Politique

La Muskmania guette nos services publics

Enseignant, ancien ministre

La célébration par des personnalités politiques françaises de la nomination d’Elon Musk à la tête d’un ministère de « l’efficacité gouvernementale » produit un effet glaçant. Si on pensait que la brutalité des débuts du second mandat de Trump nous avait immunisés, ces réactions rappellent la présence d’un courant de pensée qui, en France, depuis des décennies, gangrène la transformation de l’État. Qui seront les gagnants et les perdants ?

Il n’a pas fallu une semaine à la Muskmania pour franchir l’Atlantique. Si l’Histoire nous apprend que les modes politiques s’expérimentent ou s’enseignent aux États-Unis avant d’être reprises en Europe et en France, on a rarement vu une telle vitesse de propagation. Et si l’on n’y prend garde, le massacre à la tronçonneuse des fondements de l’État et des moyens des services publics pourrait trouver chez nous un terreau favorable et les troupes d’une nouvelle croisade. Et pas seulement à l’extrême-droite.

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Dès maintenant, nous devons faire se lever les forces d’une résistance politique et syndicale, mais aussi les ressources d’une vraie bataille culturelle, qui ne limite pas à vouloir le statu quo.

Aux USA, on connaît les raisons de la colère antiétatique. Donald Trump piétine méthodiquement l’État de droit, méprise l’État fédéral dès lors qu’il ne sert pas ses intérêts et le prend d’assaut s’il constitue une menace. Ses avocats obtiendront les postes-clés du ministère de la Justice. Ou le spoil system poussé jusqu’au grotesque. Dans le sillage de Trump, la cible principale de l’offensive Musk, c’est le budget fédéral, qu’il veut réduire de 2 000 milliards de dollars sur 6 750 (en France, mutatis mutandis, cela signifierait environ 130 milliards d’euros en moins).

Les cible réelles, moins visibles, sont les régulations, celles qui font valoir les principes de concurrence face aux monopoles, ou qui imposent la modération des réseaux sociaux contre la haine et la désinformation. Autant que la fiscalité et les dépenses publiques, Trump et Musk haïssent l’affirmation par la loi d’un intérêt collectif, que des services publics ou des agences doivent faire prévaloir. C’est le rêve fou d’un avenir sans règles. La guerre idéologique mondiale, on l’a compris depuis longtemps, ne s’arrête pas aux portes de l’Europe. L’alliance des libertariens et des conservateurs s’y transpose. Pas à l’identique. Mais elle séduit.

La célébration, à la minute même, de la « nomination » d’Elon Musk à la tête d’un nouveau ministère de « l’efficacité gouvernementale » et de ses idées par Valérie Pécresse, Éric Ciotti ou le ministre de la Fonction Publique, Guillaume Kasbarian, a produit un effet de glaciation. La brutalité sans égale qui marque les débuts du second mandat Trump aurait pu laisser penser que nous étions immunisés ? Faut-il s’en étonner, ou retrouver là un fantasme ancien et un courant d’idées qui depuis des décennies en France nourrissent et gangrènent la transformation de l’État et de l’action publique ? Qui seront les gagnants et les perdants ?

Le terreau est fertile en France pour la Muskmania

Chaque élection présidentielle regorge d’appels à une hécatombe parmi les rangs des fonctionnaires. C’est une obsession française[1].

Plus en profondeur, la réforme de l’État est une constante, un invariant depuis un siècle. À l’exception de quelques moments clés de l’Histoire du XXe siècle – l’après-seconde guerre mondiale avec le programme du Conseil national de la résistance –, les mouvements réformateurs ont avant tout cherché à réduire, de manière pavlovienne, un État jugé obèse.

Les précurseurs français de Musk sont à redécouvrir dans le New Management Public – lui-même déjà importé des États-Unis dans le sillage de Walter Lippman –, la Revue Générale des Politiques Publiques de Nicolas Sarkozy ou en 2017, les programmes présidentiels de François Fillon d’Emmanuel Macron. Le début du premier quinquennat Macron défendait l’adaptation à tout prix, fermement dénoncée par Barbara Stiegler[2], nuancée après le mouvement des Gilets Jaunes.

L’offensive Musk vient réveiller, au cœur du débat budgétaire de l’automne 2024, la soif d’en découdre. Défenseurs de l’idée originelle du macronisme ou apôtre du « libéralisme budgétaire » rêvent d’un grand soir de la dépense publique. Il faudrait substituer la hache au rabot, pour marquer une empreinte idéologique qui serait le drapeau des prochaines campagnes auprès d’un électorat à conserver. Gabriel Attal cède visiblement à cette tentation. Et pour imposer une surenchère dont on pense qu’elle frappera l’opinion déboussolée par le chaos politique qui s’amplifie.

Pourquoi les faiseurs d’opinion peuvent s’en emparer ?

Le néo-poujadisme soft de Macron a déblayé la voie. Le mythe du « bon sens » sert généralement d’introduction au populisme chic dont le président de la République a enduit nombre de ses discours depuis 2017. On peut discerner aisément plusieurs pistes.

La simplification n’est pas à rejeter, mais il est peut-être dérisoire d’en faire la – voire l’unique – priorité, évitant ainsi toute autre remise en cause. Et si la priorité était d’humaniser, de renforcer ou de préparer l’État au nouveau régime climatique, comme le propose très justement l’équipe de Vraiment Vraiment (designers d’intérêt général) inspiratrice et engagée ?

De la même façon, le technosolutionnisme ambitionne de remplacer, en réduisant les postes, de l’humain par de l’IA. L’État plateforme a produit quelques belles applications, mais la déshumanisation va bon train, là où il faudrait personnaliser les réponses administratives à chacune et de chacun de nos concitoyens.

La remise en cause de l’action publique en France peut aussi se nourrir d’une impuissance bien documentée. Les politiques contractuelles avec les collectivités, amorcées dans les années 80, ont décliné de façon chronique. La planification indispensable pour construire des réponses massives (énergie, transports, constructions…) reste balbutiante. Quand l’État est velléitaire, les ripostes musclées s’organisent ailleurs. Nous y sommes.

Nous devons porter un regard lucide sur toutes les faiblesses qui alimentent l’antiétatisme. La France n’est pas suradministrée, au sens où trop de moyens seraient utilisés pour de minces résultats. Au contraire, la crise des moyens est flagrante, à l’école comme à l’hôpital, dans la police comme dans l’ingénierie publique et dans de nombreux compartiments de l’action publique. Mais la France est probablement surorganisée.

La France, comme de nombreux pays d’Europe et beaucoup de grandes entreprises privées, s’est installée dans ce qu’un ouvrage récent nomme « l’organogène[3]». Trop de silos, peu de coopération, trop d’approches gestionnaires, difficulté systémique à affronter les grandes transitions qu’exige notre époque.

Les Français en voient le symptôme : velléitaire et surorganisé, l’État devient une cible facile. Encore faut-il ne pas les tromper sur les causes. Plus que dégraisser, il est urgent pour la puissance publique d’innover pour agir mieux. Car, sans nul doute, l’inefficacité de l’État néolibéral nourrit la progression du RN.

Pourquoi l’extrême-droite ne tombera probablement pas dans le piège

Antisystème, l’extrême-droite française n’est pas antipolitique. Elle se nourrit d’une attente d’autorité et de sécurité dans tous les domaines. Elle veut le pouvoir, pas forcément saper les services publics.

Les enquêtes récentes montrent que l’électorat RN est moins attaché au « libéralisme budgétaire » qu’au « libéralisme entrepreneurial[4]». La réduction de l’intervention publique n’est pas attendue par les classes populaires qui redoutent ce qu’elle signifie : moins d’offre de soins ou de sécurité.

Comme l’observe justement Luc Rouban, quand l’État est considéré comme une entreprise, il n’a plus rien de sacré. « Le RN est devenu le gardien du temple, celui d’un État fort, respecté, social et protégeant des emprises de l’extérieur… »

Tactiquement, l’extrême droite défendra l’hôpital, l’école et la police, plus que la baisse des dépenses publiques. Elle s’attaquera en revanche à la bureaucratie de papier, à la « paperasse », cible – compréhensible – des artisans et des paysans. L’échec du macronisme est palpable sur ce terrain, il n’est plus un bouclier, mais un carburant pour l’extrême-droite.

Pourquoi il est urgent de la gauche produire l’alternative à la Muskmania

 Ce n’est que récemment, à l’initiative de jeunes fonctionnaires[5] ou de « think tanks », que des collectifs citoyens, proches de la gauche, reprennent à bras-le-corps l’étendard des services publics comme fondement identitaire du pacte républicain. Ce n’est pas un sujet ringard, c’est un problème urgent.

La gauche n’a à ce jour pas de projet alternatif. Elle doit analyser les symptômes et créer les antidotes. Durant le quinquennat de François Hollande, se succédèrent quatre ministres de la réforme ou de la modernisation de l’État. Ce turnover était à l’opposé de la durée indispensable pour la transformation des organisations et l’action publiques.

Pour réussir les transitions, le statu quo n’est pas de mise. Elles exigent transformations innovantes de l’action publique, renouveau des contrats avec les collectivités, planification mobilisatrice pour l’écologie, innovation sociale pour le droit effectif à l’emploi[6].

La puissance publique ne sera réinventée qu’au prix de l’écoute systématique des citoyens-usagers et des agents publics. Écouter les agents publics, pour faire mieux, éviter les gaspillages, retrouver du sens, c’est un projet politique à part entière, qui demande une formidable détermination.

Au total, la Muskmania, si elle s’implante en France, amène avec elle un triple danger. Répliquée et appropriée par les néolibéraux au pouvoir, elle produira un tsunami sur les services publics. Habilement contredite par le Rassemblement national, elle donnera du carburant à Marine Le Pen ou à Jordan Bardella, autoproclamés protecteurs du monde public. Combattue approximativement par la gauche, elle mettra en lumière la faiblesse de son projet, à réparer au plus vite.


[1] Emilien Ruiz, Trop de fonctionnaires ? Histoire d’une obsession française (XIXè-XXIè siècle), Fayard, 2021.

[2] Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique, Gallimard, 2019.

[3] Henri Bergeron, Patrick Castel, L’organocène, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 2024.

[4] Luc Rouban, Les ressorts cachés du vote RN, Presses de la Fondation nationale des Sciences Politiques, 2024.

[5] Le collectif Nos services publics, avec Lucie Castets et Arnaud Bontemps, Le sens du service public, ou encore Fonction Publique du 21ème siècle (FP21).

[6] Laurent Grandguillaume (dir.), Expérimenter le droit à l’emploi, Berger-Levrault, 2024.

Christian Paul

Enseignant, ancien ministre

Mots-clés

Néolibéralisme

Notes

[1] Emilien Ruiz, Trop de fonctionnaires ? Histoire d’une obsession française (XIXè-XXIè siècle), Fayard, 2021.

[2] Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique, Gallimard, 2019.

[3] Henri Bergeron, Patrick Castel, L’organocène, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 2024.

[4] Luc Rouban, Les ressorts cachés du vote RN, Presses de la Fondation nationale des Sciences Politiques, 2024.

[5] Le collectif Nos services publics, avec Lucie Castets et Arnaud Bontemps, Le sens du service public, ou encore Fonction Publique du 21ème siècle (FP21).

[6] Laurent Grandguillaume (dir.), Expérimenter le droit à l’emploi, Berger-Levrault, 2024.