Nager en eau froide dans la Seine, un sujet brûlant
Samedi 5 octobre, alors que nous nous baignions dans le canal de l’Ourcq à Pantin comme d’habitude, la Brigade fluviale était également de la partie, non pour « plouffer » gaiement – comme nous le disons dans notre jargon indigène –, en petit maillot quelle que soit la saison de l’année, mais pour nous en empêcher.
Première fois depuis cinq ans que l’on nous sort de l’eau ! En quel honneur ? À cause des panneaux qui interdisent de se baigner dans le canal ? On les avait oubliés… Déception. La tuile !
Certains ont discuté, d’autres sont partis, d’autres sont restés et ont, entre autres, attendu et simplement différé leur baignade. Ces « ploufs » des Ourcq polaires sont des événements crées régulièrement et publiés dans un groupe privé sur Facebook. Pas besoin d’un service de renseignement très performant pour connaître le jour et l’heure des mises à l’eau. Bien qu’annulé officiellement sur la page des Ourcq, le plouf du lendemain, sans adeptes polaires cette fois, a encore était visité par la Brigade fluviale, qui a fait chou blanc. Nous aussi avons nos informateurs.
Cet article à quatre mains, quatre palmes et deux bonnets, par deux adeptes des sciences sociales, de l’eau froide, des longueurs en bassin et en eau libre en milieu naturel, se présente comme un joyeux plaidoyer en faveur du partage des communs aquatiques urbains, de leur réappropriation raisonnable par les citoyens et citoyennes, à l’image de ce qui est déjà pratiqué dans de très nombreuses villes européennes comme Copenhague, Berlin, Munich, Genève, Bern, où les baignades se font « aux risques et périls » de celles et ceux qui s’immergent.
La France est bien en retard en ce domaine. La Seine a pourtant été l’une des grandes stars de l’été, sous le feu des projecteurs avec les épreuves de triathlon ou d’eau libre des Jeux olympiques et paralympiques, non sans controverses et débats sur la qualité de son eau, la performance de son acolyte, le bassin d’Austerlitz pouvant recueillir 50 000 m3 d’eaux usées et pluviales en cas de fortes pluies, ou encore, passés inaperçus dans la presse, les efforts des territoires ruraux plus en amont, consentis depuis des décennies pour améliorer les branchements du traitement des eaux et éviter crues et inondations.
Les Ourcq polaires étaient de la fête, à la fois auscultés par les médias français ou étrangers (de Télé-matin au Wall Street journal, en passant par la télévision norvégienne) qui voulaient rencontrer des pionniers de la nage urbaine parisienne, mais aussi invités par la mairie de Paris pour participer au bain inaugural du 17 juillet, puis de nouveau le 27 août 2024. La fête est-elle déjà finie après tant de bons et loyaux services ? Les Ourcq polaires sont-ils priés de rentrer chez eux et de regagner leur banquise (enfin, leurs pénates, leur polaire et leur canapé) ?
Clamé haut et fort, l’héritage des Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024 consistera, entre autres, dans l’ouverture de trente-deux lieux de baignades en Seine-et-Marne, dont trois à Paris à partir de l’été 2025. Lieux de baignade bornés par des limites physiques, encadrés et surveillés. Fit donc aux nageuses et aux nageurs pirates qui débordent des cadres, non seulement en été, saison « raisonnable » des activités natatoires en eau libre, mais aussi en hiver, ce qui complique un peu les débats.
Profitons alors de l’« effet JOP » pour repenser l’expérience aquatique citoyenne quelle que soit la saison et envisageons sa réinscription dans nos espaces urbains. Ces questions sont largement débattues depuis plusieurs années, le plus souvent en lien avec le réchauffement climatique. Différents colloques mettent en relations des historiens, sociologues, épidémiologistes, hydrologues, juristes, avocats, responsables de la sécurité aquatique, représentants de collectivités locales ou d’instances nationales, de syndicats de maîtres-nageurs-sauveteurs ou encore d’associations sportives qui organisent des événements aquatiques.
Le Programme interdisciplinaire de recherche sur l’eau et l’environnement du bassin de la Seine, dit « Piren-Seine », a ainsi tenu son tente-cinquième congrès annuel au mois de juin 2024, avec des considérations nombreuses sur la baignabilité des fleuves et rivières du bassin versant. Cet article d’opinion veut d’abord donner la parole à la Seine à l’instar des efforts qui sont faits par Camille de Toledo et d’autres acteurs et militants pour reconnaître aux fleuves une personnalité juridique[1] ; il insiste ensuite sur la dessaisonalisation de la baignade en dehors des piscines, étendant alors la problématique de l’immersion sur tous les mois de l’année ; il revient finalement sur les conditions de baignade en eau froide, les risques et bienfaits, tels qu’ils sont expérimentés par les Ourcq polaires.
La parole à la Seine…
Qu’on se le dise, toutes ces polémiques sur la qualité de l’eau et son utilisation pour les JOP n’ont eu que peu d’effets sur notre amie la Seine. Dans un entretien exclusif qu’elle nous a accordé le 16 octobre dernier, et que nous avons décidé de retranscrire in extenso (traduction par nos soins), elle peut enfin s’exprimer : « Vous savez, nous a-t’elle dit, je ne me sens que modérément offensée par les polémiques de cet été, ou ses tensions entre la mairie de Paris, la préfecture de police et la brigade fluviale. Je dois dire que ça m’amuse énormément.
Ça me rappelle le Moyen-âge avec ces vifs conflits entre le prévôt et le lieutenant général de police sur l’usage de mes eaux[2], ou encore les multiples arrêtés pris au XIXe siècle pour faire sortir les baigneuses et les baigneurs de mon lit afin de les orienter vers des bains fermés, adossés à mes rives, pour cacher ces nudités que les bonnes mœurs ne sauraient tolérer. J’ai assisté à des traversées de Paris à la nage jusqu’au milieu du XXe siècle et j’ai le souvenir de bains glacés à Noël au pied du pont Alexandre III sur la même période.
Les nageurs sont ensuite partis en amont et en aval de la capitale, dans des sites organisés, et dans les piscines couvertes et chauffées, avec leurs eaux mortes et chlorées. Toute cette propreté aseptisée, quelle horreur ! Quand les Bains Deligny ont coulé en 1993, il ne m’a plus été donné de voir beaucoup de nageuses et de nageurs, à l’exception de quelques pirates qui, le plus souvent, évitent le trafic du centre de Paris et s’immergent principalement quand il fait chaud : “On a toujours nagé dans la Seine à Meudon !” ai-je entendu dire dans un colloque très sérieux sur mon bassin versant[3]. Avec les JOP ça s’est un peu agité, en bateaux pour la cérémonie d’ouverture et en pleine eau pour quelques épreuves. Quant à moi, je continue de couler. Mon cours est stabilisé depuis 1 100 ans avant Jésus-Christ et je serai toujours là quand celles et ceux qui ont porté des coups contre moi, qui m’ont souillée, retourneront à la poussière ou au limon. Et, cette fois, c’est moi qui les charrierai.
Mais que va-t-on faire face au réchauffement climatique ? Ma température va augmenter et mon débit baisser de manière presque certaine d’ici la fin du siècle, selon les travaux menés par le Piren-Seine. La qualité de mes eaux va se dégrader à cette échéance, malgré tous les efforts. Voir cette humanité vile, bavarde et paillarde, incapable de prendre les mesures nécessaires au plan politique pour enrayer le processus, trop occupée à ses menus plaisirs court-termistes et sa course extractive effrénée, dont je subis en mon corps même de multiples rejets chimiques. Cela m’alarme. Les êtres humains ne semblent pas en mesure de lire les multiples signes que Dame Nature leur donne. N’en comprennent-ils pas la langue ? Qu’ils sont irresponsables…
Et puis regardez, le modèle économique des piscines couvertes, chauffées, dispendieuses de notre eau si précieuse, énergivores et structurellement en déficit. Comment peut-on chauffer ces espaces en hiver pour que les corps humains puissent s’y tenir en maillot de bain alors qu’il fait -4 degrés dehors ? On regardera bien vite les piscines comme des équipements obsolètes, des hérésies climatiques, des exotismes de la « modernité », si ce n’est de la vanité humaine, témoins d’une période durant laquelle on créait des espaces artificiels détachés des enjeux climatiques et écologiques. Mes sœurs, les eaux givrées qui donnaient la neige aux stations de ski, mes frères les glaciers et les icebergs, tout aussi givrés, le savent bien. Et quand les piscines auront fermé, qui sera de nouveau sollicitée ? C’est moi. Je serai là pour accueillir les peuplades autochtones nageantes à la recherche de fraîcheur ou d’expression corporelle aquatique, de sensations fortes ou faibles, quand plus personne ne pourra se battre dans les lignes d’eau à coup de coudes, de plaquettes, de chronomètres et de montres hyperconnectées.
D’aucuns ont ouvert la voie. Regardez l’apnéiste Arthur Guérin Boëry[4], quintuple champion du monde, qui s’est préparé auprès de l’un de mes proches et chers, le canal Saint-Martin, pour s’habituer à l’eau froide en petit maillot de l’équipe de France d’apnée. Vous l’auriez vu ! Et beau gosse avec ça. Il prenait toujours sa petite marguerite avec lui, petit fétiche, pour prendre la température. Vous savez, ce thermomètre pour enfants… Regardez le nageur Arthur Germain qui a nagé de ma source jusqu’au Havre en 49 jours du 6 juin au 24 juillet 2021 en prenant des mesures pour une analyse de la qualité de mes eaux. Regardez encore ces deux plongeurs olympiques Loïs Szymczak et Gary Hunt qui ont piqué une petite tête du pont Charles-de-Gaulle le 20 septembre dernier, très tôt le matin. Ils étaient plus stressés de me rejoindre que la veille de leurs épreuves aux JO !
Ou ces joyeux Ourcq polaires – comme d’autres avant eux qui n’avaient pas encore fait communauté –, qui me vouent une sorte de culte cocasse avec cette très originale pratique propitiatoire du thermomètre, là encore, quel objet magique qui, outre qu’il donne la température, m’indique très subtilement leur présence ; ils nous voient – enfin c’est surtout mon frère, le canal de l’Ourcq à Pantin – comme une sorte de piscine géante où s’ébattre en bas de chez eux, de jour comme de nuit, pour leur petit rituel transgressif et récréatif, ou leur micro aventure ludique. Nous sommes ravis de les accueillir, je peux vous l’assurer.
Les espaces maritimes sont déjà des lieux de rencontre, de convivialité, de soin, de baignades en toute saison, de Dieppe à la Ciotat pour cette nouvelle cérémonie traditionnelle des « swim full moon » par exemple, qui compte de plus en plus d’adeptes. Alors pourquoi pas moi ? Pourquoi me sépare-t-on de mes peuplades nageantes et bien vivantes ? De nouveau me rendent visite de nombreux poissons, dont les fameux silures, parfois des orques, parfois même des requins, mais ça, c’est seulement dans des psychoses fictionnelles (rires). Alors où sont les femmes et les hommes ? Quand reviendront-ils sentir le faible courant, la fraîcheur et les algues qui leur caresseront les jambes dans un mélange de joie et de frisson ? Faut-il seulement qu’ils soient parqués dans des espaces clos, dont ils déborderont nécessairement, pour laisser les bateaux mouches tourister la ville ? Qu’ils reprennent leur place ! En été comme en hiver.[5]»
Nager en eau froide : désaisonnaliser les baignades
La baignade est une activité saisonnière presque toujours associée aux périodes estivales. C’est l’époque des bains de mers que Paul Morand disait attendre toute l’année : « Quand je pense, par derrière moi, à des journées de bonheur parfait, ce furent presque toujours des journées d’été ; autant dire qu’il y avait quelques bains là-dedans […] Bains tant attendus, au cours des mois d’hiver, recréés par le désir, au fond de quelque noir bureau, de quelque usine assombrie par un jour tombant bien qu’à peine levé, heures dures contre lesquelles l’esclave du quotidien trébuche comme sur une pierre, transporté en imagination jusqu’au temps des vacances[6]…»
Les différents spots qui vont ouvrir en Seine et en Marne l’été prochain sont prévus pour accueillir des nageuses et des nageurs uniquement durant les mois estivaux. On ferme aux premiers frimas, comme on recouvre de bâches les innombrables piscines privées dans les jardins du pays – la France est le deuxième pays le plus équipé en piscines privées au monde après les États-Unis, en pointe sur la privatisation de la nage et de l’eau. En hiver, on retrouve surtout les crawlers et les dossistes dans les lignes des piscines couvertes et chauffées. La diffusion des bassins sur l’ensemble du territoire à partir des années 1970, suite au plan des « mille piscines », a créé cette catégorie nouvelle de nageurs réguliers et a largement participé à désaisonnaliser les pratiques natatoires. Une autre façon de désaisonnaliser la nage est de fréquenter l’eau froide, et d’y prendre plaisir.
Les responsables politiques comprennent bien que l’accès aux rivières urbaines est indispensable pour faire face aux multiples canicules à venir. Il ne s’agit donc pas « de savoir s’il faut interdire ou autoriser la baignade, mais il faut l’accompagner » a déclaré le responsable d’un centre de recherche de la Police nationale[7]. Si le sujet des baignades en eau froide suscite de la curiosité, il ne rentre encore dans aucun agenda politique. Et pourtant…
Alain Corbin rappelle dans le Territoire du vide[8] que c’est au septentrion qu’ont commencé les pratiques de villégiature maritime des aristocraties européennes, venues d’abord y respirer l’air marin avant de suivre des cures dont une des prescriptions de la médecine était de prendre des bains froids. Il s’agissait de choquer les corps par le froid en faisant prendre aux impétrants des bains à la lame qui consistaient à ce qu’un maître-baigneur les amène jusqu’aux premières vagues pour qu’ils bénéficient d’une immersion totale dans une eau à 15 degrés. Les vertus de l’eau froide étaient aussi préconisées dans les maisons psychiatriques pour soigner différents maux ; ils étaient encouragés dans la Seine jusqu’au dernier quart de XIXe siècle[9].
Aujourd’hui, la nage hivernale venue du Nord de l’Europe se développe sous nos latitudes. Il existe sur tout le littoral des groupes qui se baptisent le plus souvent du nom d’un animal marin, se baignent tous les jours en maillot de bain dans la mer et organisent des « bains de Noël » ou des « ploufs du nouvel an ». Se développe également depuis quelques années la pratique du longe-côte, qui ne s’arrête pas en hiver. Des groupes se créent de la même façon à l’intérieur des terres, faisant de lacs ou de rivières des espaces d’immersion revigorants, jusqu’au centre des villes ou des mégalopoles, dans lesquelles il faut le plus souvent se cacher des autorités publiques, toujours promptes ici à interdire les baignades.
Le développement de la pratique est suffisamment important pour qu’elle ait été sportivisée, c’est-à-dire organisée par des compétitions régulières au niveau national et international. L’International Ice Swimming Association (IISA) a été créée en 2009 et organise tous les ans des championnats du monde de nage en eau glacée, quand la température est inférieure à 5 degrés. Cette pratique est devenue en 2018 la sixième section de la Fédération française de natation, à côté de la natation classique, du water-polo, du plongeon, de la natation artistique et de l’eau libre. Les prochains championnats de France auront d’ailleurs lieu le 15 et 16 décembre prochains à Megève.
Le must, après avoir réussi à nager un 1 000 mètres en bassin, est de tenter l’Ice Mile qui se pratique dans le grand nord. Dernier record en date, le 6 octobre 2024, Steve le phoque[10], nageur de l’extrême, a ainsi nagé plus de 37 minutes pour atteindre cet objectif dans une eau à 3,5 degrés, dans le lac de Portillo au Chili, à 2 870 mètres d’altitude. Cette pratique dans une eau aussi froide nécessite des précautions médicales et exige que des chaperons suivent les nageuses et nageurs sur le bord des bassins ou sur des embarcations équipées pour surveiller les risques d’hypothermie.
Sécuriser la nage en eau froide, risques sanitaires et sentiment océanique
Évidemment, la nage en eau froide mais surtout en eau glacée – au-dessous de 5 degrés – sont des pratiques comportant des risques plus ou moins importants en milieu aquatique naturel et/ou urbain, qu’ils soient médicaux et liés à la sécurité des nageurs ou, dans une moindre mesure, sanitaires.
Plusieurs livres ont été écrits à ce jour et des études scientifiques sont menées sur les bienfaits ou les risques de la nage en eau froide ou glacée[11]. Elles sont plutôt britanniques[12], sont parcellaires et fragmentaires et s’intéressent à divers aspects biochimiques et physiologiques : ralentissement du métabolisme cellulaire, réduction du débit sanguin cérébral, production de protéines spécifiques en cas d’hypothermie qui auraient un rôle protecteur sur le cerveau et qui constituerait une piste de thérapies préventives et/ou curatives pour les personnes atteintes de maladies neurodégénératives dans nos pays occidentaux.
L’objet n’est pas ici de faire un état de l’art de ces analyses scientifiques mais plutôt de transmettre des savoirs plus personnels et empiriques, liés à nos expériences ordinaires d’Ourcq polaires qui s’immergent régulièrement en eau froide[13]. Les premières baignades dans le canal de l’Ourcq à Pantin commencent à dater et remontent à 2015, à l’initiative d’une nageuse anglaise en visite à Paris, puis elles se sont développées surtout à partir de la période de confinement et de fermeture relative des piscines, véritable épreuve de manque pour les nageurs et nageuses addicts.
Commençons d’emblée par rappeler que la pratique de l’eau froide mais surtout glacée est formellement contre-indiquée en cas de cardiopathie et plutôt déconseillée en cas de syndrome de Reynaud (quelle que soit la température puis que le syndrome est déclenché par contraste thermique), la limite des 5 degrés étant vraiment un seuil, les risques augmentent de façon exponentielle plus la température diminue[14]. Sur les questions de sécurité, les Ourcq polaires proposent une version spécifique des « 10 commandements » devenus récemment les « 11 commandements ». Règles de bon sens, elles imposent, entre autres, la bouée de nage, une surveillance des nageurs/nageuses par celles et ceux restés sur le bord, la pratique à deux personnes au minimum, la progressivité, les bonnes sensations, etc.[15] Au début, la durée d’immersion ne doit pas dépasser une minute par degré pour que le corps s’habitue.
Une fois les questions de santé et de sécurité réglées, viennent celles, plus médiatiques, des risques sanitaires. Les Inconnus avaient déjà vanté en leur temps les bienfaits de la Seinoise, « riche en urinium, en nitrate de prostate ou en oligo-excréments ». Pour les JOP, cette question a largement refait surface, et chacun et chacune avait une idée de la formule idéale de sa petite potion magique pour éviter les désagréments intestinaux – antidiarrhéiques issus de l’argile, probiotiques ou antibiotiques, verre d’eau chlorée… – de notre côté, nous vous recommandons le charbon activé, en préventif et/ou curatif (testé et approuvé). Cette question est une constante des JOP comme l’avait exprimé Philippe Lucas avant le début des épreuves dans la Seine : « À Rio, c’était le même problème. À Tokyo, c’était le même problème. À Paris, c’est pareil. Mais ils vont nager et puis c’est tout. Ils auront deux boutons sur le c**, et voilà, point à la ligne. Et puis tout ira bien. »
Si les Ourcq polaires n’ont jamais eu de boutons sur le c**, de mémoire et d’expérience, outre les problèmes intestinaux qui peuvent advenir malgré une immunisation relative, quelques problèmes de peau, d’aphtes ou d’orgelets émaillent ces expériences aquatiques urbaines. Désagréables mais vite disparues, ces expériences sont dénombrables, autour d’une vingtaine déclarées sur près de 2 000 baignades individuelles depuis 2018 (comptabilité tenue par l’Ourcq Pierre). Ce qui est sûr, c’est que le niveau de pollution de la Seine baisse depuis les années 1990, et que les travaux entrepris pour les JOP vont continuer d’assainir l’eau.
À force de pratiquer, les Ourcq polaires ont une idée de la qualité de l’eau et les seuils de chacun et chacune sont variables. Les moments où les Ourcq évitent de se baigner sont ceux qui suivent les fortes pluies, qui entraînent un ruissellement important des eaux pluviales, charriant les saletés des trottoirs ou entrainant le débord des égouts. Le canal de l’Ourcq, qui se déverse dans la Seine, parait toutefois moins sale que cette dernière, la série de Mediapart consacrée à la nageabilité de la Seine à l’approche des JOP avait fait grand cas des erreurs de raccordement (ici ou là).
De même, les Ourcq évitent de se baigner en cas d’alerte à la grippe aviaire et d’alerte aux cyanobactéries, ou lorsque passent les péniches parce qu’elles font remonter la vase du fond du canal et peuvent entraîner quelques problèmes de peau. Certains Ourcq considèrent que la couleur de l’eau – marron et un peu mousseuse en surface – est rédhibitoire mais d’autres pas ; certains ne s’immergent pas quand la température est supérieure à 15 degrés, alors même que la qualité de l’eau est prétendue meilleure quand l’eau est chaude et que le soleil tape, d’autres pas.
Chacun et chacune prend ses responsabilités et en accepte les conséquences. Peu se baignent en été – période d’hibernation des Ourcq –, l’eau est trop chaude, les uns et les autres sont loin de leurs bases et, surtout, se baigner en dehors des bassins organisés et surveillés à la Villette ou au canal Saint-Martin en juillet et août pourrait être une invitation à se jeter à l’eau pour des publics peu aguerris… Le département de Seine-Saint-Denis où nous pratiquons est celui où les enfants et les adolescents savent le moins bien nager ; c’est aussi le département le moins bien doté en piscines, rapportées au nombre d’habitants. Alors pourquoi se baigner malgré ces quelques risques et désagréments ? Et quels sont ces plaisirs interdits que l’immersion en eau froide procure ?
Commençons par l’« effet cocaïne » dont tout le monde en parle, des Ourcq polaires à Pete Doherty qui s’adonne lui aussi au plaisir de l’eau froide dans la Manche à Étretat, après une longue expérience de substances diverses toute aussi euphorisantes mais nettement moins légales… On peut donc lui faire confiance pour la comparaison. Sentiment d’euphorie, accélération du rythme cardiaque et de la circulation sanguine, sécrétion d’endorphines, satisfaction et fierté de dépasser ses limites – « Immersion dans le canal à 1 degré, on l’a fait ! » –, sensation de bien-être qui dure plusieurs jours… Mais aussi réduction du stress par rapport au froid puis plus largement par la suite dans la vie quotidienne, vertus antidépressives ou encore moyens de gérer les effets délétères d’un travail exigeant au plan émotionnel.
C’est une façon de mettre en quelque sorte le cerveau en pause, la sensation du froid sur la peau étant trop vive, elle concentre toute l’attention. Elle permet de renouer avec un état méditatif proche de ce « sentiment océanique », mentionné dans une correspondance entre Romain Rolland et Freud, et tel qu’il fut magnifiquement évoqué par Yves Vaillancourt à propos de l’apnée dans l’émission LSD : « expérience d’abandon et de détachement », façon de « faire corps avec l’eau », « expérience de plénitude » ou encore – pour les plus givré.e.s – « possibilité d’accéder au passé le plus reculé des êtres vivants » soit en quelque sorte – et pour faire plaisir à Freud – renouer avec un moi amphibien anté-préhistorique.
Les effets positifs sont innombrables, tant physiologiques, biochimiques que plus personnels et subjectifs et, comme autant d’invitations à y retourner, ils ne peuvent être dissociées de la chaleur du collectif, des valeurs de partage, de convivialité et de bienveillance souvent évoquées. Le profil de « plouffeurs » est varié, de celles et ceux qui se préparent pour les compétitions d’ice swimming – et il leur faut des lieux ! – à celles et ceux qui viennent juste barboter-papoter comme on pourrait le faire au hammam, en passant par des nageurs et nageuses fan de l’eau libre en petit maillot, sans prétention chronométrique mais avec un peu d’intérêt pour l’endurance, la distance, la durée et l’effort sportif.
À Paris, nous n’avons ni la mer, ni la neige, ni la montagne ou la forêt, alors nous faisons notre ces espaces aquatiques urbains, tout comme les adeptes de l’Urbex ou du ParKour peuvent utiliser les mobiliers urbains disponibles en ville pour leurs explorations et leurs performances. C’est aussi, pour nombre d’Ourcq polaires, une forme d’engagement spécifique et de soin envers les autres. Étant contexte à risque, la nage en eau froide et glacée impose un comportement d’attention spécifique. Histoire de liberté, histoire d’engagement, histoire de principe – nager partout et tout le temps, en rivières, en lacs, en mer et prendre toujours sur soi son « petit maillot » –, mais c’est aussi une histoire de conscience écologique, présente dès le début de la pratique ou, pour celles et ceux qui n’en faisaient pas une priorité, qui est apparue avec les immersions régulières : « Maintenant, je ne supporte plus d’aller en piscine ».
C’est ainsi un retour à la nature et de mise en cohérence avec elle – comme on pourrait faire des exercices de cohérence cardiaque –, pour recaler son rythme à celui des saisons et réimposer au corps le climat et ses variations de températures. Pour certain l’histoire a commencé il y a six ans, pour d’autres trois ans, pour d’autres quelques mois et pour d’autres encore, elle ne saurait tarder… Quoi qu’il en soit, l’aventure n’est pas près de s’arrêter.
Rendez aux citoyens les communs aquatiques
La baignade dans la Seine et ses canaux est une histoire au long cours. Autorisée dans Paris en pleine eau jusqu’aux années 1840, et pour les écoles de natation jusqu’en 1872, elle a alors été interdite non pour des raisons sanitaires ou de pollution, mais du fait du trafic fluvial. Cette interdiction a ensuite été étendue à l’ensemble du département de la Seine en 1923. La baignade estivale s’est alors cantonnée aux bains aménagés en dehors de la capitale dans la Seine et dans la Marne jusque dans les années 1950[16].
Si les Ourcq polaires ont été des pionniers du retour à l’eau, cette question a refait surface avec les JOP et l’avenir consiste bien, pour les résidents et résidentes à redécouvrir ce passé, trouver les moyens de reprendre les communs aquatiques pour nager en dehors des piscines dans le Grand Paris. Pour les autorités, il s’agit bien d’accompagner le mouvement. La dépollution de la Seine et de ses canaux est une première étape incontournable, comme la création de zones de baignade fermées qui ont déjà ouvert dans le bassin de la Villette ou le canal Saint-Martin et qui ouvriront sur la Seine et la Marne à l’été 2025.
Cela favorise la réappropriation des rivières et canaux par des nageuses et des nageurs toujours plus nombreux ; en été pour faire face au réchauffement climatique et en hiver pour sentir la morsure du froid. Anticiper cet avenir et le partage équitable de l’espace aquatique entre tous ses usagers – bateaux, poissons et plantes, nageuses et nageurs – doit également s’accompagner d’un travail législatif qui permette de transférer la responsabilité des maires sur les praticiens « à leurs risques et périls », à l’image de ce qui est fait dans les pays voisins. Enfin, rien n’est possible sans une amélioration de l’apprentissage de la natation, en particulier dans les départements démunis de la couronne parisienne, en espérant que l’héritage des JOP en termes de dotations de bassins par habitant dans le 93 soit une première pierre à l’édifice.