La gauche entre régression néolibérale et obsession identitaire
Les élections législatives de juillet dernier peuvent être interprétées de deux manières. La première est de considérer qu’après les échecs de 2017 et 2022, la création du NFP et l’union des partis de gauche derrière un programme commun lui ont permis de devenir la première force politique représentée à l’Assemblée nationale. Ce serait une victoire à laquelle le Président aurait dû « se soumettre » en nommant un Premier ministre issu du NFP.
Cette interprétation du résultat des dernières législatives est pourtant contestable. En effet, la victoire de la gauche doit beaucoup à la stratégie du front républicain qui a mécaniquement affaibli la représentation du Rassemblement national. Pour avoir une vision plus juste du poids réel des partis de gauche dans l’opinion, il faudrait plutôt regarder les scores du premier tour et les comparer avec ceux des élections précédentes.
Figure 1 : Évolution des rapports de force politiques au premier tour des élections législatives depuis 1993 en % des bulletins exprimés
La Figure 1 met en évidence deux phénomènes majeurs. Le premier est l’extraordinaire croissance de l’extrême droite depuis l’accession d’Emmanuel Macron au pouvoir. Alors qu’ils plafonnaient aux alentours de 12 à 15 % depuis 1993 – l’année 2007 faisant exception – les partis d’extrême droite ont plus que doublé leur score dans la période récente. Ils sont ainsi devenus la première force politique du pays, obtenant cinq points de plus que la gauche et deux points de plus que l’addition de la droite et des macronistes.
Le second phénomène frappant est l’effondrement électoral structurel de la gauche. En 1993, cette dernière avait subi une défaite historique alors que son score était bien meilleur que celui qu’elle obtient aujourd’hui. Certes, l’expansion du bloc central a mécaniquement affaibli son poids électoral. Mais la politique d’Emmanuel Macron s’est beaucoup déportée à droite depuis 2017. Pourtant, les partis de gauche en ont très peu profité puisque leur score en 2024 était pratiquement le même que celui de 2022… et à peine 2,22 points supérieurs à celui de 2017.
Outre le fait que les forces de gauche ne progressent pas sur le plan électoral, on peut observer trois autres phénomènes apparus lors des derniers scrutins. Premièrement, l’exercice du pouvoir a affaibli le bloc central macroniste sans le faire s’effondrer ; deuxièmement, la droite classique s’est faite progressivement cannibalisée par l’extrême droite et le bloc central sans disparaître pour autant ; enfin, l’extrême gauche a pratiquement disparu des scrutins.
Pourquoi la gauche échoue-t-elle ?
Le niveau électoral très faible de la gauche dans son ensemble et son absence de progression réelle depuis 2017 impose une certaine lucidité. Contrairement à ce qu’affirment ses responsables, le NFP n’a jamais été en mesure de prendre le pouvoir. Plus grave, la seule force politique qui profite d’être dans l’opposition est l’extrême droite.
Faire un tel constat d’échec impose de ne pas en faire porter la responsabilité sur des facteurs externes. Il est tentant, et d’une certaine façon légitime, de dénoncer le rôle ambigu de la presse et des réseaux sociaux dans la montée de l’extrême droite. C’est d’autant plus tentant que la France n’est pas isolée et que l’extrême droite progresse dans la plupart des pays du monde. Néanmoins, une vision trop mécanique du rôle des médias est assez vaine. Si Vincent Bolloré et son empire médiatique ont obtenu l’influence qu’ils ont aujourd’hui, ce n’est pas simplement grâce au talent de leurs journalistes et animateurs. C’est aussi parce que ces médias rencontrent une opinion qui est prête à les écouter et à adhérer à leurs messages, chose que la gauche parvient de moins en moins à faire.
Pourquoi échoue-t-elle à convaincre ? En premier lieu, parce qu’elle a déçu. À ce titre, on ne peut faire l’économie d’une analyse lucide du mandat catastrophique de François Hollande. Car cet échec n’est pas un accident. Il a été préparé par d’autres échecs, celui de Lionel Jospin, et ceux de François Mitterrand avant lui. Pour comprendre pourquoi la gauche subit systématiquement une lourde défaite après avoir exercé le pouvoir, il convient de revenir au contenu des politiques menées et sur l’ambiguïté de son discours et de ses pratiques.
Le NFP prétend incarner les classes populaires, mais la sociologie de son électorat n’a cessé de s’en éloigner. Celle-ci est aujourd’hui essentiellement composé des catégories moyennes déclassées et diplômées qui habitent dans les métropoles et les centres-villes. Si elle parvient à subsister dans certains quartiers populaires urbains, elle a totalement disparu des campagnes et des petites villes au profit de l’extrême droite. Longtemps présente dans le nord industriel, elle en est progressivement balayée. À ce titre, l’échec de Fabien Roussel et l’élection très difficile de François Ruffin en juillet dernier dans leurs circonscriptions respectives témoignent du fait que l’éviction de la gauche de ses bastions historiques se poursuit et que le décalage entre la gauche parlementaire et les populations qu’elle entend représenter s’approfondit.
Une gauche néolibérale dépassée
La gauche n’a pas fait fuir les ouvriers sans raison. Elle a, aux yeux de nombre d’entre eux, accompagné, si ce n’est activement participé, au démantèlement des infrastructures industrielles du pays. Les chiffres sont assez éloquents. La France est l’un des pays d’Europe qui s’est le plus désindustrialisé. Entre 2000 et 2023, son secteur manufacturier a perdu 22,5 % de ses emplois. Or, cette évolution est en grande partie la conséquence d’une dynamique de spécialisation au sein de l’Union européenne.
Les zones centrales situées près des ports de la Mer du Nord bénéficient d’un positionnement géographique privilégié qui leur permet d’attirer les usines et l’emploi, tandis que les zones géographiquement éloignées, telles que le Portugal (-26,5%), la Finlande (-24%), ou la Grèce (-17,5%) ont vu leur activité industrielle s’effondrer[1]. Cette dynamique de polarisation protège l’activité manufacturière des pays situés dans le cœur industriel de l’Europe tels que l’Allemagne (+0%) et les pays à bas coûts salariaux qui lui sont proches (Pologne +1,7%), mais est dévastatrice pour les pays qui en sont éloignés[2].
Pourquoi accuser la gauche de complicité ? Principalement parce que c’est elle qui est à l’origine des grandes décisions qui ont accéléré la désindustrialisation française. À ce titre, le « tournant de la rigueur » de 1983, mais surtout la mise en place du marché unique européen par Jacques Delors lorsqu’il était président de la Commission européenne (1985-1995) furent des étapes décisives dans la conversion de la gauche au néolibéralisme. Le marché unique organise un double processus de concurrence.
En permettant la libre circulation interne du capital, il met les différents territoires européens en compétition directe les uns avec les autres pour attirer les investissements productifs et les emplois. En supprimant le contrôle des flux de capitaux vis-à-vis des pays tiers, une mesure imposée par les autorités allemandes à Delors[3], il a fait entrer l’UE de plain-pied dans la mondialisation. Conjuguée à la disparition progressive des droits de douane, cette dernière décision a engendré l’accélération des délocalisations vers les pays à bas coût.
Avec l’instauration du marché unique et la création de l’euro, l’industrie française a donc été prise en tenaille entre la concurrence des pays en voie de développement et celle des autres pays européens disposants d’avantages géographiques spécifiques. Les grandes entreprises industrielles françaises, y compris Renault dans laquelle l’État disposait de participations, se sont développées à l’international en investissant massivement à l’étranger. Or, à aucun moment, les responsables de gauche n’ont contesté cette logique néolibérale. Lors du référendum de 2005 sur le traité constitutionnel européen, la grande majorité des partis de gauche ont appelé au vote « oui ». Aujourd’hui encore, ils sont largement silencieux sur le contenu des projets de la Commission qui visent à renforcer la fluidité du Grand marché, en créant par exemple l’union des marchés de capitaux promettant de faire disparaître les régulations nationales de l’épargne et des marchés financiers.
Tout cela contraste avec les déplorations opportunes d’un manque « d’Europe sociale » et la critique des paradis fiscaux. En effet, si certains pays européens maintiennent des salaires faibles et attirent les entreprises avec une fiscalité presque inexistante, c’est bien parce que la gauche a organisé le libre-échange et la libre circulation du capital. De fait, François Hollande n’a eu de cesse de dénoncer le protectionnisme comme « la pire des réponses[4]».
Le mandat Hollande est la conséquence de cette conversion au néolibéralisme. Partant du principe qu’il n’est pas possible de changer les règles européennes, la politique économique de la France s’est fourvoyée dans une vaine politique de l’offre visant à rendre son territoire plus attractif. Cette stratégie poussa les gouvernements Ayrault, puis Valls, à multiplier les cadeaux fiscaux aux entreprises et à engager la réforme du droit du travail, via la loi El-Khomri de 2016. Le « Pacte de responsabilité » de 2014, a ainsi engendré une baisse de 40 milliards des prélèvements sociaux et fiscaux au profit des entreprises.
En renonçant à agir sur le cadre dans lequel l’économie française est enferrée, une partie de la gauche française a annoncé la politique économique que poursuivra Emmanuel Macron. Le pire est que non seulement cette stratégie n’a pas permis d’enrayer la désindustrialisation, mais elle a tari les recettes fiscales, contraignant l’État à raboter ses dépenses, notamment celles qui permettent de faire fonctionner les services publics.
L’impasse de la gauche identitaire
Face à l’échec de la gauche néolibérale, une autre gauche s’est levée en déployant un discours plus radical que celui porté par une social-démocratie discréditée. Incarnée par Jean-Luc Mélenchon lors de la campagne de 2017, cette gauche s’est d’abord montrée critique vis-à-vis des institutions européennes, puis son discours s’est infléchi en adoptant une rhétorique plus englobante inspirée des travaux de la philosophe Chantal Mouffe[5].
Le point principal de la proposition de Mouffe, le « populisme de gauche », est d’abandonner la lutte des classes comme axe central de l’action politique au profit d’une stratégie d’agrégation de luttes censées mieux refléter les préoccupations de la jeunesse et des classes urbaines : les combats sociétaux et féministes, l’antiracisme, l’écologie, la condition animale…
Un autre aspect de cette stratégie est qu’elle part du principe que le néolibéralisme est en crise et que la priorité ne doit donc pas être d’engager un combat contre lui mais contre l’autre force concurrente, le « populisme de droite ». « Dans les années à venir, j’en suis persuadée, c’est entre populisme de droite et populisme de gauche que passera l’axe central du conflit politique, écrit Chantal Mouffe dans l’introduction de son ouvrage. Aussi, c’est en construisant un ‘‘peuple’’ et en mobilisant les affects communs pour faire naître une volonté commune d’égalité et de justice sociale que l’on pourra combattre efficacement les politiques xénophobes défendues par les partis populistes de droite ».
Comment, concrètement, « construire un peuple » ? Pour Mouffe, cela passe par la mobilisation des affects et par un tribun dont le charisme peut transcender les contradictions qui traversent les mobilisations militantes. Cette mobilisation des affects implique de déplacer le combat politique du terrain de l’argumentation rationnelle vers celui des principes moraux et des valeurs culturelles. Il faudrait ainsi mettre en avant la « bataille culturelle », chère à Antonio Gramsci, au détriment de la « bataille des idées ».
Le problème est que lorsqu’on entend se battre sur le front culturel, on ne cherche plus à convaincre mais à se placer sur le terrain des valeurs. Une illustration de cette stratégie a été donnée lors de l’élection européenne de juin 2024. En affichant un soutien indéfectible à la cause palestinienne, la France insoumise ne s’est pas engagée sur le champ de l’argumentation, mais sur celui des affects et des valeurs. De fait, il n’y avait guère de propositions crédibles pour mettre fin au conflit à Gaza dans le programme proposé par LFI.
Parce qu’elle met l’accent sur les questions culturelles, cette gauche peine à développer un véritable discours économique et donc à combattre le néolibéralisme. Le plus souvent, elle ne propose pas de mesures précises visant à agir sur les structures de l’économie, mais entend mettre l’État au service d’un vaste programme de redistribution : taxer les riches et les grandes entreprises au profit des jeunes et des classes populaires. Le paradoxe est que si ce discours répond aux attentes des populations les plus défavorisées, il s’avère en profond décalage avec les angoisses des milieux ouvriers qui subissent la concurrence intra- et extra-européenne et craignent pour leur emploi.
Comment qualifier cette gauche ? Elle est, au fond, « identitaire » au sens où elle entend rassembler ses partisans et ses militants derrière des combats d’identité. Ainsi, à l’instar du site créé par Théo Delemazure, elle est prompte à labelliser des postures ou des politiques comme étant « de droite » ou « de gauche », comme si la question la plus importante n’était pas celle de savoir si une mesure est pertinente ou non, si elle participe à la construction d’un projet de société cohérent et désirable, mais si elle peut ou non être rangée dans le camp de ce qui constitue culturellement la gauche.
En fin de compte, le choix proposé aujourd’hui aux électeurs par les partis de gauche se décline en deux grands menus : le premier est celui de la gauche gestionnaire, héritière un peu honteuse des années hollande et qui est persuadée qu’on ne peut agir qu’à la marge sur les structures de l’économie. Elle entend gérer au mieux les contradictions du capitalisme néolibéral sans le remettre en question. Le second menu est celui concocté par la France insoumise et les mouvements qui incarnent les luttes écologiques et sociétales. Cette gauche-là prétend reconstruire la société à partir de combats culturels et de valeurs, mais sans s’intéresser au fonctionnement de l’économie contemporaine et aux contraintes qu’elle impose à l’exercice du pouvoir.
Malheureusement, on ne peut que faire le constat que ces deux menus peinent à convaincre et n’empêchent pas la progression électorale de l’extrême droite. Il faudrait donc inventer une troisième gauche, centrée sur les questions productives et économiques, et qui parvienne à s’adresser aux électeurs des classes populaires qui sont aujourd’hui tentés par l’abstention ou le vote RN. Cette gauche peine encore à émerger.
NDLR : David Cayla a récemment publié La gauche peut-elle combattre le néolibéralisme ? aux éditions du Bord de l’eau.