Zerm, à Roubaix, Coco Velten ou Jeanne Barret à Marseille, L’Hôtel Pasteur à Rennes, Les Grands Voisins ou le Centre art architecture paysage patrimoine à Paris, le tiers-lieu paysan de la Martinière dans le Roannais… Ces projets sont ainsi portés par beaucoup d’artistes, d’architectes et de designer·euses travaillant à la réalisation sociale mais également physique et matérielle de ces lieux. Encore Heureux, collectif d’architectes en charge du commissariat du Pavillon français de la Biennale de Venise, en 2018, parle de lieux infinis[17] : là où les architectes livrent généralement des produits finis, ces endroits ne se figent jamais sur des formes arrêtées et sont donc des in-finis.
Par séquences ou par accumulations, tous les aspects matériels ou sociaux du quotidien sont repensés, la totalité des rouages étant alors sujet potentiel de transformation : les espaces, mais aussi les cuisines et restaurants, les dispositifs sociaux d’hébergement d’urgence, la communication[18]… C’est le pendant création socialement engagée de la formule de la cathédrale à la petite cuillère[19], habituellement consacrée au patrimoine, la question de l’architecture faisant le lien entre différentes échelles, du design d’objet à l’urbanisme.
Par une pratique de l’architecture qui relève souvent de l’itération, d’un design des lieux ou d’une permanence architecturale[20], une réflexion singulière s’articule donc sur le rôle des maîtrises d’usage et sur le potentiel social des arts appliqués. Ce que défendent souvent ces collectifs, c’est une prise de conscience de la matérialité et de la modelabilité du monde, qui va parfois de pair avec l’émancipation individuelle et la reprise de la sensation du pouvoir d’agir. Les formes conditionnent les usages, participant à modeler les relations sociales[21].
Ces lieux ne relèvent pas de l’évidence conceptuelle et sont parfois, au premier abord, difficilement lisibles car ils ne répondent pas à la logique de spécialisation ou de sectorisation des usages qui régit habituellement les espaces. Ces projets n’étant pas que des lieux de design et de création, mais aussi des lieux de design et de création, ils sont favorables à l’épanouissement de curations permaculturelles, attentives à la fois aux formes et à leurs usages. Est alors souvent mentionnée l’idée d’hybridité ou d’intersectorialité (cette dernière expression sous-entend structurellement un équilibre strict des usages, sans surplomb, dont on pourrait trouver une analogie avec l’équilibre des pouvoirs qui s’installe en démocratie).
Ces idées et ces milieux ne sont certes pas nouveaux[22], mais ce qui peut paraître cependant original ici, c’est la popularisation d’un cadre de commande inédit, nécessairement hétérodoxe, pour les artistes et designer·euses. C’est une voie supplémentaire entre la recherche artistique fondamentale des lieux d’art et les commandes de l’industrie ou du luxe, se déployant dans des espaces qui ne sont ni l’espace public, ni l’espace d’exposition public ou privé (le domicile). Quand on sonde cette possibilité avec les artistes, peu d’entre eux tiennent à une séparation stricte entre formes exclusivement symboliques et formes également symboliques, à deux conditions : une forme de respect de leur liberté artistique et la reconnaissance de leurs créations par leurs pairs, soit la possibilité de valorisation de celles-ci dans un cheminement de carrière.
Les dispositifs de soutien favorisant ces expérimentations sur le décor contemporain habité, considéré comme moyen d’articuler création plastique, enjeux écologiques et sociaux en Anthropocène, sont encore en train de s’inventer. La dynamique tiers-lieux, fortement portée par l’Agence nationale de la cohésion des territoires via le programme « Nouveaux lieux, nouveaux liens », avait pu faire peut-être temporairement figure de bannière pour ces questions d’expérimentations plastiques de ces arts de l’usage. Une vague de labellisation et de financement associés (Fabriques de territoires, Manufactures de proximité) avait donné une reconnaissance à ces dynamiques.
Cependant, le placement sous l’égide de l’accès au numérique du programme « Nouveaux lieux, nouveau liens » ainsi que la fin de course, au bout de trois ans, des financements apportés aux premières Fabriques de territoires ne semblent pas consolider la dynamique ni la marier durablement à ces expérimentations sur le décor.
L’Union européenne a, dans le cadre du Pacte vert européen, identifié ces enjeux au travers du nouveau Bauhaus européen, articulant esthétique, durabilité et inclusion. Une autre possibilité parfois évoquée par ces acteur·ices serait de sonder l’opportunité de la création d’un label du ministère de la Culture consacré aux lieux de création et d’expérimentations en design et architecture. L’outil labellisation de soutien à la création artistique[23] semble efficace pour rendre intelligible et consolider des dynamiques à l’échelle nationale tout en aménageant culturellement le territoire[24].
Des arts appliqués aux transitions ?
Ces démarches ne sont pas radicalement nouvelles. Elles relèvent plus de réactualisations de tentatives contextuelles, mais constantes à travers l’histoire des arts visuels et du design, cernant les potentialités sociétales des pratiques artistiques. Cette hétérodoxie est donc loin d’être originale et cette hétéronomie est contenue dans l’expression même d’arts appliqués.
Cependant, au regard des bouleversements que traversent nos sociétés, de la crise de l’habitabilité terrestre ainsi que des nouvelles reliaisons philosophiques faites par les nouvelles générations, les centres de gravité semblent être en train d’être redistribués. À côté des arts appliqués à l’industrie, qui est à l’origine sémantique de cette expression, il semble que l’on assiste également à l’émergence d’arts appliqués aux transitions, terme flou qui a cependant le mérite de souligner une acception de plus en plus large de l’usage de la création plastique dans une perspective de transformation.