Vous avez dit empires ?
Les sursauts de l’Europe actuelle, coincée entre la reconnaissance de ses identités multiples à l’intérieur et son sentiment d’impuissance à l’extérieur, soulignent les faiblesses de sa constitution : un marché unique, une avalanche de normes administratives et une addition de nations souveraines, cela n’existe pas face aux empires qui s’emparent du globe. Ceux-ci ont pris acte de la fin des grands duels du XXe siècle, pour accepter qu’ils sont désormais plusieurs, à la fois complices et rivaux, s’arrangeant pour se partager le monde, entre États-Unis, Chine, Inde, Russie, tout en manipulant autrement le rapport Nord/Sud, si déséquilibré.

La démocratie n’a pas gagné au change : tandis que chez eux, la plupart de ces pays ont désormais instauré un autoritarisme despotique, au mieux, et au pis une dictature violemment répressive, tout en organisant avec vigueur l’assimilation forcée de leurs minorités, entre eux ce mélange de rivalité complice et de tolérance intéressée permet le maintien de relations économiques, à la condition tout à fait respectée de ne plus se mêler des affaires intérieures de chacun. En ce sens, la relation de Trump à la Chine et à la Russie a été un résumé caricatural de ce nouvel impérialisme partagé.
À côté de cela, sans oublier les pays intermédiaires, qui, sans être non plus tous des modèles de démocratie, aimeraient rejoindre le club sans en avoir vraiment les moyens, en jouant plus ou moins habilement de la concurrence entre ces néo-empires, comme le maladroit Brésil, la maligne Turquie — un ancien empire, justement — ou l’Iran, pour sa zone d’influence chiite, il reste deux grands perdants, si l’on raisonne dans les mêmes termes : l’Europe, un continent de plus en plus inaudible sur la scène internationale malgré ses multiples richesses et sa riche diversité ; et les pays africains, de plus en plus dépendants, appauvris, condamnés à se donner tour à tour au plus puissant – on aimerait pouvoir dire au plus offrant, si ces cadeaux n’allaient pas avant tout aux autocrates locaux.
Mais j’ai employé là le mot empire sans l’interroger. Le mot impérialisme avait déjà fait glisser la signification de ce mot vers la dénonciation du colonialisme, ce qui se comprend – à l’extérieur et depuis toujours, les empires n’ont jamais eu beaucoup de scrupules à conquérir ou à piller les peuples moins puissants qu’eux. Mais, si vu des autres pays, les mots empire et impérialisme se ressemblent dans leur violence prédatrice, cette assimilation entre les deux termes gomme une différence essentielle entre le concept d’empire et celui de nation : leur mode de composition interne.
Et de ce point de vue, ces géants des temps modernes ne sont pas des empires, ce sont en fait des super-États-nations. Loin de se nourrir de la diversité interne qui était de règle dans les empires, ils vont tous vers l’assimilation brutale de leur diversité interne (ouïghours, musulmans, mongols, kurdes), et vers l’autocratie policière du pouvoir. Ce faisant, ils s’écartent radicalement des modèles que tant la Rome impériale que Napoléon, tant Charles Quint que les Habsbourg auraient pu leur donner : un empire ne s’occupe pas de son unité, il se nourrit au contraire de sa diversité. Une hiérarchie minimale, une structure administrative, une monnaie, une armée et un chef, plus une forte infrastructure de circulation interne, des routes, des ponts, etc., tout cela est le cerveau, le cœur et les vaisseaux qui font l’unité de l’empire. Pour le reste, faites ce que vous voulez, plus vous serez de peuples et de cultures diverses, mieux on se portera et plus on durera !
On est loin de ces nouvelles super-nations autocrates, rivales et complices à la fois, qui se partagent le monde en ne regardant pas trop ce que chacun fait chez soi pour maintenir leurs échanges économiques : autre point, plus récent, c’est aussi qu’on n’est plus dans le monde binaire que je rappelais (USA-URSS, puis USA-Chine, entre puissances ; Nord-Sud, entre riches et pauvres), mais que chacune de ces super-nations sait maintenant qu’il faut composer avec les trois-quatre autres, sans compter les candidates plus petites.
Le flottement actuel des États-Unis entre ce nouveau modèle, avec Trump, et la nostalgie de l’ancien, avec Biden, confirme plutôt ce glissement des empires rivaux du XXe siècle vers le mélange de rivalité et de complicité, aujourd’hui, entre des big ones plus nombreux, qui savent qu’ils ne vaincront pas l’autre : ce qui s’installe, c’est un jeu de concurrence-coordination économique, doublé de complicité politique et de complaisance sur les répressions internes. « Nous sommes tous des autocrates, faites ce que vous voulez chez vous, on n’est pas regardant… » Cela peut limiter la menace d’une guerre mondiale, au moins pour un temps ; cela produit beaucoup moins de démocratie, sûrement !
Appelons donc ces super-États les big nations, plutôt, pour bien montrer leur nationalisme exacerbé et leur obsession identitaire, en interne, si éloignés de l’empire : cela laisse la voie pour reprendre la notion d’empire, quitte à lui trouver un autre nom, et en développer un usage propositionnel, qui en effet serait très pertinent pour nous l’Europe (et peut-être aussi pour l’Afrique, si elle parvient à se libérer de son auto-prostitution au plus riche et au plus brutal, qui finance et arme les dictateurs locaux) : c’est bien notre problème, actuellement, à nous l’Europe, notre diversité trop grande d’un côté, et l’absence sinon d’empereur, de chef tout simplement… Qu’on doive faire des concessions à la Hongrie ou jouer sur ses financements européens sinon elle bloque l’aide à l’Ukraine, quelle aberration et quelle impuissance ! qu’il faille l’unanimité pour prendre des décisions, à vingt-cinq ou vingt-sept pays, il n’est pas besoin de lire Schmitt pour comprendre que c’est bloquer toute capacité de décision régalienne, qu’elle soit militaire ou diplomatique, l’Ukraine en sait quelque chose.
Mais cette diversité, au lieu d’être une faiblesse et de rendre l’Europe impuissante comme maintenant, c’est bien ce que la reprise de ce qu’on peut nommer la « forme empire », plutôt que l’empire, donc en prenant au sérieux les corrections démocratiques à lui apporter, nous permettrait de mettre en valeur, par rapport aux monstres autocratiques et uniformisant en interne qui nous entourent. Tout en se ménageant entre eux, mi-complices, mi-adversaires, la plupart se referment sur une identité intérieure majoritaire et font tout pour assimiler leurs minorités.
Au contraire, en Europe, quitte à l’amender, la forme empire nous rendrait notre force, interne et externe, aussi : si on est démocrate et libre, et non autocrate et autoritaire, on peut exploiter la variété, les idées, l’invention, la force et la créativité des actions et des initiatives individuelles, celles d’organisations spontanées intermédiaires comme celles de règles communes, du capitalisme contrôlé et du combat syndical autant que de la participation représentative des divers groupes sociaux : tout ce qu’écrasent les big nations autocrates… sans compter une relation d’un autre type avec l’autre perdant du petit jeu de ces big nations, donc : l’Afrique.
Ce n’est pas par hasard que Rome ou Napoléon aimaient tant le droit : la notion d’empire est une pure abstraction. Peu de règles, formelles mais décisives, circonscrivant le pouvoir politique autour de quelques enjeux vitaux. De tout le reste, de tout ce qui est substance, de ce qui fait l’identité et les différences entre les peuples, les corps et les sols, les cultures, les langues et les religions, l’empire n’a cure. Qu’importe que l’empereur de Rome soit espagnol ou même cyrénaïque ! Il est là pour fixer les règles du jeu et les faire appliquer, si et seulement le problème est à son échelle.
L’Europe ne ferait que redécouvrir là ce que les empires anciens savaient bien : que rien n’est plus mortifère que d’associer pouvoir et identité – mais depuis des siècles, c’est là l’équation même des nations, et tout particulièrement celle de la France.
L’hésitation actuelle inquiétante des États-Unis est au cœur de ce tournant du monde. Je l’ai jusqu’ici assimilé à ces nouvelles big nations, c’est injuste. Si l’on lit sa constitution, à sa naissance cet immense pays né de la libération d’une colonie se voulait le modèle même d’un gouvernement démocratique, à l’intérieur comme à l’extérieur, dans son refus radical de tout impérialisme, justement – et si l’on met de côté le racisme blanc endémique de l’époque, qui l’a fait proliférer sur le dos d’esclaves noirs.
Depuis l’intervention aux Philippines, son premier renoncement à son anti-impérialisme, il a de plus en plus eu à définir son propre rôle dominant dans le monde, entre la défense militaire de la liberté, la sienne et celle des autres, et la lutte contre des puissances rivales, anti-démocratiques, l’Allemagne nazie puis la Russie communiste, et bien vite le développement tout à fait impérialiste de son emprise militaire et économique sur le monde. La croissance si extraordinaire des États-Unis, cette puissance si jeune si l’on pense à l’histoire du monde à plus long terme, fait se tendre à se rompre tous les paradoxes de ces nouveaux empires.
Est-il possible de mieux définir et dénouer ces dilemmes, que les États-Unis incarnent au plus profond de leur constitution, entre d’un côté l’invention de cet apparent oxymore que serait un « empire démocratique » (il faudra lui trouver une autre appellation, j’y reviendrai), et le fait que ce pays fait d’états unis est longtemps resté très attaché à sa démocratie interne, et de l’autre côté leur ralliement au club des super-États autoritaires, si l’on a en tête cette fois l’évolution impériale des USA depuis le début de XXe siècle, au fur et à mesure que leur surpuissance par rapport à toutes les autres nations s’est imposée ?
La dégradation caricaturale du débat public aux États-Unis sous Trump, l’indulgence intéressée de ce dernier vis-à-vis de la Russie et de la Chine, sa conception haineuse de l’adversité politique, son usage constant de l’insulte et du mensonge, son hostilité vis-à-vis de nouvelles migrations, tout cela montre que le plus riche pays du monde peut à tout moment céder à la tentation d’inverser la priorité entre démocratie interne et puissance mondiale, et rejoindre le club fermé des big nations non démocrates.
Et l’Europe ? Qu’en est-il de cet ensemble de nations, incapable tel qu’il est d’exister sur cette scène politique mondiale, et tentée pays par pays de flirter avec l’extrême-droite ? Mais ne serait-ce pas au contraire le moment de la redéfinir comme puissance mondiale ? Oublions le mot d’empire, mais pour le coup, le modèle américain nous fournit le bon vocabulaire : qu’elle devienne véritablement les États-Unis d’Europe ! Pourquoi ne pas profiter des crises actuelles – climat, écologie, migrants, montée des extrêmes… – pour se refonder politiquement, non pas en se fragmentant encore plus en vingt-sept petites nations autoritaires, comme elle tend à le faire, mais en se donnant les moyens d’être une puissance mondiale démocratique ? Comment constituer autrement des collectifs hétérogènes, sur des territoires tous différents, et différemment habités ?
Qu’on pense à la lutte pour une écologie vivable et contre le réchauffement climatique : la crise requiert de dépasser les frontières nationales pour oser imposer des règles et prendre des décisions politiques graves, chères et contraignantes à une échelle bien plus large que celle des pays. Cela oblige à réviser le simple libéralisme économique et à réintégrer la notion de communs, pour redonner la priorité aux enjeux de long terme, même coûteux, par rapport aux bénéfices à court terme, eux sûrement désastreux.
Sur la question des migrants, par exemple, c’est aussi à ce niveau que l’Europe pourrait se donner les moyens de rester grand ouverte aux innombrables mouvements de population qui font depuis toujours l’incroyable mosaïque qu’est notre continent. La leçon de Merkel serait tirée : non, aucun peuple n’accepte des migrants au nom d’un marché de l’emploi déficient et d’une démographie qui s’épuise, c’était ajouter la peur de l’invasion ethnique à la soumission aux lois de l’économie du plus prédateur des capitalismes. Les migrations seront politiques, ou elles mèneront à la pire des guerres, entre les riches et les pauvres. Et seul un espace tel que l’Europe, capable d’échanger avec d’autres puissances, de composer avec elles, de négocier des rapports réciproques, serait en mesure d’accueillir les migrations à venir tout en maintenant ses principes.
L’Europe ne ferait que redécouvrir là ce que les empires anciens savaient bien : que rien n’est plus mortifère que d’associer pouvoir et identité – mais depuis des siècles, c’est là l’équation même des nations, et tout particulièrement celle de la France. Certes, pour nommer et instaurer cette nouvelle Europe, le mot empire n’est plus le bon, son passif est trop chargé. Les empires historiques ont surtout servi à ramener par la force en leur centre le blé, le cuivre, des impôts, des femmes et des esclaves, et des recrues pour les armées.
Mais au lieu d’attendre vainement d’un marché qu’il fasse le travail tout en tremblant à l’idée de froisser les souverainetés nationales, pourquoi l’Europe ne se reconstruirait-elle pas sur ce mode, cette fois en faisant revivre comme pur principe politique ce à quoi nous tenons : l’état de droit et la sécurité, la démocratie et la liberté de conscience, la modération de la violence et le respect des minorités ?
Tout cela nécessiterait un travail collectif que je n’ai fait qu’esquisser, pour moi, comme dans un rêve. Je suis chercheur mais en l’occurrence, en prenant soin de ne citer personne, j’ai parlé en simple citoyen européen, et je n’ai abordé aucun aspect technique du problème. Il y faudra l’œuvre de beaucoup d’autres, juristes, constitutionnalistes, hommes politiques et responsables élus : qui gouvernerait cet empire d’un nouveau genre, comment choisir un « empereur démocratiquement élu » et le renouveler régulièrement, comment équilibrer les voix de chaque pays, doser entre souveraineté européenne et subsidiarités nationales, etc. Mais les spécialistes se préoccupent souvent plus des moyens que de fins. C’est d’elles que chacun de nous, citoyens européens, devons nous soucier, au lieu de nous replier frileusement sur nos petits pays en fermant leurs frontières : n’est-il pas grand temps que, grâce à un tel effort, nous puissions enfin proclamer « Vivent les États-Unis d’Europe ! » ?