La diplomatie culturelle, jusqu’où aller ?
Jusqu’où coopérer culturellement avec le régime chinois ? Jusqu’où peut-on ou doit-on aller dans nos échanges culturels avec le parti-État chinois ?
C’est la question que pose la tribune intitulée « Des musées français courbent l’échine devant les exigences chinoises de réécriture de l’histoire » et récemment publiée dans Le Monde[1] par un collectif de chercheurs. Plus qu’une question, c’est une réponse qu’ils apportent : « Il est plus qu’urgent que nos institutions scientifiques et culturelles rejettent toute ingérence des régimes étrangers antidémocratiques. »
Le collectif critique, à juste titre, la « suppression, dans le catalogue des objets tibétains du Musée du quai Branly, du nom « Tibet » au profit de l’appellation chinoise « région autonome du Xizang ». Ils rappellent également que le musée d’histoire de Nantes a refusé en 2020 toute collaboration avec le régime chinois qui demandait dans le cadre de son exposition sur Gengis Khan que son nom « soit effacé, tout comme l’histoire et la culture mongoles, au bénéfice du nouveau récit national » en contrepartie du prêt de pièces pour ladite exposition[2].
Ils posent finalement le sujet de la diplomatie culturelle, de son contenu et de ses limites. Jusqu’où aller ?
Comment résister aux manipulations, à la désinformation, aux pressions d’un régime autoritaire ?
En 2020, le journaliste Michel Guerrin expliquait déjà que « l’indignation peut être à géométrie variable dès lors que des investissements financiers sont en jeu ». « L’Occident doit-il boycotter culturellement la Chine ? » écrivait-il dans le quotidien Le Monde. Cette récente tribune du 31 août 2024 est malheureusement toujours d’actualité avec comme écho les propos d’Ai Weiwei, l’artiste opposant au régime chinois : « Si vous ne remettez pas en cause ce pouvoir, vous devenez complice ». Que doit-on faire ou plutôt que peut-on faire ? Et encore davantage en 2024.
Cette année est l’année du soixantième anniversaire de l’établissement des relations diplomatiques entre la France et la Chine. « De nombreux événements sont organisés tout au long de l’année afin d’illustrer la densité du partenariat franco-chinois. Les échanges entre les peuples français et chinois sont à l’honneur, puisque l’année 2024 est aussi celle de l’année franco-chinoise du tourisme culturel » explique le site web du Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.
C’est dans ce cadre qu’il convient aussi d’analyser les propos de Yannick Lintz, la présidente du musée national des arts asiatiques-Guimet, sur France Culture en réponse aux excellentes questions de Julie Gacon, le 21 août dernier. Elle explique qu’il est nécessaire de « se mettre d’accord et sans vendre son âme ni l’un, ni l’autre ». Certes. Qu’il « faut trouver le mot qui convient à tout le monde ». Certes. Que « quand tout va mal le dialogue culturel reste encore possible ». Certes. Mais comment tenir ces positions face à un régime politique autoritaire, non démocratique ?
Certes « la langue et la culture font partie intégrante de l’entreprise de séduction mais, par l’enseignement dans les Instituts Confucius ou les pressions sur l’industrie cinématographique et les musées, par exemple, elles sont aussi des moyens d’infiltration et de contrainte » analysent Paul Charon et Jean-Baptiste Jeangène Vilmer en 2021 dans leur rapport pour l’IRSEM sur les opérations d’influence chinoises. Jusqu’où aller ?
L’acommunication est l’échec nous dit Dominique Wolton. C’est une certitude. Comment dès lors « tenir » l’incommunication ? Il n’y a « pas de communication sans incommunication, c’est-à-dire sans difficultés à se faire comprendre, à écouter l’autre, ou tout simplement à partager quelque chose[3]». Mais comment résister aux manipulations, à la désinformation, aux pressions d’un régime comme celui du parti communiste chinois ?
La question des ingérences étrangères en France, qu’elles soient chinoises ou russes, soulève des enjeux cruciaux pour notre et nos démocraties. Et au-delà de ces ingérences propres au cas des musées, ce sont des questions liées à « la guerre de l’information[4]», aux « malversations de l’information[5]» jusqu’à celles de la guerre cognitive où le cerveau est le nouvel espace des conflictualités dont nous devons nous préoccuper. Ouvrages et articles documentent avec force ces sujets comme des colloques réunissant chercheurs, diplomates, militaires.
C’est le cas récemment de celui organisé par le ministère des armées le 17 octobre 2024 et intitulé « La France face à la guerre informationnelle ? ». Les discours prononcés y sont offensifs et la contextualisation claire comme le montre la présentation du colloque : « La brutalisation des relations internationales et la compétition informationnelle croissante qui en découle représentent un défi réputationnel et sécuritaire croissant pour l’État, nécessitant une mobilisation accrue de l’ensemble de la société française et le développement d’une approche systémique et pluridisciplinaire. »
Un autre colloque en date du 3 juin 2024 organisé par l’Académie de défense de l’École militaire (ACADEM) avec l’État-major des armées est intitulé « La Défense nationale à l’heure de la désinformation ». On ne peut faire plus transparent comme titre. Et sa présentation est, elle aussi, sans détour : « la multiplication des campagnes de désinformation et de manipulation de l’information en France, dont certaines sont portées par nos compétiteurs dans le cadre de stratégies hybrides, doit désormais être considérée comme un enjeu majeur de sécurité et de cohésion nationales ».
Comment ne pas y voir un appel à la mobilisation, à une prise de conscience des décideurs (politiques, culturels, économiques) et plus largement de la société civile. Mais est-ce exagéré ? Les tenants du hard seraient-ils aveuglés et assoiffés de conflits ? On comprend bien à la lecture de cette tribune du Monde de ces chercheurs en sciences humaines et sociales et reconnus pour leurs expertises que, eux aussi, sonnent l’alerte pour le domaine des musées a priori éloigné de la menace ou de l’exercice de la force mais pleinement insérés dans les logiques de l’influence et de la conflictualité sur le plan stratégique.
Les musées sont, en réalité, liés au politique (ce n’est pas une nouveauté, Dominique Poulot[6], François Mairesse, Jean-Michel Tobelem par exemple ont analysé en détails ces relations) et aux rapports de force et d’influence[7]. Pourquoi, sinon alors inaugurer par exemple le Louvre Abu Dhabi ? Il ne s’agit pas uniquement de penser ce musée comme un espace destiné à exposer des œuvres car pour le coup nous serions alors bien naïfs en mettant de côté les objectifs d’influence de la France par la mobilisation de sa politique culturelle[8]… Jusqu’où « le musée peut faire le grand écart entre puissance, pouvoir, argent, mondialisation, politique culturelle, symbole et démocratisation, publics, liberté, contestations » s’interrogeait déjà Dominique Wolton en 2011[9].
Où placer le curseur pour la culture ? Est-elle un élément comme un autre d’une diplomatie globale ? Nous pensons qu’elle a une nature différente et qu’il convient certes de ne pas la penser uniquement comme un élément du hard power mais sans perdre de vue les enjeux liés à la nature des régimes politiques avec lesquels nous traitons et donc de savoir poser les limites avec ces derniers.
« La diplomatie culturelle, tout un art » titrait le site web de France Culture pour annoncer cette émission avec Yannick Lintz, la présidente de Guimet. C’est vrai, c’est tout un art mais comment le pratiquer sans dévoyer nos valeurs ? Jusqu’à quel point devons-nous accepter certaines demandes ? Retirer le mot « Tibet » au profit de l’appellation chinoise « région autonome du Xizang » est-il acceptable ? Jusqu’où aller… sans se compromettre ?
Jusqu’au bout de nos valeurs, toujours et malgré tout
Une loi (nécessaire) visant à prévenir les ingérences étrangères en France a été promulguée le 25 juillet dernier. Comment dès lors articuler cette politique publique qu’est la diplomatie culturelle avec des régimes autoritaires tout en restant fidèles à nos valeurs démocratiques valorisant la pluralité de l’expression, la défense des droits de l’homme et la reconnaissance des minorités culturelles et politiques ? Comment maintenir des échanges culturels fructueux avec des pays non démocratiques sans pour autant compromettre nos principes ?
Il serait possible d’arguer que nous jouons parfois un double jeu ou alors un jeu ambivalent ou certainement ambigu, que nous mobilisons un double discours dans certains cas et avec certains pays, en remisant au passage et mettant au placard certains de nos principes démocratiques. C’est vrai, c’est sans doute regrettable : c’est pour cela qu’il convient de ne jamais lâcher cette exigence que nos valeurs nous imposent sous peine de ne plus être audibles et d’être jugés comme des donneurs de leçons ou des hypocrites qui mobilisent aléatoirement le discours sur les droits de l’homme au prisme d’intérêts nationaux de court terme bien compris. La position du commentateur est bien évidemment plus confortable que celle du politique qui doit décider.
Nous plaidions en 2021 pour le long terme et invoquions John Dewey et une infusion des caractéristiques d’une culture démocratique au-delà des institutions avec finalement l’incommunication de Wolton comme matrice et le tout sous la forme d’un pari[10]. C’est l’exemple du Centre Pompidou Shanghai. Fallait-il ouvrir ce musée valorisant symboliquement et financièrement une marque muséale publique française en Chine ? Oui et malgré tout ce que l’on peut et doit reprocher au parti-État chinois. Un pari synonyme d’un excès d’optimisme, de romantisme et de naïveté ? Non, car si nous ne sommes pas dupes de ces stratégies étrangères d’influence, dans le même temps il nous faut maintenir un dialogue et user de notre influence culturelle, quand bien même nous sommes en désaccord.
C’est tout l’enjeu et le cœur même de la diplomatie et notamment de la diplomatie culturelle. Il faut négocier, ne pas tout accepter mais toujours entrer dans cet équilibre des forces et de l’influence réciproque auquel la culture peut contribuer, dans la perspective qu’il opère au bénéfice de valeurs fondamentales défendues, elles, sur le long terme.
Des positions fortes comme celle du musée d’histoire de Nantes sont donc souhaitables et nécessaires[11] car une fois qu’on a passé les bornes, que l’on a autorisé le partenaire ou le compétiteur à franchir certaines lignes il n’ y a plus de limites claires. Il faut pouvoir dire non. Avec les mots, les idées et avec… diplomatie. Il s’agit donc de ne pas se renier tout en maintenant un dialogue malgré l’avalage de couleuvres (pas très digeste paraît-il) ou la volonté d’une imposition d’un rapport de force cognitif et psychologique.
Équilibre difficile, vain diront même certains. Se parler, négocier, échanger reste primordial pour œuvrer à une cohabitation culturelle à l’échelle mondiale. Doux rêveur ? Non. Il faut maintenir le dialogue, sinon que nous reste-t-il ? Alors, en définitive, jusqu’où aller ?
Jusqu’au bout de nos valeurs, toujours et malgré tout. Cette tribune du 31 août 2024 publiée dans Le Monde est donc salutaire. Ne soyons pas naïfs. La diplomatie culturelle, c’est effectivement tout un art.