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À ses pompiers la patrie portugaise reconnaissante

Journaliste

Au Portugal, les fumées se sont dissipées, mettant à jour les forêts carbonisées. Le bilan se situe dans l’effroyable moyenne des incendies portugais. Le réchauffement climatique n’est pas seul en cause. Les plantations d’eucalyptus, qui couvrent dix pour cent du territoire, aggravent la situation de par le caractère ultra-inflammable de cet arbre non endémique. Mais la réforme qui s’impose se heurte au business de la cellulose.

Bombeiros, obrigado [pompiers, merci, ndlr]. Après une journée de deuil national pour ses quatre soldats du feu tombés au champ d’honneur (quatre autres avaient déjà perdu la vie dans un crash d’hélicoptère à la fin du mois d’août), c’est le football, deuxième religion du pays, qui a rendu hommage à ceux sur qui le peuple portugais sait pouvoir compter. Dans chaque stade, les capitaines d’équipe sont entrés sur le terrain vêtus d’une veste de pompier et les arbitres, coiffés d’un casque, suite à quoi une minute de silence ou d’applaudissements a été respectée.

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L’émotion passée, une question se pose, comme après chaque épisode d’incendies au Portugal : ces morts auraient-elles pu être évitées ? Bien sûr, il y a le réchauffement climatique, auquel la péninsule ibérique est particulièrement vulnérable. Bien sûr, la nature humaine est ainsi faite qu’elle enfantera toujours des pyromanes. Faudrait-il pour autant céder à la fatalité ? Oui, si l’écosystème forestier portugais fonctionnait de manière harmonieuse, chaque chose étant à sa place et dans son rôle. Mais cela n’est absolument pas le cas.

Le Portugal est couvert d’eucalyptus, à raison du quart de ses forêts et de dix pour cent de son territoire. Le touriste affectionne particulièrement cet arbre pour sa beauté élancée et ses effluves, sauf qu’il n’a rien à faire là. Cette espèce originaire d’Australie, qui pousse naturellement en zone marécageuse, ne fut, en effet, introduite en Europe qu’au XIXe siècle. Les premières plantations portugaises datent de 1870, la Compagnie royale des chemins de fer y ayant trouvé un matériau pour ses traverses de voie.

Il est vrai que l’eucalyptus possède de nombreuses vertus : il est économe sur le plan hydrique, produisant plus de bois que tout autre arbre pour la même quantité d’eau ; ses feuilles sont bactéricides, d’où leurs propriétés thérapeutiques ; last but not least, il est… pyrophyte, autrement dit résistant au feu, la consumation de son tronc n’affectant pas ses racines. Mais l’eucalyptus a également les défauts de ses qualités : absorbant l’humidité, il assèche les sols, phénomène encore accentué par le peu d’humus que génèrent ses feuilles mortes ; son huile est ultra-inflammable ; sa capacité de régénération face aux incendies est préjudiciable à ses concurrents ; de plus, sa morphologie n’offre pas un abri adéquat à la faune locale.

Bref, une vraie plaie pour la biodiversité, mais du pain béni pour l’exploitation intensive en rotation puisqu’au bout de douze ans, on peut déjà couper l’arbre. Or, l’eucalyptus ne sert pas qu’à décongestionner les bronches : ses longues fibres constituent une matière première de choix pour l’industrie papetière, d’où son surnom de « pétrole vert ». En outre, la cellulose s’affirme de plus en plus comme une alternative crédible au film plastique pour le marché alimentaire.

Et voici comment un pays historiquement peuplé de châtaigniers et de chênes-lièges – le véritable arbre totem du Portugal, qui assure plus de la moitié de la production mondiale de liège – s’est transformé au fil du temps en stock d’activités manufacturières, avec des conséquences telles que celles subies cet été, comme dans la région du Centre, théâtre des brasiers les plus terrifiants, où l’eucalyptus a progressivement pris l’ascendant sur les espèces autochtones, y compris le pin maritime.

L’idée s’est imposée depuis longtemps que le néolibéralisme n’est pas à une absurdité près.

C’est après la Seconde Guerre mondiale que débute l’industrialisation de l’eucalyptus sous l’impulsion de la Compagnie portugaise de cellulose et avec le soutien de l’État, des banquiers du pays, du plan Marshall, de la Banque mondiale et de fonds européens. Rapidement, les plantations atteignent la surface de 100 000 hectares. Jusqu’aux années 1980, la croissance de cette nouvelle activité reste toutefois dans le domaine du raisonnable. Avant un changement de braquet décrété à Lisbonne, en dépit de la forte opposition des populations rurales, qui n’hésitèrent pas, à l’époque, à affronter les forces de l’ordre pour procéder à des arrachages.

Au crépuscule du siècle, les 100 000 hectares ont été multipliés par six, l’exploitation annuelle de cinq millions de mètres cubes de bois venant alors alimenter la production de deux millions de tonnes de pâte blanchie. Vingt ans plus tard, l’administration de la troïka (Fonds monétaire international, Commission européenne, Banque centrale européenne) poussera même à la libéralisation des plantations. Aujourd’hui, près de 900 000 hectares d’eucalyptus, dont 700 000 très mal ou pas entretenus, sont recensés par l’Inventaire forestier national (Inventário Florestal Nacional), ce qui fait du Portugal le pays le plus planté au regard de sa superficie, loin devant… la mère patrie australienne. Mais l’idée s’est imposée depuis longtemps que le néolibéralisme n’est pas à une absurdité près.

Les dérivés de la cellulose représentent près de 5 % des exportations du Portugal. Autant dire que les contempteurs de l’eucalyptus ont du mal à faire entendre leur voix face à un lobby très puissant. « Depuis Álvaro Barreto, grand promoteur de l’introduction à large échelle de l’eucalyptus au Portugal dans les années 80, passé trois fois de ministre à administrateur de sociétés de cellulose [il est décédé en 2020, ndlr], on assiste à un jeu de chaises musicales entre la haute administration des forêts et l’industrie du papier », dénonçait, après les incendies de 2019, Cristina Semblano, enseignante en économie portugaise à l’Université Sorbonne Nouvelle.

Suite au mégafeu de 2017 dans la municipalité de Pedrógão Grande, qui coûta la vie à soixante-six personnes, l’ancien Premier ministre António Costa avait pourtant appelé les députés à la plus élémentaire décence en votant une réforme afin d’éviter de nouvelles catastrophes. « Nous ne pouvons pas continuer à réclamer la fin de la monoculture de l’eucalyptus et refuser de freiner son expansion car nous craignons l’impact que cela aura sur l’économie de la cellulose », avait alors sermonné celui qui, en décembre prochain, deviendra président du Conseil européen.

À l’issue d’âpres négociations, le gouvernement était parvenu à faire adopter un Programme de transformation du paysage (Programa de Transformação de Paisagem) comprenant trois principales dispositions : l’adaptation des zones les plus sensibles aux incendies par la replantation d’espèces indigènes ; la mise en place de normes de sécurité pour les plantations d’eucalyptus en bordure de village ou de route ; une campagne de sensibilisation et de prévention impliquant la Garde nationale républicaine (Guarda Nacional Republicana). Un compromis – « arraché » sans les voix de la droite – envisageant un gel, voire une réduction graduelle de la surface totale des plantations d’eucalyptus, mais n’évoquant jamais la question de leur abattage. Objectivement, depuis 2017, seule la campagne de sensibilisation a été rondement menée. Hélas ! une réforme forestière digne de ce nom n’est pas compatible avec une politique plus soucieuse des déficits que des services publics.

Au cours de l’été 2023, des milliers de manifestants ont réclamé que les plantations laissées à l’abandon soient déboisées. Ceux-ci militent pour des forêts diversifiées, plus à même de s’adapter au changement climatique et, accessoirement, créatrices d’emplois. Le programme Renature Monchique, mené depuis 2019 dans la région éponyme de l’Algarve dévastée en 2018, qui consiste à replanter dans les zones incendiées du chêne-liège et de l’arbousier, est un bon exemple.

Mais dans le même temps, António Redondo, PDG du géant mondial de la cellulose The Navigator Company, troisième société exportatrice du pays contribuant à elle seule à 1 % de son PIB, éprouvait le besoin de déclarer, à l’occasion du soixante-dixième anniversaire de son entreprise, que « pour rester durables, nous avons besoin de plus de forêts d’eucalyptus ». L’argument de la « déplastication » vient alors justifier la mise en péril de l’environnement selon le même curieux mécanisme intellectuel qui légitime la destruction du biotope du Barroso, région du nord du Portugal classée au Patrimoine mondial agricole, pour rechercher du lithium censé sauver la planète.

Depuis, des élections législatives ont eu lieu au Portugal, qui ont ramené au pouvoir la coalition de centre droit ayant voté contre la réforme forestière très consensuelle de Costa, la même coalition qui était à la manœuvre sous la tutelle de la troïka. Cette nouvelle donne fait craindre aux populations exposées et aux associations environnementales une remise en question des maigres avancées dans la « déseucalyptisation » du pays. Pour la petite histoire, si sa responsabilité n’est nullement engagée dans les incendies de septembre (très surveillées, les plantations de l’industrie brûlent rarement), le siège de Navigator est basé à Cacia, dans le district d’Aveiro, un des secteurs les plus meurtris par cet énième épisode de fournaise.

L’eucalyptus n’est pas écocide, il a sa place comme toutes les autres espèces, mais sur un sol bien particulier, convenant à ses caractéristiques. Au Portugal, il est des régions où il n’aurait jamais dû être planté, et donc des politiques d’aménagement coupables. Malheureusement, tant que son remplaçant pour faire autant sinon plus d’argent n’aura pas été inventé, on peut pressentir que les Portugais continueront encore longtemps à pleurer leurs pompiers, auxquels ils s’en remettent pour les protéger.


Nicolas Guillon

Journaliste

Politiques du dancefloor

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