La parrhèsia ambiguë de Michel Foucault
À partir des années 1980, Foucault présente ses travaux comme une « enquête sur les modes institués de la connaissance de soi et sur leur histoire : comment le sujet a été établi à différents moments et dans différents contextes institutionnels comme un sujet de connaissance ».
Cette institution du sujet ne passe plus, comme dans les travaux précédents, par son objectivation des savoirs dans des partages sociaux, comme ceux de la folie et de la maladie, mais par l’élaboration d’un ensemble de « techniques de soi » que Foucault présente comme des formes d’un « souci de soi » qui forme la base d’une éthique et d’une politique « de la vérité ». Ces génitifs ne vont pas de soi.
La parrhèsia est au croisement des enquêtes que mène Foucault sur les formes du « dire-vrai » et de l’aveu chez les Grecs, pendant la période hellénistique et les premiers siècles de l’Empire romain puis la période médiévale. Il la présente d’abord comme une prise de parole publique dans laquelle celui qui parle se donne l’obligation de tout dire, de la manière la plus franche possible. Il insiste sur le fait que c’est un dire dangereux et risqué, qui peut valoir des représailles à celui qui le prononce. Il détaille de nombreuses incarnations du parrhèsiaste : le conseiller qui dit ce qu’il pense au roi, le maître qui parle sans ambages à son élève, l’ami qui se confie à l’ami, l’orateur qui s’exprime devant une foule, le directeur spirituel qui guide son disciple. Sa signification n’est pas uniquement personnelle, comme dévoilement de soi à travers une forme d’aveu, elle est aussi politique : à Athènes, elle était un des droits du citoyen et faisait partie de la constitution démocratique.
La parrhèsia n’est pas seulement une prise de parole, c’est aussi une forme de vie, un ethos et un caractère propre à un certain type d’individu (comme le magnanime dont parle Aristote). Elle rejoint le souci de soi, l’epimeleia seautou, que Foucault met au fronton de sa conception de l’éthique grecque et de « l’esthétique de l’existence ». Elle s’inscrit au sein de la généalogie des pratiques de l’aveu et de la confession qui façonneront la chrétienté. Elle est enfin l’ancêtre de ce que nous appelons depuis Kant l’attitude critique, que Foucault veut comprendre comme éclairant l’« ontologie historique de nous-mêmes » et comme la forme à donner, pour le philosophe, à l’expression publique de la parole.
Comment la parrhèsia peut-elle jouer tous ces rôles ? Foucault est soucieux de bien distinguer ces divers « jeux de vérité », mais il brouille les pistes quand il s’agit de décrire le type d’attitudes et de pratiques que la parrhèsia recouvre. C’est, dit-il, une « activité verbale » et un « acte de langage », mais il ne précise pas lequel : est-ce une assertion ou une sorte de promesse ? une attitude ou une pratique ? Elle implique de « tout dire », mais pas au sens qu’elle prend parfois de « bavardage », et quand il s’agit de conseiller les princes ou de séduire le peuple, elle est à l’opposé de la flatterie et de la rhétorique et s’oppose à la violence des faiseurs de diatribes.
Foucault analyse longuement comment Socrate puis Diogène peuvent être de grands parrhèsiastes. Mais l’ironie socratique, si c’est une forme de « dire-vrai », se laisse mal décrire, de prime abord, comme parrhèsia si l’ironie consiste, au sens traditionnel, à dire le contraire de ce que l’on pense. Achille est un bon candidat à la parrhèsia, mais certainement pas Thersite ni Ulysse. Quand Foucault la décrit comme le « courage de la vérité », de quelle vérité est-elle le courage ?
Si la parrhèsia est censée être un acte de langage, elle est avant tout une assertion. Or on ne peut affirmer ou dire-vrai sans qu’il y ait un contenu de ce qu’on dit. Mais ce contenu est-il vrai ou bien est-il seulement cru vrai par celui qui l’affirme ? De manière étonnante, Foucault nous explique qu’il est les deux : le parrhèsiaste se représente comme disant la vérité, comme croyant qu’elle est la vérité et, de fait, comme disant la vérité. On doit donc, semble-t-il, en conclure qu’il sait que ce qu’il dit est vrai. Mais comment le sait-il ?
S’il arrive à Foucault de soutenir que le parrhèsiaste parle au nom d’un savoir et d’admettre implicitement que la norme qui régit l’assertion est la connaissance, il nous dit aussi que l’activité de transmettre la connaissance, celle du professeur par exemple, n’est pas de la parrhèsia. Celle-ci repose sur une autorité, mais celui qui est responsable du dire n’est pas tenu d’apporter la preuve de ce qu’il dit : il ne se réclame pas d’une évidence qu’on pourrait confronter à la réalité ou d’un contenu mental qui aurait les marques de la certitude – la vérité de la parrhèsia n’est pas celle, moderne, du sujet cartésien qui exige des critères du vrai. Quand il nous dit qu’elle est un franc parler, Foucault insiste sur l’attitude de celui qui la porte, en laissant de côté le contenu et les marques de la vérité ainsi dite. Le dire de la parrhèsia porte sur la sincérité et l’authenticité de la personne qui porte le discours parrhèsiastique, et non sur les propriétés cognitives de son dire. Il s’agit bien plus de mettre en valeur une pratique « aléthurgique » qu’une forme de connaissance.
La description foucaldienne de la parrhèsia fait écho à sa conception de l’éthique, qui met systématiquement à l’écart la notion de connaissance de soi ordinairement associée à la sagesse socratique et stoïcienne. Là où cette dernière fait appel à la raison et à la maîtrise des passions, le cynisme ancien revisité par Foucault met l’accent sur la vraie vie et les « techniques » du soi, et non sur le savoir. De quelle vérité s’agit-il alors dans le dire-vrai ? Pas de la vérité des propositions, qui ne sont pas vraies juste parce qu’on les dit ou qu’on les croit, encore moins de leur correspondance à une réalité extérieure ou intérieure au sujet, mais de la véracité et de l’authenticité de celui qui porte le dire.
Ce glissement systématique que Foucault opère des propriétés épistémiques des énoncés (ou ne pas savoir s’ils sont faux, vagues ou injustifiés) vers les pratiques associées à la vérité ne date pas de ses derniers travaux. Il est présent dès ses grandes enquêtes sur la folie et la médecine et dans le programme qu’il esquissait dans L’Ordre du savoir de mettre au jour les systèmes d’exclusion des sociétés, parmi lesquels il plaçait le « partage du vrai et du faux », et dans son projet d’une « histoire de la vérité » à travers l’histoire des pratiques de véridiction.
À la lettre, ces expressions sont absurdes si elles laissent entendre que la distinction même du vrai et du faux, qui est interne à un discours, pourrait être modifiée de l’extérieur de ce discours et que la manipulation des savoirs par le pouvoir pourrait transformer ce qui est vrai. Foucault n’aurait fait qu’appliquer la fameuse déclaration de Hobbes (dont Orwell se souviendra) selon laquelle s’il était contre l’intérêt des puissants que les trois angles d’un triangle soient égaux à deux droits, cette doctrine aurait été supprimée par la mise au bûcher de tous les livres de géométrie. On en a souvent conclu qu’il était un sceptique, niant l’existence de la vérité et du savoir, et en tous cas un relativiste, qui réduit l’histoire des savoirs à l’histoire de nos conceptions du savoir et des forces sociales qui s’en servent. Nombre d’historiens se sont engagés dans un programme similaire.
Mais comment un pouvoir, aussi puissant soit-il, peut-il faire que deux et deux ne fassent pas quatre ? Ce qu’il peut faire, en revanche, c’est nous faire croire, comme les menteurs, que tel ou tel énoncé est faux, ou manipuler les procédures qui règlent l’usage du vrai et du savoir. On doit donc comprendre les archéologies et les généalogies de Foucault plutôt comme des histoires de ces procédures et des manières dont elles imposent aux sujets la soumission à des pouvoirs. Selon cette lecture, il ne rejoindrait pas la cohorte des vériphobes et des apologistes de la post-vérité et il ne ferait pas les confusions dont on l’accuse souvent. Il limiterait son enquête à l’accès au vrai et au savoir et à leurs usages sociaux, sans changer quoi que ce soit à la nature même de la vérité.
Sans doute cette lecture plus charitable est-elle plus conforme à ses intentions, car comment nier que Foucault ait mené des enquêtes respectueuses du vrai et du savoir et qu’il ait pu être, comme Nietzsche le revendiquait dans L’Antéchrist, prêt à « arracher de haute lutte chaque pouce de vérité » ? Mais il faut bien dire que Foucault reste sans cesse ambigu. Comment un penseur aussi maître de son langage peut-il constamment user de génitifs objectifs comme « histoire de la vérité », « régimes de vérité », « jeux de vérité », « effets de vérité », formes du « dire-vrai », « techniques de vérité » ou d’expressions comme « savoir-pouvoir » sans se rendre compte que ses lecteurs pourraient comprendre qu’il réduit le vrai à la connaissance de la vérité, à la croyance au vrai, et à la véridiction ?
Il ne fait pas de telles réductions, mais il les suggère et, surtout, dessine avec constance un programme que l’on pourrait dire d’évitement et d’effacement du vrai. La nature de la vérité et sa garantie ne sont pas son problème, et il suit certainement Nietzsche dans son refus d’une vérité transcendante. Mais sa généalogie des pratiques « de vérité », qu’il s’agisse du franc parler, de la confession et de la parole publique, fait comme si la propriété d’être vrai des énoncés et des discours n’était pas en jeu et comme si ces pratiques ne portaient que sur la prétention au vrai ou sa revendication par des sujets qui s’en proclament les porteurs. C’est un peu comme si on racontait Hamlet sans parler du prince du Danemark.
Quand Foucault esquisse son éthique axée sur les pratiques de soi et sur les exercices spirituels ou analyse l’aveu et la confession dans les directives des Pères de l’Église, il traite de la vérité et du courage qu’il faut pour la dire, mais ce qui est dit est éludé, même si l’on comprend que cela concerne le sexe. Mais celui-ci seulement ? On retrouve l’une des perplexités qu’on éprouvait en lisant Les Mots et les choses : les discours ont des objets, des thèmes et des concepts, mais il est plus question des « nappes discursives » qui les sous-tendent que de ce qu’ils disent.
Et qu’est-ce qu’une éthique qui se réduit à des pratiques, à une hygiène de vie et à une esthétique de l’existence ? L’éthique ancienne, de Platon aux stoïciens et aux épicuriens, comportait une canonique et une logique, une psychologie morale, une théorie des devoirs et des vertus, décrivant les liens entre des prescriptions et des valeurs et les manières dont l’esprit est guidé par celles-ci, qui formait la base d’une connaissance morale. Chez Foucault, tout rapport à ce corpus de vérités a disparu, y compris la connaissance de soi. On est passé de la vérité à la vérité sur soi. Le sujet est l’objet d’une herméneutique, mais que peut-elle interpréter si ce ne sont que des pratiques et une hygiène de vie ?
La même difficulté se retrouve dans la conception des Lumières et de la critique que Foucault esquisse dans sa lecture de Kant. Critiquer, chez le philosophe de Königsberg et ses successeurs, c’est évaluer la vérité et la justification d’énoncés et les soumettre à l’épreuve des faits dans un discours public qui s’expose lui-même à la critique et à la réfutation. Mais Foucault ne garde de cet héritage kantien que l’accent mis sur le présent. Son modèle de l’intellectuel public n’est pas celui de l’universalisme, mais celui de l’« épreuve historico-pratique des limites que nous pouvons franchir et donc comme travail de nous-mêmes sur nous-mêmes en tant qu’êtres libres ». Il a raison de dire que ces épreuves ne peuvent qu’être « partielles et locales », mais proposer que l’intellectuel cesse de se référer à l’universel et de se réclamer de la critique des faits pour se limiter à l’expression d’un ethos, c’est jeter le bébé avec l’eau du bain.
L’exercice du franc parler ne peut se réduire au tweet ou au like, encore moins à l’accumulation des mensonges et à la désinformation. Ces pratiques sont des pathologies de la vérité. Mais comment les soigner si l’on ne reconnaît pas l’autorité des normes du savoir ?
La conception foucaldienne de la critique, tout comme ses généalogies de l’aveu, tient la vérité à l’écart alors même qu’elle prétend porter sur elle. Son éthique ne peut évidemment pas se ramener au conseil d’Horace d’in propria pelle quiescere et du retrait sur soi. Elle ne peut pas non plus, comme dans les versions contemporaines affadies du souci de soi, se réduire au care et à la sollicitude bienveillante. Elle requiert la parrhèsia, l’expression publique. Mais comment celle-ci peut-elle s’appliquer dans une démocratie où sont censés être mis entre parenthèses la vérité et le savoir ? Qu’est-ce qu’un « devoir de vérité » si l’on ne reconnaît pas que la vérité ne dépend pas de nous ?
Quels sont les grands parrhèsiastes de l’histoire ? Socrate, Diogène, les martyrs chrétiens, Luther, Jan Hus, Becket, Spinoza, Voltaire, Zola ? Foucault s’attache surtout aux deux premiers. Mais les autres aussi parlaient au nom du vrai. Il y a eu Henri Alleg, Andreï Siniavski, Alexeï Navalny et bien d’autres, dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils ont pris des risques. Qu’est-ce qui distingue le parrhèsiaste qui dit vrai de celui qui se trompe si l’on n’a pas une pierre de touche objective ?
Or on a plutôt l’impression que nos démocraties nous offrent des caricatures de parrhèsiastes, avec nos intellectuels médiatiques bavards et bullshitters, nos lanceurs d’alerte et nos victimes dont on a oublié, l’instant d’après, quelle alerte ils ont lancée et de quelles persécutions elles sont victimes. L’exercice de la critique et du franc parler ne peut se réduire au tweet ou au like, encore moins à l’accumulation des mensonges et à la désinformation. Ces pratiques sont des pathologies de la vérité. Mais comment les soigner si l’on ne reconnaît pas l’autorité des normes du savoir ?
Foucault disait dans son cours Le Gouvernement des vivants, en 1980, vouloir proposer « une histoire archéologique qui […] consisterait, non pas à admettre que le vrai, de plein droit et sans qu’on s’interroge là-dessus, a un pouvoir d’obligation et de contrainte sur les hommes, mais à déplacer l’accent du “c’est vrai” à la force qu’on lui prête. Une histoire de ce type ne serait donc pas consacrée au vrai dans la façon dont il parvient à s’arracher au faux et à rompre tous les liens qui l’enserrent, mais serait consacrée, en somme, à la force du vrai et aux liens par lesquels les hommes s’enserrent peu à peu eux-mêmes dans et par la manifestation du vrai ». Mais cette force du vrai pourrait-elle se manifester si la vérité n’est pas l’objet d’une connaissance et d’un examen ? Comment l’ontologie critique du présent rêvée par Foucault pourrait-elle les combattre si elle se prive du concept de vérité ? Si elle comporte un risque, n’est-ce pas plutôt celui de laisser le pouvoir nu prendre toute la place et exercer sa domination sans partage ?
NDLR : Pascal Engel a récemment publié Foucault et les normes du savoir aux éditions Éliott.