Culture

Les jeunes aiment-ils réellement moins lire ?

Conservateur en chef des bibliothèques

Loin des déclarations alarmistes d’après lesquelles les jeunes, accros à leurs écrans, ne liraient plus, une observation des différentes enquêtes sur les pratiques culturelles et de lecture des jeunes et sur leur évolution au cours des cinquante dernières années permet d’effectuer un constat bien plus nuancé que les a priori de générations qui ne lisaient pas forcément plus que les jeunes d’aujourd’hui. Quelques raisons de se réjouir alors que se tient la 40e édition du Salon du livre de jeunesse à Montreuil.

Publiée le 9 avril dernier et régulièrement reprise depuis, la dernière enquête du Centre national du livre (CNL) sur les pratiques de lecture laisse à penser que la pratique de la lecture des jeunes, notamment de livres, est de plus en plus effacée par les pratiques numériques. Pourtant, la réalité des pratiques culturelles et de lecture des jeunes est bien plus complexe qu’il n’y paraît. Il faut remettre l’enquête du CNL dans une profondeur historique plus grande et pondérer son interprétation parfois alarmiste au regard de l’ensemble des pratiques de lecture et culturelles.

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Le recoupement des sources peut cependant s’avérer complexe. D’une part, les différentes enquêtes peuvent porter sur des tranches d’âge parfois légèrement différentes. D’autre part, la définition, dans celles-là, de la pratique de la lecture est variable : mesure-t-on par rapport au temps consacré ? au nombre de livres lus ? sur quelle période (par mois ou par trimestre) ? s’agit-il de lectures livresques uniquement ? y inclut-on les bandes dessinées et mangas ?

Je me suis principalement appuyé dans cet article sur les enquêtes du CNL Les Jeunes Français et la lecture de 2024, 2022 et 2016 et j’ai tâché d’étendre le panorama de l’évolution des pratiques de lecture avec l’enquête « À la recherche de la lecture perdue ? Les adolescents et la lecture en France aujourd’hui » menée par la sociologue Christine Détrez en 2010[1].

Par ailleurs, je suis remonté jusqu’au début des années 1990 avec cet article publié au début de la décennie par les sociologues François de Singly, Claude Thélot et Françoise Dumontier : « La lecture moins attractive qu’il y a vingt ans », portant sur l’évolution des pratiques de lecture et la concurrence d’autres loisirs. Il s’agit d’une époque lointaine avec peu de consoles de jeu, pas de smartphones, mais c’est l’époque du Club Dorothée, d’Hugo Délire et de bien d’autres loisirs télévisuels pour la jeunesse. Enfin, cette grande étude par la sociologue Nicole Robine intitulée « L’Évolution de la lecture des jeunes d’après les enquêtes françaises. Bilan 1960-1987 », publiée en 1989, permet de remonter jusqu’au milieu des années 1960[2].

Tous accros aux écrans ? Pas autant qu’on le pense…

Il est normal d’être fortement interpellé par le ratio du temps de lecture hebdomadaire comparé au temps « d’écran » de la dernière enquête du CNL, la lecture de livres étant le moyen légitime le plus fort de construire son imaginaire, ses goûts et ses opinions. Ce temps de lecture est en diminution et, d’après l’enquête, les jeunes passeraient dix fois plus de temps sur un écran qu’en temps de lecture… Cela peut tout à fait générer de l’anxiété auprès des parents et des proches.

Pourtant, quand on entre dans le détail, l’usage des écrans n’est plus si dynamique qu’auparavant. Ainsi, en 2016, l’enquête du CNL, alors plus détaillée sur le temps d’utilisation de chaque type de terminal numérique et de matériel, permettait d’aboutir à un usage hebdomadaire de vingt-trois heures tous écrans confondus. Cependant, en 2024, ce temps hebdomadaire moyen a baissé ! Ainsi, en tenant compte des marges d’erreur inhérentes à ce type d’enquêtes, il est stable pour les élèves de primaire : 14 h 15 en 2016, 14 h 21 en 2024 (+ 0,7 %) ; pour les collégiens par contre, il baisse fortement : 24 h en 2016, 20 h 25 en 2024 (– 14,9 %). En moyenne, on passe de 23 h hebdomadaires consacrées aux écrans en 2016 à 22 h 17 en 2024, soit une diminution de 4,5 %. La lecture, elle, diminue cependant bien plus fortement, passant d’après ces enquêtes de 3 h 05 à 2 h 11 hebdomadaires, soit une baisse de 32,8 %.

Le rapport de la commission d’experts sur l’impact de l’exposition des jeunes aux écrans, dite « commission écrans », publié en avril 2024, agrège pour sa part différentes études mélangeant des modalités de calcul variées sur le temps consacré aux pratiques numériques. Il est regrettable que cette juxtaposition assez artificielle d’enquêtes non cohérentes entre elles soit la principale manière pour la commission d’établir dans son rapport une perspective historique des pratiques numériques. Le rapport cite par ailleurs, pour la période la plus récente, l’enquête longitudinale de la « cohorte Elfe » (2022), qui indique un temps d’écran quotidien qui augmente avec l’âge de 2 h 36 pour les enfants de dix ans et demi, soit 18 h 12 hebdomadaires.

Nous sommes donc loin de faire face à des générations de zombies « addicts » à leurs écrans, de « crétins digitaux ». Cette diminution du temps d’écran hebdomadaire – dont personne ne parle – est d’autant plus intéressante et notable que le taux d’équipement en terminaux numériques, lui, augmente, mais, également, évolue selon les supports.

Une croissance de la possession de terminaux numériques : démocratisation mais aussi recomposition

L’équipement des foyers en terminaux numériques a certes augmenté, mais s’est également recomposé. Le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) proposait jusqu’en 2019 des enquêtes assez synthétiques et pratiques sur les usages du jeu vidéo (Le Marché du jeu vidéo en 2018), mais celles-ci se sont arrêtées depuis ; celle de 2014 permet de remonter jusqu’à 2008.

On constate ainsi une augmentation de la part des foyers français équipés de consoles de jeu vidéo, de 40 % en 2008 à 52 % en 2018. Cependant, cette augmentation masque d’autres tendances. Ainsi, si la part de possession de consoles de salon est passée de 34,5 % des foyers en 2008 à 49,1 % en 2018, celle de consoles portables, après une croissance de 12 points entre 2008 et 2013 (de 25,1 % à 35,7 %), est revenue en 2018 au niveau de 2008 ! La possession d’un ordinateur portable s’est également largement démocratisée, passant de 28,4 % en 2008 à 52 % en 2018.

Il est compliqué d’avoir des chiffres récents aussi complets. L’Insee présente des données selon le revenu pour l’équipement en téléviseurs, l’accès à internet, la possession d’un ordinateur, mais n’inclut pas les consoles de jeu vidéo, ce qui est dommage. D’autres enquêtes, comme « Le Jeu Vidéo en France : une industrie et une pratique en progression continue », présentent la part de joueurs dans la population française et montrent que le jeu vidéo est une pratique largement partagée : 90 % des 10-14 ans et 52 % des 55 ans et plus sont des joueurs de jeux vidéo. D’autres encore détaillent les usages des consoles connectées et des TV connectées par leurs possesseurs, mais ce n’est pas vraiment notre sujet.

Autre bouc émissaire de la baisse des pratiques de lecture, le smartphone. Là encore, il est intéressant de mettre les études en regard les unes des autres. Ainsi, la part d’une classe d’âge possédant un smartphone n’a cessé de croître depuis dix ans. D’après l’enquête de 2014 La Diffusion des technologies de l’information et de la communication dans la société française, publiée par le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Crédoc), 59 % des 12-17 ans en étaient équipés en 2014 ; ils étaient 87 % en 2019 et 90 % en 2023, des taux d’équipement corroborés par l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep) dans son Baromètre du numérique publié en 2023 .

Parallèlement, le sujet de l’équipement précoce des enfants en smartphone commence à interpeller. Ainsi, 40 % des 9-10 ans en seraient équipés ainsi que 26 % des 7-8 ans. Cependant, cette enquête intitulée « Junior#Crush » ne détaille pas sa méthodologie, ce qui peut fragiliser son interprétation et la pertinence de ses résultats.

Pour autant, on constate, outre la diminution de la part des consoles portables, la stabilisation du multi-équipement et la rationalisation de celui-ci, au détriment des tablettes (Observatoire de l’équipement audiovisuel des foyers de France métropolitaine, panorama de l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique, dite Arcom, 2023). L’envahissement de la vie quotidienne des foyers par les écrans sous toutes leurs formes est donc bien plus complexe qu’il n’y paraît. Les familles font des choix, délaissent certains terminaux au profit d’autres et la baisse du temps d’écran hebdomadaire des jeunes, malgré une croissance de la possession de certains matériels, invite au final, comme le demande Anne Cordier, à considérer une politique éducative plus que législative et répressive.

S’ils lisent moins, s’ils contractent leur temps d’écran, que font-ils ?

Les activités concurrentes de la lecture ne sont plus interrogées par le CNL. C’était le cas en 2016 et ces neuf activités – hors temps d’écrans divers – étaient la fréquentation des amis, l’écoute de musique, les pratiques sportives, les activités manuelles (surtout pour les filles d’ailleurs).

On retrouve ainsi des tendances similaires à celles analysées par François de Singly, Claude Thélot et Françoise Dumontier en 1990 (« La lecture moins attractive qu’il y a vingt ans »). Ainsi, ils démontraient que le fait de regarder la télévision n’était pas une pratique culturelle concurrentielle de la lecture[3]. La diminution de la lecture à la fin des années 1980 apparaît, dans ces travaux, bien plus due à la poursuite du développement de la société des loisirs : bricolage, sport, jeux, sorties avec des amis, écoute de musique… prenaient à l’époque le pas sur l’activité de lecture des jeunes. Autant de pratiques sociales, de loisirs, de plaisir et de découvertes, d’acquisition de compétences pas franchement négatives.

Cette enquête portant sur les pratiques de lecture ne permettait cependant pas forcément une analyse aussi fine du rythme et des goûts culturels que les enquêtes contemporaines. Ainsi l’activité de lecture est-elle analysée au regard d’un livre lu par mois. Aujourd’hui, les enquêtes comme celles du CNL portent plus sur le temps de lecture de livres et m’apparaissent bien plus signifiantes. Lire un tome de Harry Potter de sept cents pages ou un roman de Jean-Claude Mourlevat de trois cents pages, ce n’est pas la même chose que lire un « Bibliothèque verte » de quelques dizaines de pages, surtout dans leur version actuelle. L’ensemble des enquêtes pourraient également être interrogées sur la définition même d’un livre. Qu’est-ce qu’un livre en 1990 ? qu’est-ce qu’un livre en 2024 ? Il serait intéressant d’aller confronter le nombre de pages, les polices de caractères, les maquettes…

Des non-lecteurs ? De moins en moins !

L’enquête de François de Singly, Claude Thélot et Françoise Dumontier, « La lecture moins attractive qu’il y a vingt ans », pointait, en 1990, comme donnée d’alerte la forte augmentation de la part des élèves non-lecteurs. Celle-ci s’était accrue en vingt ans. Ainsi, de 4,7 % d’élèves non-lecteurs en 1967, on passait à 12,6 % en 1988, soit presque le triple. Pourtant, quand on regarde le détail des enquêtes plus récentes, à partir des années 2010, cette évolution ne s’est pas amplifiée, loin de là. Ainsi, dans l’enquête « À la recherche de la lecture perdue ? Les adolescents et la lecture en France aujourd’hui » menée par Christine Détrez en 2010, la pratique de la lecture quotidienne des adolescents s’établissait ainsi (hors BD et journaux) : 33,5 % pour les 11-13 ans, 18 % pour les 13-15 ans, 14 % pour les 15-17 ans et 9 % pour les 17 ans et plus.

Si l’on croise ces résultats avec l’enquête du CNL de 2024, certes sur des tranches d’âge différentes mais très proches, on constate les évolutions de la pratique quotidienne de la lecture suivantes : 42 % pour les 7-12 ans, 24 % pour les 13-15 ans (+ 6 points), 17 % pour les 16-19 ans (potentiellement le double). Par ailleurs, l’enquête du CNL de 2024 permet de constater un effondrement de la part totale des non-lecteurs. Celle-ci est passée de 11 % en 2016 pour les usages d’école/travail à 6 % en 2024 et de 22 % pour la lecture loisir à 2 % en 2024. Il y a donc proportionnellement bien plus de lecteurs qu’auparavant.

Lire : ils aiment de plus en plus cela

En 1982, une très forte proportion d’adolescents et de pré-adolescents rejetaient la lecture. Ainsi, 42 % des garçons et filles de 12-17 ans affirmaient que la lecture les ennuyait et préféraient pratiquer un sport ou regarder la télévision ; 19 % voyaient également la lecture comme une contrainte (Nicole Robine, « L’Évolution de la lecture des jeunes d’après les enquêtes françaises. Bilan 1960-1987 »).

Ce déplaisir de lire a toutefois très fortement diminué en quarante ans, avec cependant un regain en 2022 et 2024. Ainsi, selon l’enquête du CNL de 2024, 10 % des 7-12 ans n’aiment pas ou détestent lire (même proportion qu’en 2022), 21 % des 13-15 ans (en recul de 2 points par rapport à 2022) et 31 % des 16-19 ans (en forte hausse de 10 points).

Il peut être compliqué de comparer avec la situation de 2016. En effet, l’enquête du CNL Les Jeunes et la lecture, dans sa diapo 23, ne met vraiment en avant que ceux qui « détestent » la lecture, et non ceux qui « n’aiment pas » lire, empêchant une comparaison complète. Si l’on met en regard ceux qui détestent lire entre 2016 et 2024, on reste jusqu’au collège dans une certaine stabilité : de 0 % à 2 % pour les élèves du primaire, de 5 % à 6 % pour les collégiens, mais de 7 % à 11 % pour les lycéens.

En recoupant les données de ceux qui n’aimeraient pas lire, on passerait cependant en presque dix ans d’une non-appréciation de 11 % à 10 % pour les élèves du primaire (+ 1 point d’amélioration dans l’amour de la lecture, donc), de 27 % à 21 % pour les collégiens (+ 6 points du taux d’appréciation de la lecture) et de 32 % à 31 % pour les lycéens (+ 1 point du taux d’appréciation de la lecture). Par ailleurs, on peut inférer, en mettant en regard les différentes enquêtes du CNL, que toutes les tranches d’âge sont marquées de 2016 à 2024 soit par une stabilité du fait « d’adorer » la lecture, soit par une augmentation : + 5 points pour les enfants, + 1 point pour les collégiens, + 4 points pour les lycéens !

Pourquoi n’aime-t-on pas ou déteste-t-on lire ? Lectures imposées, représentations genrées, dyslexie… La Revue des livres pour enfants s’interrogeait à ce sujet en 2017, dans son numéro 296, dont le dossier était intitulé « J’aime pas lire ! ». Un dossier dont la morale pourrait être : « Qu’on leur fiche la paix ! », après le Laissez-les lire ! de Geneviève Patte.

Le dossier du numéro 335 de cette même revue, intitulé « Portraits de lecteurs », abonde, lui, en éléments qualitatifs sur les 7-12 ans, détaillant pourquoi ces jeunes aiment tant lire, que ce soit des livres, des mangas, des bandes dessinées, de la presse pour la jeunesse et, minoritairement, sur écran. Dans la trentaine d’entretiens semi-directifs réalisés pour la conception de ce dossier[4], la lecture d’imprimés est fréquemment décrite comme une activité qui favorise le repos, la tranquillité, donne du plaisir, de la joie. Elle peut être une activité sociale, créant des échanges tant entre amis qu’avec, dans ce dossier, des bibliothécaires. C’est également, pour d’autres enfants, une activité permettant de se retrouver soi-même, de s’isoler chez soi ou à la bibliothèque. Elle stimule la curiosité à travers la recherche de documentaires sur les sujets qui passionnent les enfants ou l’attente régulière de nouveautés et de conseils de la part des professionnels. Dans les déclarations des enfants ou des pré-adolescents, elle renforce, enfin, leur imaginaire et leur l’empathie.

Des acheteurs de livres

S’il fallait un autre marqueur du développement de l’appréciation de la lecture, on pourrait aller regarder du côté de l’usage de l’argent de poche. L’achat de livres est une démarche qui apparaît de plus en plus répandue parmi les jeunes. Ainsi, en 2024, 33 % des « lecteurs loisirs » ont acheté des livres pour eux-mêmes (diapo 55 de l’enquête de 2024 du CNL), contre 27 % en 2016 ; ils n’étaient que 14 % à s’acheter des livres avec leur argent de poche en 1986 et 24 % pour la bande dessinée (Nicole Robine, « L’Évolution de la lecture des jeunes d’après les enquêtes françaises. Bilan 1960-1987 »).

Le pass Culture soutient également ces achats individuels puisque, d’après l’enquête de 2024 du CNL, 71 % des jeunes s’en sont servis pour acheter des livres. Cette proportion, très importante, est cependant en diminution de 12 points par rapport à l’enquête de 2022, où 83 % des jeunes avaient acheté des livres avec ledit pass. Il reste complexe de mesurer l’évolution des usages du pass Culture car celui-ci a été progressivement étendu à de nouvelles tranches d’âge depuis 2022 et il faut garder en mémoire que la sortie du Covid-19 a pu être marquée par un besoin de pratiquer à nouveau des activités collectives, comme les concerts et autres spectacles vivants, pour sortir de chez soi.

Les bibliothèques, des lieux de plus en plus importants et à l’usage partagé

Un autre élément permettant d’être rassuré quant aux pratiques de lecture et au développement des goûts des enfants et adolescents est le développement de la fréquentation des bibliothèques depuis quarante ans. Ainsi, Nicole Robine, dans « L’Évolution de la lecture des jeunes d’après les enquêtes françaises. Bilan 1960-1987 », citant un sondage de l’Ifop pour Télérama en 1986, montrait que 18 % des 8-12 ans utilisaient la bibliothèque municipale ou le bibliobus et 43 % leur bibliothèque scolaire. Cette utilisation à la fois faible et contrainte n’est plus de mise aujourd’hui.

En effet, on constate, d’après les enquêtes successives du CNL, le fort développement et l’importance prise par les bibliothèques dans les pratiques de lecture et l’appréciation de celle-ci : en 2016, la bibliothèque est le quatrième lieu de lecture privilégié pour 21 % des jeunes ; en 2022, elle devient le troisième lieu de lecture privilégié (24 %) et 42 % des jeunes empruntent à la bibliothèque ou au CDI (pas de distinction dans l’enquête) ; en 2024, la bibliothèque est devenue le deuxième lieu de lecture préféré (33 % des 7-19 ans), 43 % des lecteurs loisirs y empruntent et 69 % des jeunes (+ 2 points) vont au moins une fois par mois à la bibliothèque ou au CDI (diapo 59 de l’enquête 2024 du CNL). Ce renforcement de l’appréciation, voire même de l’amour, des bibliothèques est clairement visible dans les entretiens réalisés pour le dossier « Portraits de lecteurs » du numéro 335 de La Revue des livres pour enfants.

Toutes ces évolutions favorables auraient-elles été possibles sans une dépense publique soutenue, tant en investissement qu’en fonctionnement, avec des professionnels des bibliothèques, de l’Éducation nationale et des bénévoles associatifs formés ? L’étude de l’impact sociétal des politiques publiques pour dépasser l’aspect purement quantitatif est encore récente, notamment concernant la lecture publique. Dans leur contribution « Measuring the Societal Value of the Public Library: Terminology, Dimensions and Methodology », Frank Huysmans et Marjolein Oomes détaillent comment les mesures de performance (norme ISO 11620) peuvent laisser place à des mesures d’impact (norme ISO 16439) qui cherchent à estimer quels sont les bénéfices sociaux, culturels, éducatifs, économiques, affectifs des bibliothèques publiques aux Pays-Bas[5].

S’il est complexe de démontrer scientifiquement l’impact de telle ou telle politique publique, force est de constater qu’en quarante ans, en France, les bibliothèques dans les écoles se sont structurées avec la création des bibliothèques et centres de documentation (BCD). Par ailleurs, l’État a déployé des dispositifs visant à réduire les inégalités d’accès à la lecture, aujourd’hui à maturité, comme Premières pages (lancé en 2009 et qui a concerné soixante mille naissances sa première année), les contrats territoire-lecture (lancés progressivement à partir de 2010) ou encore le label Bibliothèque numérique de référence, tous mêlant le soutien financier des collectivités territoriales à celui de l’État au travers des directions régionales des affaires culturelles (DRAC). Le soutien public s’est également porté vers des dispositifs associatifs comme par exemple Des livres à soi, créé par le Salon du livre et de la presse jeunesse en 2014 et soutenu par le ministère de la Culture.

D’autres initiatives semi-publiques ou privées sont également à mettre en avant : le Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil, Partir en livre porté par le CNL, les festivals du livre, de la bande dessinée, dont une trentaine d’événements spécifiquement consacrés à la littérature jeunesse, la vente de livres à bas prix par Lire c’est partir, les bibliothèques de rue d’ATD Quart Monde, la distribution de livres dans les menus d’une chaîne de fast-food bien connue

La coopération institutionnelle s’est également développée au niveau local avec le passage à quatre-vingt-douze bibliothèques départementales de prêt en 1982, puis un ensemble de circulaires dans les années 1980 renforçant leur mission de coopération avec les communes. De nombreux programmes territoriaux portés par les départements ou les régions pour acheter des livres aux enfants ou aux adolescents, des aides du CNL vers la chaîne du livre existent par ailleurs aujourd’hui… difficile de tous les recenser !

Les bibliothèques municipales ont été marquées par un double mouvement de développement et d’évolution de leurs activités. Elles se tournent de plus en plus vers les pratiques culturelles de leurs usagers dans toute leur diversité. En recoupant les sources, il apparaîtrait une multiplication par plus de 8,5 du nombre de bibliothèques municipales entre 1980 et 2024, et ce sans compter les points d’accès au livre, portant aujourd’hui à quinze mille cinq cents environ le nombre de bibliothèques municipales et de points d’accès au livre. 64 % d’entre elles opèrent des partenariats culturels sur leur territoire, 88 % avec les écoles dans les communes de moins de deux mille habitants (96 % au-delà), 82 % travaillent avec des structures d’accueil de la petite enfance.

La démonstration de la nécessité d’une dépense publique soutenue n’apparaît-elle pas également dans les effets de la contraction de celle-ci en matière d’accès au livre ? N’amène-t-elle pas une dégradation de la pratique de la lecture et un désamour pour celle-ci ? Ainsi, il est glaçant de constater qu’au Royaume-Uni, tandis que le nombre de points d’accès au livre passait de 4 500 à 3 500 depuis 2010, la pratique de lecture quotidienne de livres s’établit aujourd’hui à 12 points de moins qu’en France et l’amour pour la lecture des jeunes, à 45 points plus bas.

Enfin, l’amélioration qualitative de la littérature jeunesse en France, après son explosion artistique dans les années 1970, s’est poursuivie avec des productions françaises, belges, québécoises associées au développement des traductions de bandes dessinées, de mangas. Même si beaucoup critiquent une surpublication depuis une vingtaine d’années, sans offre qualitative, nul doute que la lecture créerait moins d’amour auprès des enfants et des adolescents[6] !

Nous sommes donc face à une génération paradoxale :

— qui passe moins de temps à lire des livres qu’à utiliser des écrans et consacre moins de temps à lire qu’il y a dix ans ;

— qui diminue cependant également son utilisation des écrans (notamment – 15 % pour les collégiens) ;

— qui compte bien plus de lecteurs quotidiens qu’auparavant (notamment une multiplication par deux pour les 16-19 ans et une division par six de la part des non-lecteurs en 35 ans) ;

— qui aime également bien plus lire que ses aînés nés dans les années 1970 ;

— qui renforce ses goûts, aussi bien dans le fait d’adorer lire que de détester la lecture ;

— qui est constituée de 2,5 fois plus d’acheteurs de livres qu’il y a quarante ans ;

— qui fréquente et apprécie de plus en plus les bibliothèques, d’année en année, s’y déplaçant, à près de 70 %, au moins une fois par mois.

Pas mal pour une génération qui ne lirait plus, non ?


[1] Christine Détrez, « À la recherche de la lecture perdue ? Les adolescents et la lecture en France aujourd’hui », in Art et société. Recherches récentes et regards croisés (Brésil/France) (dir. Alain Quemin et Glaucia Villas Bôas), OpenEdition, 2016. Cette enquête est consacrée aux pré-adolescents et aux adolescents ; il y manque également deux aspects pour saisir pleinement le rapport aux livres de ceux-ci : les achats et la fréquentation des bibliothèques.

[2] Il est également intéressant, je trouve, de garder en tête de manière taquine, tout au long de la lecture de ces documents, que les enfants des années 1960 sont les grands-parents d’aujourd’hui et ceux des années 1980, les parents de maintenant.

[3] Ce constat est également effectué dans le rapport de la « commission écrans » (p. 39-40) puisqu’un ensemble d’études ne parviennent pas à démontrer que le temps passé devant la télévision ou les jeux vidéo a une réelle incidence sur les performances de lecture et scolaires.

[4] La méthodologie est détaillée dans l’article de Christophe Evans, « Portraits de jeunes lecteurs et lectrices saisis en bibliothèque » (La Revue des livres pour enfants, n° 335, 2024).

[5] Frank Huysmans et Marjolein Oomes, « Mesurer la valeur sociétale de la bibliothèque publique : définitions et méthodes », traduit par Anne Robatel, in Évaluer la bibliothèque par les mesures d’impacts (dir. Cécile Touitou), Presses de l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques, 2016.

[6] Quelques sources pour mesurer l’évolution de la littérature jeunesse : Nic Diament, Histoire des livres pour les enfants. Du Petit Chaperon rouge à Harry Potter, Bayard, 2008 ; Sophie van der Linden, Tout sur la littérature jeunesse. De la petite enfance aux jeunes adultes, Gallimard, 2022 ; La Revue des livres pour enfants, n° 218 (« L’Édition pour la jeunesse en France de 1945 à 1980 »).

Romain Gaillard

Conservateur en chef des bibliothèques, Responsable du Centre national de la littérature pour la jeunesse (CNLJ) à la Bibliothèque nationale de France (BNF)

Notes

[1] Christine Détrez, « À la recherche de la lecture perdue ? Les adolescents et la lecture en France aujourd’hui », in Art et société. Recherches récentes et regards croisés (Brésil/France) (dir. Alain Quemin et Glaucia Villas Bôas), OpenEdition, 2016. Cette enquête est consacrée aux pré-adolescents et aux adolescents ; il y manque également deux aspects pour saisir pleinement le rapport aux livres de ceux-ci : les achats et la fréquentation des bibliothèques.

[2] Il est également intéressant, je trouve, de garder en tête de manière taquine, tout au long de la lecture de ces documents, que les enfants des années 1960 sont les grands-parents d’aujourd’hui et ceux des années 1980, les parents de maintenant.

[3] Ce constat est également effectué dans le rapport de la « commission écrans » (p. 39-40) puisqu’un ensemble d’études ne parviennent pas à démontrer que le temps passé devant la télévision ou les jeux vidéo a une réelle incidence sur les performances de lecture et scolaires.

[4] La méthodologie est détaillée dans l’article de Christophe Evans, « Portraits de jeunes lecteurs et lectrices saisis en bibliothèque » (La Revue des livres pour enfants, n° 335, 2024).

[5] Frank Huysmans et Marjolein Oomes, « Mesurer la valeur sociétale de la bibliothèque publique : définitions et méthodes », traduit par Anne Robatel, in Évaluer la bibliothèque par les mesures d’impacts (dir. Cécile Touitou), Presses de l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques, 2016.

[6] Quelques sources pour mesurer l’évolution de la littérature jeunesse : Nic Diament, Histoire des livres pour les enfants. Du Petit Chaperon rouge à Harry Potter, Bayard, 2008 ; Sophie van der Linden, Tout sur la littérature jeunesse. De la petite enfance aux jeunes adultes, Gallimard, 2022 ; La Revue des livres pour enfants, n° 218 (« L’Édition pour la jeunesse en France de 1945 à 1980 »).