Quand prendrez-vous enfin soin du care ?
Messieurs, puisqu’il n’y a aucune femme,
Vous n’avez de cesse d’expliquer que nous (les françaises et les français) ne travaillons pas assez et nous (fonctionnaires) nous sommes un coût, bien trop élevé pour les maigres finances de l’État et des collectivités. Je me permets d’attirer votre attention sur quelques éléments de réalités que vous semblez oublier (au mieux) ou ignorer sur les métiers qui sont les nôtres, ceux du care.
Vous savez, ces métiers que vous n’exercerez jamais, non parce qu’ils sont difficiles à atteindre en raison de leur parcours de formation, mais parce qu’ils sont complètement dévalorisés et majoritairement des métiers de femmes. C’est-à-dire, comme l’explique la sociologie, des métiers mal payés, peu qualifiés, aux horaires difficiles et managés par des gens non issus de nos métiers et toujours mieux payés qu’elles.
Nos métiers sont INDISPENSABLES non pas à la société mais à la vie humaine, nos métiers s’occupent des vulnérables. Vous savez, messieurs, que nous sommes toutes et tous vulnérables, même vous. Vous avez été, peut-être êtes-vous, vous serez vulnérables. Vous avez été enfants, vous serez vieux, vous avez été malades. Et donc, un jour, vous aurez besoin de nous. Mais vous qui êtes riches et qui avez du réseau, vous ferez ce que font tous les riches, vous achèterez des personnelles pour que ces femmes s’occupent de vous ou de vos proches. Parce que, oui, vos proches aussi sont vulnérables. Dans la société que vous nous construisez, les riches achètent des personnelles pour s’occuper des vulnérables, les classes moyennes se débrouillent avec la solidarité nationale et les pauvres survivent entre pauvres, ou meurent… Ah non, les pauvres sont les personnes que vous employez pour qu’elles s’occupent de personnes vulnérables de votre entourage.
Être une employée du care est tellement difficile, par les situations rencontrées, mais aussi par les conditions d’exercice des métiers, que seules les personnes qui ne peuvent faire que cela le font. Les autres démissionnent, changent de métier ou deviennent cheffes. Les seules personnes qui acceptent les métiers du care les plus difficiles sont celles et ceux qui viennent de l’étranger. Vous savez, les immigrés, les personnes issues de l’immigration à propos desquelles M. le ministre de l’Intérieur a dit qu’elles n’étaient pas une chance. Pourtant, ce sont des immigrés qui prennent soin de nos vulnérables ou qui font les tâches d’entretien de vos maisons et bureaux.
Être une employée du care, c’est aussi s’occuper de toutes les personnes en souffrance, en difficulté, marquées par un accident de la vie, une situation de violence ou de précarité. C’est soigner les victimes du monde que vous mettez en place, de ce monde où si vous n’êtes pas productifs, vous êtes considérés comme une charge, un poids ou un profiteur.
Être une employée du care, c’est vivre au quotidien avec ces gens fracassés par la vie… euh non… pas par la vie, mais par un parent violent, un chef maltraitant, un chauffard, une machine au travail, un virus, un cancer, un violeur, un mafieux, un conjoint, mais aussi par un manager/décideur exécutant des ordres d’actionnaires richissimes, un produit fabriqué par une industrie polluante et menteuse, un trader boursicotant sur le cours de matières premières indispensables à la vie, un chef d’État viriliste et haineux, un idéologue drapé dans ses certitudes ou par l’usure du temps.
Être une employée du care, ce n’est pas compter des sous sur un tableau Excel et retirer des millions voire des milliards pour équilibrer un budget. Messieurs, travailler dans le care, c’est voir de ses yeux, toucher de ses mains, sentir et entendre les cris des corps marqués et violentés, jour après jour, année après année, recommencer chaque fois, et n’avoir comme seule opportunité lorsque la souffrance de l’autre est trop forte que de démissionner tant sa vie d’employée du care est devenue insoutenable.
Être une employée du care, c’est vous entendre, Messieurs, débattre et poser des discours affirmés sur nos vies, qualifier ce que nous faisons d’utile, d’indispensable ou de secondaire ; vous entendre nous dire que nous ne travaillons pas assez ou mal ou pas comme il faut… Vos propos, d’autres les ont tenus il y a dix, vingt ou trente ans. Et nos vies sont de plus en plus difficiles, mais ça ne va encore pas.
Être éducatrice, infirmière, auxiliaire de vie, assistante d’éducation, animatrice, c’est être une vulnérable au milieu des vulnérables.
Pourtant, lorsque vous commencez vos mandats, vous venez toujours à l’hôpital ou à l’école tenir vos discours et faire de l’image. Vous n’allez pas dans d’autres structures sans doute parce que vous imaginez ne pas être concernés : l’Aide sociale à l’enfance (ASE), les instituts médico-éducatifs, les hôpitaux psychiatriques, les centres d’accueil, les structures pour personnes en situation de handicap, etc. Lorsque vous visitez des centres d’accueil pour personnes ayant fait un parcours migratoire, c’est toujours pour sortir vos muscles et discourir sur le nécessaire renvoi de ces « migrants » dans leur pays… sans doute parce qu’à vos yeux, ils ne pourront pas exercer un métier du care. Il est plus facile d’importer des femmes formées et diplômées qui travailleront à votre service, femmes qui seraient pourtant bien plus utiles dans leur propre pays pour soigner leurs vulnérables…
Nous sommes des salariés du care et des fonctionnaires. Nous vivons quotidiennement et nous essayons d’écoper le désastre que vos politiques ont mis en place depuis plusieurs décennies. Nous voyons chaque jour des vulnérables être toujours et un peu plus vulnérables, parfois jusqu’à la mort. Nous entendons vos péroraisons de salon et de tribune, vos anathèmes politiques, vos querelles de bonhommes. L’écart entre notre vie et la vôtre est incommensurable. Vos préoccupations sont à des années-lumière de nos vies.
Lorsque chaque jour nous voyons l’hôpital, les foyers de l’enfance, les services sociaux, les centres d’accueil, les crèches, les centres de loisirs se disloquer, s’effondrer par l’absence de moyens, par l’absence de compréhension de ce que devrait être une institution du care, mais aussi et surtout par vos discours qui rentrent dans la tête de nos concitoyens, qui disent que nous (fonctionnaires) sommes fainéants et trop, que les immigrés sont un problème, que les pauvres coûtent trop cher, que le malade abuse de la Sécu, que les allocations sont mal utilisées ou que le chômeur est (comme le fonctionnaire) un fainéant, nous vous écoutons en ayant au fond de la bouche ce goût si particulier et amer de la colère. Nous aurions envie de vous hurler à la face que, vous aussi, vous êtes payés par de l’argent public, que vous coûtez trop cher, mais surtout que vous n’existez que pour vous-mêmes.
L’été 2024 aura démontré que la France peut fonctionner sans gouvernement. Fermez les hôpitaux, les centres de loisirs, les crèches et les centres d’accueil pendant deux mois… vous verrez que la France ne fonctionnera plus. NOUS SOMMES INDISPENSABLES À LA VIE.
Je vous mets au défi, Messieurs, de travailler de 6 h 45 à 16 h 30 sans pause, ni repas, ni arrêt aux toilettes, ni café, ni eau dans le service de pédiatrie d’un hôpital public, puis de prendre cinq minutes pour avaler un sandwich triangle acheté à vos frais (puisque le self est fermé, inaccessible, et que les repas ne sont pas fournis), puis de reprendre jusqu’à 19 h 15 en étant serviables, jamais énervés, respectant les ordres et des raillerie des parents, en faisant des tâches pour lesquelles vous n’êtes pas payés et parfois en expliquant votre travail à une étudiante… Revenir le lendemain à 6 h 45 et recommencer… entre les deux postes, deux heures de transport avec des transports en commun miteux… Messieurs, lâchez vos voitures de fonction et vos escortes, mettez vos mains au service des vulnérables, vos pieds dans les couloirs infinis des structures du care, vous comprendrez que nous ne sommes ni trop ni fainéants ni une charge.
Je vous mets au défi, Messieurs, de travailler de 6 h 45 à 14 h 30 sans pause, avec parfois un repas en barquette, mais pris en commun avec des adolescents placés dans un foyer d’urgence de l’ASE. Venez passer ces heures à tenter d’échanger et de comprendre ces ados violentés par des adultes qui auraient dû les aimer, en proie à des troubles psychiques lourds, parfois victimes de viol à l’âge où on joue dans la cour de récréation. Venez comprendre qu’être éducateur, ce n’est surtout pas être gardien ou vigile, mais bien essayer de ramer à contre-courant pour que les ados violentés puissent reprendre confiance dans des adultes. Venez vivre au milieu des enfants placés et en situation de handicap accueillis dans des foyers inadaptés parce que les structures permettant d’accueillir ces enfants n’existent pas… et que, même si elles existaient, personne n’irait y travailler tant les conditions sont difficiles, le temps de travail incertain et les salaires maigres. Messieurs, les enfants de l’ASE sont les enfants de la République, la République doit en prendre soin… ce que vous ne faites pas.
Je vous mets au défi, Messieurs, non pas de prendre nos places de salariés du care, mais bien de faire ce que vous devriez faire comme membre de vos familles, vous occuper de vos vulnérables et travailler en même temps, faire la toilette d’un vieil aïeul, garder le bébé d’un parent, faire les devoirs de vos enfants ou petits-enfants, partir au milieu d’une réunion pour accompagner un proche malade à un rendez-vous, prendre un transport en commun avec un parent en fauteuil, être convoqué par une institution à 16 h un jeudi, faire les dossiers de demande d’allocation ou d’indemnisation, trouver un·e psychologue, réaliser un conseil de famille pour prendre en charge un parent Alzheimer… tout ceci en étant parfois très éloignés de vos proches. Messieurs, essayez, rien qu’une fois… sans payer personne. C’est ce que vivent les salariés du care au quotidien, parce que les salaires ne sont pas dignes et ne permettent pas de faire comme vous.
Cette lettre ne sera qu’une énième plainte, un énième texte essayant de dire et de décrire l’état de nos vies. Peut-être la lirez-vous, peut-être l’un de vos conseillers la lira-t-il, peut-être personne. Une chose est sûre, vous ne la comprendrez pas, vos conseillers issus de votre entre-soi non plus.
Je peux être aussi affirmatif parce que, depuis des décennies, ce type de textes est écrit, mais aussi (et c’est bien plus grave) des études scientifiques qui l’expliquent et le démontrent, parfois quelques personnes connues en ont fait écho, et rien n’a changé. Pour être précis, les choses empirent. Je suis fonctionnaire et éducateur depuis la fin du XXe siècle et mes jeunes collègues sont plus pauvres, surchargés et surtout ne font plus le même métier que celui que j’ai appris. Être éducateur aujourd’hui, ce n’est plus rencontrer des jeunes et travailler avec eux vers un avenir meilleur, c’est remplir des obligations technocratiques et rendre compte de son action sans avoir le temps de l’action. Être éducatrice, infirmière, auxiliaire de vie, assistante d’éducation, animatrice etc., c’est Kafka sous ordres, c’est être une vulnérable au milieu des vulnérables.
Cette lettre ouverte marque, pour moi, l’espoir qu’un·e ou deux décideur·ses politiques ouvrent les yeux et acceptent de mettre au travail avec force et engagement l’organisation de notre société, les dispositifs de solidarité, la répartition des richesses, les outils de gestion et de management des organisations du care, la définition des métiers du care et, bien évidemment, la valeur de ces métiers dans notre société. Si le salaire ne fait pas tout, il fait… L’organisation et le sens du travail sont les indispensables compléments du salaire pour que nos métiers du care (re)trouvent la place qu’ils n’auraient jamais dû perdre.
Les métiers du care sont des métiers de praticiens penseurs de leur action, ils ne doivent pas être des métiers subsidiaires et sous les ordres d’autres. Nous refusons d’être placés sous la domination des gestionnaires, psychologues, sociologues, médecins ou commerciaux. Si tout s’effondre, nous serons les seuls à savoir encore prendre soin des personnes, nous nous rapprocherons des agriculteurs bio, qui sont les seuls à savoir encore prendre soin de la terre, nous pourrons refaire société. NOUS SOMMES INDISPENSABLES À LA VIE.
Veuillez agréer, Messieurs, puisqu’il n’y a aucune femme, l’expression de mes salutations respectueuses, puisque je vous respecte là où, vous, Messieurs, puisqu’il n’y a aucune femme, vous ne respectez pas nos métiers, nos actions, notre travail, les personnes avec lesquelles nous travaillons.
PS : J’oubliais aussi d’ajouter que le week-end, durant nos repos et nos vacances, nous sommes pour beaucoup engagés dans la vie militante et associative où nous accueillons des enfants et des jeunes oubliés, en difficulté, en grande difficulté, en souffrance psychique ou en échec grâce à l’immonde Parcoursup. Mais, là aussi, notre action est détruite, niée, disqualifiée et caricaturée : éco-terroriste, wokiste, non républicaine, communautariste, etc.