Aujourd’hui, le ballon dort…
Faut-il en rire ou en pleurer ? Est-ce une farce ou une tragédie ? Du Molière ou du Racine ? À moins que ce ne soit du Beckett, un théâtre de l’absurde, situé dans un monde dévasté et déjà post-apocalyptique, annonçant la Fin de partie. Entre un Euro 2024 globalement insipide, une Ligue des Champions maquillée comme une voiture volée et les cris et chuchotements autour de la sonate d’automne de Kylian Mbappé au pays d’Ingmar Bergman, le football, ce sport infini, semble n’être désormais capable de se donner en spectacle que pour de mauvaises raisons.
Écoutons Marcelo Bielsa, théoricien argentin du jeu : « Qu’est-il arrivé au football ? Que s’est-il passé avec ce jeu qui était une propriété populaire ? […] Au fur et à mesure que de plus en plus de gens regardent le football, celui-ci devient de moins en moins attrayant. Parce qu’on ne privilégie pas ce qui a fait son succès. On favorise le business, et le business c’est précisément que beaucoup de gens regardent beaucoup de matches. Mais avec le temps, il y a de moins en moins de footballeurs qui valent la peine qu’on les regarde jouer et le jeu devient de plus en plus prévisible. […] Je suis certain que le football est dans un processus de déclin. L’augmentation artificielle de son public va s’interrompre. »
Quelques joueurs, parmi les plus exposés à l’overdose, commencent d’ailleurs à tirer la sonnette d’alarme, à l’image de l’Espagnol Rodri, l’un des plus sérieux candidats au Ballon d’Or décerné ce lundi, qui, ironie du sort, se blessera gravement quelques jours après cette déclaration : « Entre quarante et cinquante matches par saison, un joueur peut évoluer au haut niveau. Entre soixante et soixante-dix, non. […] Nous devons prendre soin de nous, qui sommes les principaux personnages de ce sport, ou de cette industrie, peu importe comme vous l’appelez. »
Peu importe, mais le mot est lâché : « industrie ». Entre les mains d’acteurs étrangers au sérail, les clubs professionnels ne sont plus que des usines « à fabriquer des transferts, des commissions, des droits TV, du digital et du merchandising », écrivions-nous dans ces mêmes colonnes en avril 2019, dans un article consacré à la disparition dramatique du joueur argentin du Football Club de Nantes Emiliano Sala, symptomatique à nos yeux de la dérive du paquebot.
La première voie d’eau date de près de trente ans, du fameux arrêt Bosman, rendu le 15 décembre 1995 par la Cour de justice des Communautés européennes (devenue aujourd’hui Cour de justice de l’Union européenne, CJUE), qui mit fin aux quotas de joueurs étrangers dans les clubs européens au nom de la libre circulation des travailleurs entre les États membres. Le football venait de s’inscrire dans la logique néolibérale, qui, nous l’ignorions encore, allait bientôt commander à nos existences.
Pour une fois, les cadences infernales et la robotisation des corps concernent les biens nés, qui, par la faute de leur talent, se retrouvent à travailler à la chaîne.
Depuis, le dogme du ruissellement a tellement répondu aux faits que le Real Madrid a remporté une Ligue des Champions sur trois, le reste du palmarès étant squatté par ses complices du gang de la Super League. Rappelons que ce projet de ligue « économiquement sécurisée », appuyé financièrement par la banque américaine JPMorgan, peu compatible avec la culture européenne du sport mais opportunément présenté en pleine pandémie en prétendant en compenser les pertes, visait à s’affranchir des instances et de leurs règlements pour libéraliser la spéculation une bonne fois pour toutes et cuisiner en paix entre très riches. La reculade opérée illico devant l’indignation générale relevait toutefois de la tartufferie puisque la nouvelle formule de la Ligue des Champions permet aux félons d’avancer leurs pions dans la direction souhaitée : toujours plus de matches pour générer toujours plus de gains.
La singularité de la situation est que, pour une fois, les cadences infernales et la robotisation des corps concernent les biens nés, qui, par la faute de leur talent, se retrouvent à travailler à la chaîne. Certes, tout footballeur n’est pas Rodri et usé comme lui à 28 ans. Sa fiche de paie défiant l’entendement ne saurait cependant justifier son épuisement, qui est une réalité, dû à la multiplication des rencontres disputées, mais également à leur changement de nature, le joueur de très haut niveau étant aujourd’hui réduit à l’état de machine à répéter les efforts à très haute intensité.
Pour répondre à Marcelo Bielsa, il est arrivé au football ce qu’il est arrivé à toutes les pratiques qui ont un jour connu le succès. Il est passé du domaine de l’artisanat à celui de l’industrie, pour reprendre le mot de Rodri, et, comme toute industrialisation, celle-ci s’est accompagnée d’une déshumanisation, qui affecte aussi bien le joueur que le spectateur, devenu pour sa part un mendiant du jogo bonito. Car ce football, qui se consomme comme les réseaux sociaux, ne laisse aucune trace.
Jorge Sampaoli, autre entraîneur argentin passé par l’OM, y perçoit l’expression d’une société individualiste : « Voyez le jeu pratiqué par la France ou l’Angleterre : il est en partie basé sur le potentiel individuel de joueurs comme Mbappé ou Bellingham, susceptibles de résoudre à eux seuls le problème collectif de leur équipe [So Foot, n° 218, juillet-août 2024]. » De fait, depuis que le football est un produit, les « trêves internationales » n’ont jamais aussi bien porté leur nom.
Le dernier Euro fut à la fois un éloge de la lenteur et une allégorie du vide, dont le meilleur match fut un Turquie-Géorgie, ce qui en soi mériterait une thèse. Même en Amérique du Sud, dont les pépites rejoignent désormais l’Europe à la puberté, on ne danse plus la samba avec le ballon. Depuis Ronaldinho et Ronaldo, le Brésil n’a plus que le maillot du Brésil. Quant à nos Bleus, leur schizoïdie ne cesse d’élimer le lien avec leur public et d’éloigner le jeu de ses racines. Ils ont même réussi l’exploit de faire fuir le génial Antoine Griezmann, encore étincelant avec son club de l’Atlético de Madrid, mais qui ne trouvait plus personne pour dialoguer avec lui sur le terrain puisqu’il y était entouré de coureurs à pied, fonçant tête baissée vers le but pour leur gloire personnelle.
L’habile Didier Deschamps s’est lui-même pris les pieds dans le tapis du marketing en confiant le brassard de capitaine à Kylian Mbappé. Le sélectionneur en a payé la note lors du dernier rassemblement à Clairefontaine, zappé par le récipiendaire, qui avait un mot d’excuse tout juste recevable, mais surtout un date à Stockholm. Et l’art de « DD » de ne rien dire dans d’interminables phrases n’a, cette fois, pas suffi à noyer le poisson. Au vrai, ces parenthèses en sélection ne sont plus pour certains que des séquences récréatives servant de prétexte à un défilé de mode. Mais « Kyky » sera présent pour les matches qualificatifs de la Coupe du monde 2026, nous rassure-t-on. Sauf que « Kyky » a traversé l’Euro comme le Concombre masqué.
En attendant, l’arrêt Diarra, rendu le 4 octobre dernier par la CJUE[1], dont les optimistes espèrent qu’il fera exploser la bulle, résonne surtout comme une extension du domaine des transferts, un arrêt Bosman 2.0, un pas supplémentaire vers la libéralisation totale de l’économie du football, mettant un peu plus en péril le déjà très fragile équilibre comptable des clubs. La prochaine étape, ce sera donc, pour de bon, la création de compétitions fermées, sécurisant les recettes et les dépenses de quelques-uns au détriment de tous les autres, avec dans le trousseau de la mariée un long cortège de dégâts collatéraux. Imagine-t-on une Ligue 1 sans le PSG et l’OM ? Qui consentira à payer pour diffuser ? Et combien de clubs se retrouveront à la cave à l’instar des Girondins de Bordeaux ?
Face à ce dérèglement climatique qui menace la planète foot, « ce que nous devrions tous faire, c’est ignorer ce scénario qui nous est proposé, où la controverse, la discussion, l’accusation, la détermination de la responsabilité deviennent une obsession qui détériore l’environnement dans lequel ce sport doit être pratiqué », professe l’intellectuel Bielsa. Le message pointe les limites d’un modèle de développement axé uniquement sur le résultat et en appelle ni plus ni moins à une rupture anthropologique.
Il nous revient en mémoire ces mots de Marc Lyden-Smith, le prêtre de la formidable série Netflix Sunderland ‘Til I Die qui fait souvent prier ses paroissiens pour leur équipe favorite : « La foi et le football sont étroitement liés. À bien des égards, le stade est une immense église qui unit toutes les religions. » Et c’est tout le problème de ce football qui perd ses fidèles. Pour Albert Camus, il fut une école de la vie : « Le peu de morale que je sais, je l’ai appris sur les terrains de football et les scènes de théâtre qui resteront mes vraies universités. J’ai appris qu’une balle ne vous arrivait jamais du côté où l’on croyait. »
L’état du football dit, en effet, beaucoup de celui du monde. Un peu comme le théâtre du point de vue de Federico García Lorca, il est « un des instruments les plus expressifs, les plus utiles à l’édification d’un pays, un baromètre qui enregistre sa grandeur ou son déclin ». Porteuse d’un profond héritage culturel, l’Espagne au jeu inspiré et coloré, qui a sauvé l’Euro du naufrage en démontrant qu’il est encore possible de gagner en portant beau, fait ainsi quelque part écho à la politique sociale et progressiste qui y est actuellement conduite avec force sans pour autant compromettre les grands équilibres. Inspirera-t-elle par sa réussite un sursaut, soyons fous, un courant ? C’est seulement à cette condition que le jeu infini échappera à sa finitude.