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La guerre à Gaza n’est pas un conflit de civilisations

Historien

La guerre à Gaza n’en finit pas d’interroger : les relations entre Occident et monde arabe, la légitimité de la violence et le droit de se défendre, la frontière entre antisémitisme et antisionisme. Ce conflit, volontiers perçu comme un affrontement de civilisations, n’est-il pas plutôt une opposition de barbaries ? Ce texte est issu d’une conférence donnée par Henry Laurens à l’invitation de la Fondation Internationale Oasis à Milan.

Barbarie-civilisation, René Georges Hermann-Paul, 1899

Je me suis permis de mettre cette caricature des temps de la guerre des Boxers il y a plus d’un siècle, qui malheureusement répète un peu ce que nous voyons aujourd’hui : l’absence de différence entre la violence de la civilisation et celle de la barbarie.

Le titre de ma communication, « La guerre à Gaza et les relations entre Occident et monde musulman », pose un certain nombre d’interrogations et en tout cas de définitions, puisque nous parlons de guerre à Gaza, de guerre de Gaza, de guerre Israël-Hamas, de guerre Israël-Iran. Nous parlons donc de beaucoup de choses à la fois, mais en même temps, il y a un mot qui est pratiquement absent, c’est celui de « palestinien », dans toutes les définitions que la grande presse nous donne de la situation.

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Il faut avouer qu’il s’agit bien d’une nouvelle guerre israélo-palestinienne. Là on doit revenir dans le temps : la première guerre israélo-palestinienne serait 1982 au Liban, mais même à la limite, elle se confond avec le conflit de Palestine qui, pour des raisons techniques, pourrait être démarré à l’année 1908. La guerre actuelle s’inscrit dans une double filiation temporelle, celle de 1948 – la Nakba, qui est symbolisée par ce qu’on peut appeler l’expulsion et la spoliation. Les massacres du 7 octobre ont eu lieu dans des biens qui étaient détenus par les grands-parents ou des arrière-grands-parents des gens qui ont commis les massacres du 7 octobre. Nous ne le savons pas, mais eux le savent. Ensuite, évidemment, de 1967 et on a le retournement historique d’une guerre gagnée rapidement en juin 1967, avec peu de morts du côté israélien (700-800 morts) et 1 200 morts le 7 octobre, c’est à dire l’ombre de l’occupation de 1967 se porte aujourd’hui.

Cela dit, ce qui caractérise l’affaire, le fait même que je sois invité ici et que nous réunissions ici, est l’exceptionnalité, parce que des 7 octobre il s’en produit pratiquement un par semaine au Soudan. Et cela ne nous concerne guère. Que ce soit d’un côté ou de l’autre, les violences qu’il y a au Soudan ou au Yémen ont atteint des degrés bien supérieurs à ce que nous connaissons ici. En fait, le rapport Occident-monde musulman s’inscrit dans une dimension à la fois d’exceptionnalité et de côté passionnel.

Là encore il faut chercher la définition des mots. « Monde musulman » est un thème qui est apparu dans la seconde moitié du XIXe siècle avec les progrès des communications. Pour caricaturer un peu le terme, le monde musulman est créé par l’ouverture du Canal de Suez, qui fait que les musulmans de la Méditerranée entrent directement en contact avec l’ensemble des musulmans d’Asie, y compris de la Chine. Et donc à ce moment-là, il y a la création d’un pôle de discussion qui devient le monde musulman. Le terme est classiquement utilisé par les puissances européennes : il y avait une très belle revue française – « La revue du monde musulman » –, publiée à partir 1906, qui couvrait de la Méditerranée à la Chine.

« Occident » est un terme là aussi très mal défini ou définissable dans le sens qu’on lui porte aujourd’hui. On le trouve chez Condorcet à la fin du XVIIIe siècle pour signifier que l’Europe n’est plus l’Europe parce qu’elle comporte maintenant des dimensions pluri-continentales, en particulier les Amériques. Mais au XIXe siècle le terme couramment utilisé est « Europe » et on revient à « Occident » dans le cas des guerres mondiales et dans un sens plus directement politique – l’ennemi de l’Occident n’est pas le tiers-monde ou l’islam, l’ennemi de l’Occident est d’abord l’Allemagne nazie et puis le bloc communiste.

Autrement dit, le monde occidental renvoie à l’idée de monde libre. La titulature non officielle du président des États-Unis est « leader du monde libre », ce qui est tout à fait significatif de la dimension beaucoup plus politique que culturelle que le terme Occident comprend.

Dans le monde musulman on voit mal ce qui s’y passe, comme d’habitude, à cause de l’ampleur des systèmes répressifs qui existent dans ce monde-là aujourd’hui. Nous vivons dans des sociétés ou un simple message sur les réseaux sociaux peut coûter plusieurs années de prison. Les régimes arabes en particulier savent très bien que les manifestations pro-palestiniennes du début du XXIe siècle ont été ce qui a annoncé ensuite le Printemps arabe. Donc ils se méfient considérablement de laisser la rue arabe ou l’opinion publique arabe se manifester. Et puis il y a le clivage interne entre blocs pro-iranien et anti-iranien et, pour des raisons diverses, le Hamas est identifié à la nébuleuse pro-iranienne.

Certains tendent à présenter le conflit comme un conflit de civilisations. J’ai des collègues qui l’écrivent radicalement en couverture de livres. On pourrait plutôt parler de conflit de barbaries que de civilisations si on donne un sens positif au terme de « civilisation ».

En fait on a trois registres qui sont utilisés dans les discours. Le premier est celui de la guerre juste, et là je me saisirai d’un article du philosophe politique américain Michael Walzer, paru dans le New York Times du 21 septembre 2024. Il explique d’une part que les bipeurs piégés utilisés par Israël n’ont pas de place dans une guerre juste, que cela constitue un crime de guerre, mais que, en même temps, condamner un acte de guerre n’est pas la même chose que condamner la guerre elle-même. La guerre que Israël mène est une guerre juste parce que l’objectif est de contrer la volonté de détruire l’État d’Israël. Mais l’argument de Walzer peut se renverser. Le 7 octobre peut être considéré comme un crime, et c’est un crime évidemment, mais cela n’implique pas que la cause elle-même soit criminelle, si on inverse le raisonnement de Michael Walzer. C’est pour cela que je n’ai jamais vraiment été très enthousiaste à la lecture des théories de la guerre juste de Walzer ou d’autres.

En fait, ce que l’on a aujourd’hui c’est l’opposition classique entre le principe du moindre mal et celui de proportionnalité. Le moindre mal c’est commettre un mal tout en sachant qu’il permet d’éviter un mal plus grand. C’était la justification des bombardements aériens alliés sur l’Allemagne et le Japon durant la Seconde guerre mondiale ; le triomphe du moindre mal c’est Hiroshima et Nagasaki. C’est un mal, mais cela a évité un mal plus grand, plus de victimes auraient eu lieu s’il n’y avait pas eu Hiroshima et Nagasaki.

Le principe opposé est le principe de proportionnalité. Aujourd’hui, la discussion que nous avons sur les violences commises à Gaza et maintenant en Cisjordanie et au Liban est de savoir si la réponse israélienne est proportionnelle ou non. Le grand rabbin de France met les morts arabes de Gaza sur le compte du fait de guerre. Donc, puisque la guerre est « légitime », on peut considérer que cela est également légitime. De l’autre côté, vous avez l’accusation de crime, c’est à dire l’accusation de génocide.

Nous avons aussi une discussion sur la nature de la diplomatie occidentale, puisqu’elle n’est que démonstrative. C’est de la diplomatie pure et certains auteurs n’hésitent pas à parler de consentement au génocide. Je pense en particulier à mon collègue Didier Fassin, qui dit que les gouvernements occidentaux ne prenant pas de mesures strictes contre Israël consentent au génocide en cours. Mais en tout cas, on a aussi une mouvance dans les pays occidentaux qui relie une gauche plus ou moins radicale avec les populations issues de l’immigration musulmane, aussi bien en Amérique du Nord qu’en Europe de l’Ouest. D’où l’accusation d’islamo-gauchisme. On peut discuter de la validité de certaines des positions prises mais on doit convenir que les mobilisations politiques pro-palestiniennes dans les pays occidentaux évitent de parler de conflit de civilisations, puisque les seuls qui ont la liberté de parler ce sont ces mouvements pro-palestiniens en Europe et en Amérique du Nord, ce qui me rappelle aussi ce fait fondamental que l’Occident n’est jamais un, mais toujours multiple.

Les deux autres questions sont conjointes et on revient à la question de tout à l’heure, le droit de se défendre. On peut dire que Hamas est un mouvement de résistance, mais le dire peut conduire aujourd’hui en France à des poursuites judiciaires pour apologie du terrorisme. On a une assimilation entre les actes du terrorisme international, du jihad international tel que l’avait fait l’État islamique ou al-Qaïda, avec des mouvements qu’on peut appeler islamo-nationalistes, comme le Hezbollah ou le Hamas. En tout cas, il faut bien convenir, et cela je le dis depuis très longtemps, que l’antiterrorisme tue beaucoup plus que le terrorisme et nous en avons encore la démonstration ces jours-ci. Trouver une excuse à ces violences par la civilisation et par la démocratie, qui autoriseraient à tout faire, est revenir sur les impasses du colonialisme européen qui, justement au nom de la civilisation démocratique, faisait le contraire de la démocratie en pratiquant la conquête coloniale.

La seconde question est celle de l’antisémitisme. L’antisémitisme classique était la projection sur des populations de fantasmes divers de type à la fois conspirationnistes et anti-modernes. Autrement dit, les populations visées se sont trouvées exposées à des situations de génocide mais n’avaient aucune responsabilité particulière dans l’hostilité à laquelle ils étaient exposés. Les victimes de l’antisémitisme étaient « a-politiques ».

L’antisionisme, au contraire, est l’hostilité à un mouvement politique, le sionisme, qui a en quelque sorte politisé les populations juives dans leur grande majorité, sous la réunion non unique de peuple juif, notion qui peut être contestable en tant cas jusqu’aux premières décennies du XXe siècle. On a en fait aujourd’hui un judaïsme politique. Pierre Vidal-Naquet disait jadis que le sionisme était le judaïsme dans un seul pays ; c’est une formule un peu abrupte, mais je la trouve tout à fait correcte.

En tout cas ce qu’il faut bien comprendre est que la relation avec Israël est devenue un élément essentiel des identités juives contemporaines. D’où l’assimilation qui est faite à l’antisémitisme quand on prend des positions hostiles à la politique israélienne. Et donc on a une situation où des gens se situent comme solidaires d’Israël, mais ne comprennent pas qu’on les considère comme redevables de ses actes. C’est une situation qui fait que pratiquement chaque pays occidental se trouve presque en situation de guerre civile par rapport à ce conflit, d’autant plus que l’antisémitisme est maintenant utilisé comme une arme politique, on l’a vu en Angleterre contre Corbyn et le parti travailliste et on le voit aujourd’hui en France dans la lutte contre Mélenchon et la France Insoumise. La question est à savoir s’il existe un antisémitisme musulman. Mon président a dit que le 7 octobre était un pogrom anti-juif, ce qui renvoie d’ailleurs à l’histoire européenne et pas à l’histoire orientale. Pour les Palestiniens la réaction aurait été la même s’ils avaient été colonisés par des Poldèves, des Bordures ou des Syldaves, pour évoquer des peuples imaginaires de la première moitié du XXe siècle.

En 1920 un rapport britannique disait « cet animal est bien méchant, si on l’attaque il se défend » à propos des manifestations arabes de cette année-là. Il y a aussi le fait qu’il existe une culture de guerre qui abaisse la valeur de l’ennemi. En France durant la Première guerre mondiale les plus grands intellectuels français, Bergson entre autres, ont traité les Allemands de barbares et d’ennemis de la civilisation. Il est bien évident qu’en culture de guerre, les Palestiniens utilisent des références tout à fait hostiles à ceux qui les colonisent.

Il n’existe pas en islam d’antisémitisme théologique au sens qu’il n’y a pas de conflit sur l’interprétation des écritures bibliques, contrairement aux rapports antisémites qui peuvent exister entre christianisme et judaïsme. En réalité, au risque de choquer on peut dire que l’islam est la rencontre du christianisme et du judaïsme. La seule réalité dans l’histoire qu’on peut qualifier de judéo-chrétienne est l’islam. Mais cela est un autre sujet.

En revanche, il existe réellement un antisémitisme anti-moderne dans la pensée islamiste contemporaine, où on retrouve toutes les catégories de l’anti-modernisme occidental, le judaïsme étant le facteur de la modernité et la modernité étant une conspiration contre les héritages culturels des sociétés. C’est un discours qui s’est développé en Europe dans la fin du XIXe siècle et que l’on retrouve dans le monde musulman d’aujourd’hui. Et puis il y a eu, à partir de 1929, une opposition entre monde musulman et monde juif très largement liée à la question du sionisme, qui a malheureusement amené à la disparition quasi totale ou presque du judaïsme dans le monde musulman. Tel est à peu près le panorama d’aujourd’hui.

NDLR : Henry Laurens participait au colloque de la Fondation Oasis à Milan le 26 septembre, avec une communication intitulée « La guerre à Gaza et les relations entre Occident et monde musulman ». 


Henry Laurens

Historien, Professeur en Histoire contemporaine du monde arabe au Collège de France