Non les ressorts du vote RN ne sont pas cachés
Quelques mois après la victoire du Nouveau Front populaire (NFP) aux élections législatives, la question de la progression du Rassemblement national (RN) demeure. Si le parti de Marine Le Pen est arrivé « seulement » troisième et que Jordan Bardella n’est pas parvenu à accéder à Matignon, la formation politique est loin d’être défaite.
D’abord parce qu’elle conforte son institutionnalisation : en renforçant son groupe de député·es, elle renforce dans le même mouvement le montant de ses financements publics et le nombre de militant·es pouvant se professionnaliser. Ensuite parce que « l’échec » du RN lors de cette élection ne doit pas faire oublier qu’il continue de progresser, en nombre de voix, de scrutin en scrutin. Ainsi, au premier tour des élections législatives de 2024, le RN a pour la première fois (en tenant compte de ses alliances) dépassé la barre des dix millions de votant·es.
Plus que jamais, la compréhension de ces dynamiques et de cet électorat représente donc un enjeu politique central. Les sciences sociales doivent y prendre toute leur part.
Récemment, le politiste Luc Rouban, directeur de recherche au Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF), en a proposé une analyse à travers un livre, Les Ressorts cachés du vote RN (Presses de Sciences Po, 2024). Ce dernier a donné lieu à de nombreuses interviews auprès de médias divers. Il y défend principalement deux thèses que l’on peut résumer ainsi : 1/ la non-centralité du racisme au sein de l’électorat RN et 2/ une « appétence libérale » très forte dans la population, en particulier chez les jeunes, qui les pousserait à vouloir créer leur entreprise et à sortir du salariat. Il écrit ainsi « que l’explication par la xénophobie et le racisme qui caractérisaient les résultats électoraux très médiocres du FN ne permet plus de saisir ce qui se joue ». Je souhaite ici discuter de ces conclusions en mobilisant des travaux récents en sociologie politique et en sociologie du travail.
Le racisme, un indicateur inopérant ?
Sur le premier point, Luc Rouban s’inscrit en faux contre de très nombreux travaux récents de sociologie de l’électorat du Rassemblement national. Les enquêtes quantitatives montrent ainsi la centralité du racisme et du rejet de l’immigration pour les votant·es RN. C’est par exemple ce que l’on observait lors des élections européennes de juin dernier : 89 % de ses électeurs et électrices disaient voter avant tout pour « lutter contre l’immigration clandestine ». La question du pouvoir d’achat était certes importante, mais arrive en quatrième position seulement, après « la sécurité, la lutte contre la délinquance » et « la lutte contre le terrorisme »[1].
Le baromètre annuel de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, auquel contribuent notamment les politistes Nonna Mayer et Vincent Tiberj, confirme ces résultats. Lorsque la question leur est posée directement – par des enquêteurs et enquêtrices en face-à-face qui plus est – 54 % des sympathisant·es du RN se déclarent ouvertement racistes.
Notons que ces résultats se retrouvent également dans les enquêtes du CEVIPOF, sur lesquelles s’appuie Luc Rouban, qui montrent par ailleurs que le vote pour le RN est aujourd’hui majoritairement un vote d’adhésion.
À une échelle plus locale, on observe également une très forte prégnance de la xénophobie dans les ressorts du vote RN. Des enquêtes menées dans des villes populaires le montrent pour les présidentielles de 2017, notamment à Roubaix, dans l’ancien bassin minier lensois, ou encore en banlieue parisienne.
Enfin, le constat d’un électorat socialement hétérogène mais aligné sur une vision raciste des rapports sociaux est également bien mis en valeur dans les travaux qualitatifs, à l’instar de ceux de Félicien Faury.
L’ensemble de ces enquêtes permet également d’amener un autre point : il ne fait pas sens d’opposer les questions « culturelles » et les questions « sociales » ou « économiques », celles-ci étant pensées comme liées par les individus. Ainsi, que ce soit au travers du slogan historique du Front national, « 1 million de chômeurs c’est 1 million d’immigrés de trop », ou des propos récents de Marine Le Pen, qui affirmait « qu’il n’y a pas besoin d’immigrés quand il y a des chômeurs », on saisit bien que l’immigration est perçue comme la cause principale des problèmes sociaux. De la même manière, Violaine Girard montre que le soutien à des politiques publiques de stigmatisation des personnes racisées, notamment en matière de logement, permet à des petits propriétaires de défendre la valeur de leur bien immobilier[2].
L’appel du libéralisme
S’il estime que le racisme n’explique pas le vote pour le Rassemblement national, Luc Rouban avance un autre argument : l’envie profonde de « libéralisme ». Par libéralisme, il n’entend pas une demande de baisse des dépenses publiques, mais « une demande d’autonomisation dans le travail », qui passerait notamment par la volonté de créer son entreprise et sortir du salariat, surtout chez les jeunes.
Il faut ici rappeler quelques éléments structurants sur les rapports au travail. Dans une enquête récente, l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire (INJEP) montre ainsi que six jeunes sur dix considèrent le salariat comme une perspective d’emploi idéale et qu’entre 2016 et 2023, on constate une baisse significative du pourcentage de jeunes de moins de 25 ans préférant le statut d’indépendant au salariat. Loin d’être une aspiration majoritaire et en développement, la volonté d’indépendance statutaire est ainsi plutôt minoritaire et en déclin. En la matière, on pourrait d’ailleurs évoquer les nombreuses luttes sociales des travailleurs et travailleuses indépendant·es pour la requalification de leur contrat en salariat, à l’image des chauffeurs Uber. On peut également penser aux expériences nouvelles visant à faire tenir ensemble autonomie et protection contre la précarité, à l’instar du portage salarial étudié par Alexis Louvion.
Il me semble que l’erreur que commet Luc Rouban est de confondre la volonté de retrouver de l’autonomie dans son travail et celle de devenir « son propre patron ». Il existe à n’en pas douter une aspiration très grande à « redonner du sens au travail ». Cette aspiration est aujourd’hui bien documentée et s’inscrit dans un contexte général de déstructuration du travail, qui touche aussi bien ses dimensions contractuelles que son organisation ou encore la gestion des conflits sociaux qui s’y déploient. Cette déstructuration n’épargne d’ailleurs aucun secteur d’activité[3].
Mais cette aspiration à retrouver du sens ne coïncide pas mécaniquement avec une individualisation du rapport au travail. Ainsi, à gauche et chez une grande partie des abstentionnistes, on trouve au contraire une demande très forte de davantage de protection sociale. Celle-ci s’exprime par exemple par la défense de l’assurance chômage ou l’opposition à une retraite par capitalisation.
En revanche, les votant·es RN ont bien une vision beaucoup plus individualiste et méritocratique du travail, ce qui les pousse par exemple à condamner assez fermement « l’assistanat ». Or, c’est la combinaison entre le flou programmatique du RN sur « la question sociale » et la prégnance des enjeux « identitaires » qui permet à un électorat socialement composite de s’y retrouver.
Dans les colonnes de Libération, Luc Rouban explique que la gauche « n’a pas vu cette demande d’autonomie par l’entreprise ». En faisant de cette demande une revendication unanimement partagée, il fait porter à la gauche seule la responsabilité de la progression du Rassemblement national. Or, il me semble important de souligner que cette progression se fait aujourd’hui en grande partie sur des segments votant auparavant pour la droite dite « classique ». Plus encore, il apparaît essentiel de rappeler que le mécontentement à l’égard du système économique ne se traduit pas de manière identique dans tous les segments sociaux.
Pour le dire autrement, l’insatisfaction par rapport à son travail, sa position sociale et ses conditions d’existence (objectives ou subjectivement vécues) ne se politise pas de façon uniforme dans l’ensemble de la société. C’est lorsque ces insatisfactions s’adossent à des récits racistes, à une lecture identitaire de la société qu’elles se politisent à l’extrême droite et qu’elles favorisent un vote pour le Rassemblement national.