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Écocide, urbicide, technologie : nouvelles leçons guerrières au Proche-Orient

Historienne de l'architecture

Dans un contexte où les corps humains des uns ne semblent pas avoir la même valeur que ceux des autres, où les statistiques révélant le nombre de décès et de blessés ne semblent pas affecter le moindrement les institutions responsables, parler d’écologie, de construction et de technologie apparaît peut-être comme la dernière carte à jouer pour rendre visible ce qui se passe à Gaza et au Liban-Sud.

D’aussi loin que je me souvienne, deux types de traces matérielles subsistent aux guerres : les traces visibles, comme par exemple les infrastructures reconstruites modifiant certains axes urbains, les façades trouées des immeubles qui n’ont pas été rebouchées ou l’installation de postes de contrôle, et les traces invisibles, celles qui rongent de l’intérieur, celles dont on ne sait comment parler et dont on a du mal à identifier les tenants, celles qui sont psychologiques ou traumatiques.

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Mais, depuis un an, la guerre amène un nouveau lot de considérations, jusqu’alors peu prises en compte dans les débats portant sur la ville lorsqu’il s’agit de conflits : les dimensions écologique, constructive et technologique.

Dans un contexte où les corps humains des uns ne semblent pas avoir la même valeur que ceux des autres, où les statistiques révélant le nombre de décès et de blessés ne semblent pas affecter le moindrement les institutions responsables, parler d’écologie, de construction et de technologie sont les dernières cartes à jouer pour se faire visible puisqu’elles font partie des enjeux sociétaux contemporains occidentaux et capitalistes et qu’elles peuvent encore intéresser ou peut-être capter l’attention des pouvoirs. Pour exister, pour continuer d’être et ne pas être oublié, faire ressortir la carte écologique (une véritable injonction), la construction (une mode passagère chez les architectes) et la technologie (de plus en plus indispensable) pour se faire entendre. Et, à défaut de perdre le lectorat qui ne semble pas concerné par la complexité d’une situation géopolitique trop lointaine, ne plus parler de la guerre comme d’une injustice trop souvent abstraite, mais aborder le sujet depuis l’actualité et les intérêts de l’Ouest.

De l’écocide, ou ignorer la biorégion

Dans un monde de plus en plus conscient des changements climatiques et de leur impact, dans un contexte où de plus en plus d’écocides[1] sont mis en accusation, dont plusieurs liés à des actions militaires, Israël semble ne pas se soucier des accusations qui pourraient être portées à son encontre.

Si, en 2006, Israël avait utilisé des millions de bombes à sous-munitions au Liban (entre deux et quatre millions selon les différentes sources), depuis octobre 2023, des tirs israéliens de munitions au phosphore blanc atteignent des zones résidentielles densément peuplées à Gaza, au Liban-Sud, puis à Beyrouth. Interdite par le droit humanitaire dans de tels milieux, l’utilisation du phosphore peut provoquer des incendies, car il brûle lorsqu’il est exposé à l’air, et génère des lésions respiratoires (battements cardiaques, vomissements chroniques) ainsi que des défaillances organiques (notamment des yeux et des poumons). On reconnaît le phosphore blanc par les nuages de fumée aveuglants en forme de poulpe qu’il génère, faisant de cette munition une tactique militaire intéressante.

Lorsque sa première vocation, celle d’obstruer l’ennemi, est plausible, son usage n’est pas interdit. Néanmoins, les images et vidéos prises depuis un an au Proche-Orient montrent que le phosphore n’est pas utilisé pour cibler des positions stratégiques, mais qu’au contraire, l’objectif est de disperser ce composé chimique sur des larges étendues de territoire. L’armée israélienne en fait usage dans le but de rendre les terres inhabitables et s’assurer des effets toxiques sur l’environnement à long terme – en milieu rural, le phosphore détruisant par son passage des zones forestières ou agricoles, des vergers et, plus couramment, des oliviers alors qu’en milieu urbain, ce sont les quartiers d’habitation qui sont rasés et pollués pour au moins des décennies.

Le 27 septembre dernier, quatre-vingts tonnes d’explosifs de type « bunker buster », des munitions spécialisées conçues pour pénétrer profondément dans le sol et percer des mètres de béton, ont été lâchées dans la banlieue sud de la capitale libanaise. Si les habitants de Beyrouth ont senti la terre trembler au point d’émettre l’hypothèse d’un tremblement de terre à venir, le syndicat des chimistes a publié une circulaire dénonçant l’utilisation d’uranium appauvri (capable de perforer les blindages et d’augmenter la profondeur d’impact) et émettant les risques pour l’environnement et la santé en raison de sa radioactivité.

Le 5 octobre 2024, au-delà des tirs dans de multiples villes du Liban-Sud, plus de trente raids nocturnes ont ciblé la banlieue sud de Beyrouth, visant par ailleurs une station-service située sur l’ancienne route menant à l’aéroport. Polluer pour anéantir, comme à Gaza où « plus de 281 000 tonnes de CO2 [ont été] émises en deux mois par la guerre […], dont 99 % seraient attribuables à l’armée israélienne ». Phosphore blanc, uranium appauvri et gaz brûlant détruisent des écosystèmes entiers.

Il n’en demeure pas moins qu’Israël ne commet pas uniquement un crime écologique contre le Liban ou Gaza, mais il autodétruit son propre milieu de vie. Ces milieux de vie, de vivants, sont désormais éteints. La notion de biorégion, entendue ici comme un territoire défini non par des frontières politiques mais par les écosystèmes, semble avoir échappé à la stratégie militaire d’Israël. L’impact de l’usage de ces armes et de son artillerie sur ses propres territoires, autrefois volés, est irréversible. Les atteintes au sol, à la végétation, à l’air et aux vivants n’épargneront pas des territoires continus, si proches, dont les frontières n’ont été dessinées que par les hommes. Ces atteintes sont contreproductives, elles se prolongeront plus loin, par l’atmosphère, par le sol et par la mer au moins. Alors pourquoi les détruire et se détruire sinon uniquement pour montrer son pouvoir ?

De l’urbicide, ou démolir pour reconstruire l’identité palestinienne

L’urbicide a de spécifique la volonté de détruire non seulement la ville en tant que bâti, mais aussi en tant qu’objectif identitaire : c’est la loi de la jungle. Une jungle ayant mené à l’anéantissement des quelques trois cent soixante kilomètres restants aux Palestiniens de Gaza, à la démolition non-stop de cette bande.

Depuis quelques années, en France comme dans plusieurs autres pays européens, architectes, associations, élus posent des moratoires contre la démolition de bâtiments. S’unir pour éviter la démolition d’un petit immeuble par-ci ou par-là, évoquant différentes raisons, écologiques, sociales, économiques, patrimoniales… Les architectes du monde n’ont pas pensé à dénoncer la démolition d’une région entière ? Pourquoi ? Sommes-nous si ethnocentrés ? Certes, les architectes sont toujours trop proches du pouvoir pour en dénoncer les pratiques, mais à cette échelle de démolition, quelle éthique, quel engagement pousse à défendre ou légitimer la non-démolition d’un autre bâtiment ? Sa localisation ?

La France ne peut porter « toute la misère du monde », néanmoins, à partir du moment où elle participe à sa fabrication, n’est-il pas du rôle de ses citoyens, de ses architectes d’en dénoncer les pratiques ? Prendre sa part à cette misère du monde, ou pas ? Car il semblerait que la France ne livre des armes à Israël que pour se défendre. Ah cette légitime défense ! Quel prix aura-t-elle pour la France ?

Et, après l’urbicide, que pourra-t-on reconstruire ? Qu’est-ce qu’il sera autorisé de construire ? Pendant des années, au vu des nombreux blocus imposés par Israël, l’introduction de matériaux de construction dans la bande de Gaza fut un combat en soi. Aujourd’hui, dans les décombres de la guerre, aux gravats, composés de produits chimiques, de métaux lourds et d’amiante, s’ajoutent des restes humains. Des corps, un morceau de peau, de bras, de cerveau, une épaule, un poumon et je-ne-sais-quoi encore. Des corps méconnaissables, complètement brûlés. Bien avant le Grand Paris[2] et depuis des décennies, les Palestiniens ont usé de diverses tactiques de recyclage pour pallier le manque de matériaux. À Gaza, en mai 2024, et si la guerre s’arrêtait à cette date (ce qui n’est pas le cas), le coût de la reconstruction avait été estimé entre trente et quarante milliards de dollars par l’ONU[3], et il aurait fallu jusqu’en 2040 pour reconstruire toutes les maisons détruites.

Mais comment fera-t-on demain ? Reconstruirons-nous Gaza à partir de ses propres gravats, avec un nouveau matériau, composite, constitué de morceaux de corps humains et de vivants ? Construirons-nous le prochain mémorial du génocide palestinien avec les restes des corps des victimes ou alors la prochaine base pétrolière israélienne avec les corps des personnes assassinées ? Ironiquement, ces corps seront de fait utilisés dans la reconstruction et, par leur présence même, remettront en question le propre de l’urbicide : l’identité palestinienne survivra et résistera, ne serait-ce que par les restes humains présents dans les matériaux utilisés. Le fantôme palestinien hantera la Palestine mandataire.

Des technologies toujours plus redoutables

L’armée israélienne nous a habitués à des scénarios épouvantables. Elle avait l’habitude d’utiliser des jouets piégés pour déchiqueter les corps des enfants, partiellement ou totalement. Plus récemment, des avions de reconnaissance et des drones guidés par l’armée israélienne sillonnent le ciel de Beyrouth et de sa banlieue, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Avec les avions de chasse qui brisent le mur du son, elle participe à rappeler sa suprématie aérienne et à maintenir un climat de peur permanent dans et autour de la ville. Non seulement ces machines participent de la haute performance des tueries, mais elles font croire qu’Israël agit de manière légitime en ciblant précisément les personnes touchées. Et pourtant, à Gaza, durant les trente-cinq premiers jours de bombardement, quinze mille cibles ont été touchées : quinze mille terroristes ?

La militarisation de la technologie et son usage à des fins de violence revêtent un caractère dystopique, une « usine d’assassinat de masse ». Deux épisodes récents, dignes d’un jeu vidéo, en témoignent et marquent particulièrement la population libanaise. En septembre dernier, bipeurs et talkies-walkies explosent en même temps lors d’une attaque à distance, dans plusieurs régions du pays, ciblant des membres du Hezbollah. Ces personnes n’étaient pas isolées et, bien au contraire, elles étaient affairées dans le quotidien, touchant ainsi bien plus que les présumées cibles. Plus de cinq mille appareils, achetés par le parti quelques mois auparavant, semblent avoir été piégés. Or, par définition, la notion de piège est interdite dans l’article 7 § 2 du Protocole II de la Convention sur certaines armes classiques (CCAC).

Enfin, la délégation du pouvoir à l’intelligence artificielle atteint aussi un sommet nouveau en son genre : elle se manifeste à Gaza puis à Beyrouth lorsque des projets tels que Gospel et Lavender sont conjointement mis en action, l’un pour cibler les bâtiments, l’autre les êtres vivants. Ces robots se basent sur une combinaison de données pour générer un score déterminant la prise de décision, à savoir atteindre une « cible » ou pas. Décision machinale censée être validée par un être humain, et quand bien même le ferait-il, la cible n’épargne pas ce qui est couramment légitimé comme étant les dommages collatéraux.

Ces systèmes participent ainsi de l’augmentation et de l’intensité des frappes aériennes par rapport aux précédentes guerres menées, et, plutôt que de cibler certaines personnes, elles en jouent pour véritablement infliger le plus de destructions substantielles, rendant des quartiers entiers inhabitables. Il n’en reste pas moins que ces mêmes technologies ont filmé pour la première fois un génocide en cours, un génocide auquel toutes lesdites grandes puissances mondiales participent.

Le rêve : un renversement du pouvoir

Écologie-construction-technologie, une trilogie permettant de sortir des aspects géopolitiques qui peuvent nous sembler incompréhensibles ou sur lesquels nous n’avons aucun contrôle à l’échelle individuelle ou collective. Et pourtant, cette incompréhension n’est pas anodine : elle révèle avant tout un manque de connaissance socialement et délibérément construit. L’effacement d’une identité palestinienne ne date pas d’octobre 2023. Mais qu’en est-il de l’impact de cette guerre sur un système auquel nous continuons de participer ?

L’impunité d’Israël, constatée par les habitants du Proche-Orient, a délégitimé toutes les institutions internationales et occidentales. En 2024 plus que jamais, les lois de la guerre[4] ne sont pas respectées. L’excuse du Hamas, du Hezbollah ou celle d’une légitime défense ne peuvent suffire à justifier ce qui se passe, et, d’ailleurs, rien ne pourrait le justifier. Pourtant, les raisons invoquées par Israël pour légitimer ces crimes sont nombreuses : projet sioniste, peuple élu, appétit économique, menace de l’autre, paranoïa sociale… Mais à quoi peut-on s’attendre d’un État construit entre autres sur la saisie de terres[5], sur l’humiliation de l’autre et sur le retrait de la dignité des personnes palestiniennes ? Comment feront les Israéliens pour survivre dans un milieu empli de haine, où les générations palestiniennes et libanaises à venir ne pourront que s’insurger ? Comment les Israéliens pensent-ils pouvoir continuer à habiter là où ils sont actuellement ? Peuvent-ils même encore y habiter ?

Nous savons que les guerres, les conflits et les transitions s’inscrivent dans la longue durée, et ce qui se passe au Proche-Orient depuis des années n’y échappe pas. Même si notre rapport au temps n’est plus le même, celui des violences, lui, est toujours aussi cruel. Mais un jour, dans très longtemps, l’histoire des dominants sera revue, relue, redéfinie et, surtout, réécrite de manière à rendre justice aux opprimés.


[1] Par écocide, on entend « tout acte causant des dommages graves et étendu[s], ou graves et durables, ou graves et irréversibles à l’environnement ».

[2] Pour limiter l’impact des travaux, le projet du Grand Paris s’est montré exemplaire au niveau environnemental : les terres excavées ont préalablement été analysées pour leur donner une seconde vie ; dans d’autres cas, elles ont été collectées et transformées en terre crue.

[3] Par le directeur du bureau régional pour les États arabes du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), Abdallah al-Dardari, lors d’une conférence de presse à Amman (Jordanie).

[4] Parce que, oui, c’est un drôle de concept, mais ces lois existent – même si elles ne servent à rien –, contrairement au jeu vidéo où les règles sont irréversibles.

[5] Voir Walid Khalidi, « All That Remains: The Palestinian Villages Occupied and Depopulated by Israel in 1948 », Institute for Palestine Studies, 1992, mais également les études de La Paix maintenant, d’Amnesty International et, plus récemment, cette publication du Monde.

Stéphanie Dadour

Historienne de l'architecture

Notes

[1] Par écocide, on entend « tout acte causant des dommages graves et étendu[s], ou graves et durables, ou graves et irréversibles à l’environnement ».

[2] Pour limiter l’impact des travaux, le projet du Grand Paris s’est montré exemplaire au niveau environnemental : les terres excavées ont préalablement été analysées pour leur donner une seconde vie ; dans d’autres cas, elles ont été collectées et transformées en terre crue.

[3] Par le directeur du bureau régional pour les États arabes du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), Abdallah al-Dardari, lors d’une conférence de presse à Amman (Jordanie).

[4] Parce que, oui, c’est un drôle de concept, mais ces lois existent – même si elles ne servent à rien –, contrairement au jeu vidéo où les règles sont irréversibles.

[5] Voir Walid Khalidi, « All That Remains: The Palestinian Villages Occupied and Depopulated by Israel in 1948 », Institute for Palestine Studies, 1992, mais également les études de La Paix maintenant, d’Amnesty International et, plus récemment, cette publication du Monde.