Écologie

Eux, ils vont forer ! Et nous ?

Philosophe

Il n’aura pas fallu longtemps à Trump pour rappeler une promesse répétée pendant sa campagne : « Nous allons forer ». Aussi dangereuse et aberrante soit-elle, cette déclaration en faisant de l’énergie disponible la manifestation directe de la puissance souveraine du peuple américain interpelle notre propre rapport collectif à l’énergie. Eux, ils vont forer, et nous alors ?

Sitôt élu président, Donald Trump a rappelé au « peuple américain » une promesse répétée pendant la campagne électorale : nous allons forer, nous allons forer !

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Au regard du changement climatique, cette déclaration n’est rien moins qu’aberrante et effrayante. Elle réitère le mépris, voire la haine, climatosceptique pour l’accord de Paris. Elle poursuit, sur le ton d’une arrogance démagogique, l’espèce de séparatisme environnemental qui ne profitera pourtant que de manière très sélective à ceux qui le promeuvent par les urnes et les infox. Mais cette rhétorique est aussi marquante parce qu’elle fait de l’énergie un totem politique de la puissance collective. En évoquant les réserves de pétrole qu’ils ont sous les pieds et que personne (désormais) ne viendra les empêcher d’exploiter, Trump dessine une image de la puissance souveraine dans laquelle les Américains, en tout cas ses électeurs, se plaisent à se reconnaître – et après nous le déluge !

Lorsque Trump s’adresse au peuple américain, nous, Européens, et Français en particulier, nous sommes immédiatement destinataires de messages collatéraux. C’est plus qu’évident sur les sujets de la défense et du commerce international. Mais c’est aussi le cas à propos de l’énergie. Quand Trump dit « nous allons forer », il nous faut traduire de notre point de vue : « eux, ils vont forer, et nous ? »

La question n’est pas tant que nous n’avons de toute façon rien à forer, en tout cas pas en France ni dans la plupart des pays européens. Il ne s’agit pas non plus uniquement de savoir quelles seront, sur le marché international, les incidences de la désinhibition trumpiste à l’égard des gisements d’hydrocarbures. En faisant de l’exploitation de l’énergie disponible la manifestation directe de la puissance souveraine « du peuple américain », la promesse trumpiste interpelle notre propre rapport collectif à l’énergie.

L’élection de Trump ne nous incite pas à nous demander pratiquement comment nous allons désormais nous débrouiller pour nous approvisionner en pétrole ou en gaz naturel, comme ce fut le cas après l’agression russe en Ukraine. La situation n’est pas du tout la même. Les États-Unis resteront un partenaire commercial essentiel pour l’Europe malgré les tensions douanières qui se profilent. Ce qui devrait nous inquiéter, en revanche, ce qui aurait d’ailleurs dû nous inquiéter depuis longtemps et bien avant la nouvelle victoire de Trump, c’est la signification politique de ce « nous » relativement à ce qu’il est usuel de nommer « les enjeux énergétiques » dans les politiques publiques. Eux, ils vont forer. Et nous ?

Nous, Français, nous avons connu dans les années 70 le moment où la communication politique faisait de l’énergie le nom possible de notre puissance collective : nous n’avions pas de pétrole mais on nous disait que nous avions des idées (la puissance des idées) ; eux (les pays producteurs) pouvaient décider de forer selon leur bon vouloir, mais on nous disait que nous allions de notre côté, sous le credo de l’indépendance, « fissionner » et « rayonner » dans nos centrales nucléaires. L’énergie pouvait encore être le vecteur par lequel, quitte à s’arranger avec la mesure de l’indépendance énergétique, la puissance gaullienne restait un mode de projet collectif auquel les Français étaient invités à s’identifier.

Il serait tentant, par mimétisme, de répondre aujourd’hui au « nous allons forer » américain en disant : nous, nous allons relancer un programme nucléaire (sous-entendu, à défaut d’avoir d’autres idées). On peut placer l’énergie parmi les thèmes qui justifient, à l’échelle française et à l’échelle européenne, comme le montre le récent rapport Draghi paru en septembre, une réflexion sur les conditions de la puissance, qu’on reconnaisse celle-ci dans la vitalité du PIB ou qu’on l’idéalise comme souveraineté politique. Mais on laisserait ainsi échapper la question spécifique que pose la formule trumpiste « nous allons forer » : en quoi l’énergie, « chez nous », est-elle encore quelque chose qui mobilise une parole collective et quel est le « nous » qui a quelque chose à dire à propos de l’énergie ? Ou, pour le dire autrement, à quel type de collectif les enjeux énergétiques donnent-ils un sens ? De quel type de collectif l’énergie peut-elle être le nom ?

Toute référence parcellaire, partielle ou négative à l’énergie est un luxe aveugle qui ne fait que masquer notre prétention collective à un niveau de production d’énergie suffisant pour nos besoins

Chez « nous », en France du moins, il semble que l’énergie ne soit en mesure que de susciter des mini-collectifs négatifs ou des voix collectives partielles. Cela signifie qu’on ne sait plus se rapporter collectivement à l’énergie que pour un des aspects qu’on en retient ou qu’on en rejette. Loin de pouvoir être le nom de ce par quoi il y a puissance collective, l’énergie est chez nous une raison de vouloir négativement : ne pas vouloir ce que d’autres veulent ; ou vouloir seulement en partie ce que nous devrions collectivement vouloir.

Cette description abstraite de notre rapport collectif à l’énergie correspond à première vue aux situations de controverses : associations opposées localement à un projet de production d’énergie renouvelable (parc éolien, centrale solaire, unité de méthanisation). Mais être contre un projet de production d’énergie renouvelable n’est pas la seule façon d’alimenter à l’égard de l’énergie la voix des collectifs négatifs.

À l’heure où les communes doivent délimiter des zones d’accélération de la production d’énergie renouvelable, conformément à la loi de 2023, on constate que certaines filières sont exclues a priori. Oui aux centrales photovoltaïques, mais surtout pas de parcs éoliens. Une autre façon de faire « ses courses » dans le secteur de la production d’énergie consiste également à dire : oui au photovoltaïque, mais uniquement sur les toitures, uniquement sur les friches, c’est le maximum que nous acceptons de faire. De l’agrivoltaïsme (produire de l’électricité sur des parcelles agricoles) ? Hors de question. Comme certaines voix du monde agricole se plaisent à le rappeler : on peut vivre sans électricité, on ne peut pas vivre sans manger – ce qui est éminemment discutable, si nous sommes assez lucides pour parler de « notre » mode de vie actuel.

La place sociale qui est accordée à la production d’énergie renouvelable relève très souvent d’une restriction de principe que l’on légitime par l’acceptabilité sociale. Mais d’où vient que nous nous autorisons à faire ainsi la fine bouche en matière de production d’énergie ? Sommes-nous capables collectivement de nous adapter à la disponibilité de l’énergie, et de l’électricité en particulier ? Accepterions-nous, par exemple, de nous priver d’électricité dès qu’il n’y a plus de soleil ? Accepterions-nous de réduire notre train de vie énergétique en proportion de la place limitée que nous souhaitons accorder à la production d’énergie dans notre système social ? Non, bien évidemment, c’est exactement le contraire qui a lieu.

Eux, ils vont forer, mais nous, mini-collectifs négatifs, croyons pouvoir faire les difficiles face aux unités de production d’énergie renouvelable dont nous avons besoin. Nous vivons en étant persuadés qu’il y aura de toute façon (quelque part, grâce aux autres) toujours assez d’énergie pour nous. Ce rapport négatif à l’énergie consiste donc : 1° à se contenter d’une perception très parcellaire de nos besoins énergétiques ; 2° à considérer que la production d’énergie n’est acceptable que dans les limites de cette perception parcellaire ; 3° à ne pas renoncer pour autant à quoi que ce soit de notre train de vie énergétique ; 4° en conséquence, à reporter sur d’autres (les opérateurs du marché, par exemple, tellement critiqués par ailleurs) la responsabilité d’apporter une réponse à la totalité de nos besoins énergétiques.

Il est clair que l’énergie n’est pas le nom possible de la puissance qui devrait nous conduire à persévérer collectivement dans notre mode d’existence. « Toute cette énergie », qui se compte en centaines de TWh électriques ou thermiques et dont dépendent pourtant notre présent et notre avenir collectifs, demeure paradoxalement un motif de « ne pas faire », de ne pas vouloir. Nous voudrions qu’elle ne coûte rien pour ne pas avoir à y penser et pour que d’autres continuent à s’en occuper à notre place. Sitôt qu’elle coûte trop cher, nous nous en prenons tout aussi bien à d’autres, à l’Europe, aux opérateurs des marchés, si ce n’est aux spéculateurs.

Notre extrême sensibilité au prix montre en vérité que nous avons fait et continuons de faire de l’énergie une circonstance, en d’autres termes une marchandise, plutôt qu’une condition existentielle collective, laquelle réclame des perspectives, et donc entre autres des investissements, de long terme. La nostalgie du service public de l’énergie n’est elle-même qu’une autre forme de réaction négative à l’égard de notre condition énergétique. Elle revient finalement à dissimuler l’enjeu de la disponibilité effective de la ressource (production) derrière la revendication d’un droit à l’énergie. Le service public de l’énergie, c’est le compteur qui permet d’accéder au gaz ou à l’électricité à un prix décent. Mais à quelles conditions cette énergie est disponible, pourquoi un collectif d’usagers sûrs de leurs droits s’en soucierait-il ?

Toute référence parcellaire, partielle ou négative à l’énergie est un luxe aveugle qui ne fait que masquer notre prétention collective à un niveau de production d’énergie suffisant pour nos besoins. À tous ceux qui croient pouvoir faire les difficiles à propos de la production d’énergie, notre train de vie énergétique doit nous autoriser chaque fois à rappeler le propos de Trump et à demander : eux, ils vont forer, mais nous, comment faisons-nous ?

Comme l’ont déjà souligné des commentateurs sur les réseaux sociaux, la question s’adresse tout particulièrement au mini-collectif de personnalités écologistes qui ont signé le 5 novembre dernier une tribune dans Libération : « Pour un arrêt du déploiement des centrales photovoltaïques en milieux naturels. » Par ses arguments, ce texte articule, une fois de plus, la représentation partielle et négative de ce qu’est l’énergie « pour nous » : il vaut toujours mieux en effet commencer par dénoncer ceux à qui nous déléguons la satisfaction de nos besoins électriques, ces gros industriels qui ne pensent qu’à leur intérêt, comme si nous pouvions ne jamais avoir besoin d’eux (ne serait-ce que pour publier une tribune dans un journal en ligne) ; et puis, sans même évoquer le niveau de nos besoins d’énergie, sans même mentionner la réalité sociale de notre dépendance énergétique, sans même commencer par parler d’énergie, nous « savons » qu’il y a des alternatives à la production industrielle d’électricité : comme par miracle, « le moins » est a priori suffisant, et il suffirait donc pour continuer à vivre comme nous le faisons de couvrir les toitures et les friches de panneaux photovoltaïques.

Est-ce à dire que les industriels décriés dans cette tribune ont nécessairement raison ? Est-ce à dire que le seul critère qui puisse faire autorité, réduisant la politique à la technique et à la comptabilité, est le niveau de production d’énergie nécessaire au train de vie énergétique que nous partageons ? Est-ce à dire que, faisant fi des alertes et des précautions écologiques, nous devrions ignorer la protection des espaces naturels et sacrifier la biodiversité, si c’est le moyen de satisfaire nos besoins d’énergie ? Est-ce à dire que nous ne pouvons vouloir notre avenir collectif qu’en voulant du même coup la programmation de nouveaux EPR, le déploiement débridé de parcs éoliens ou la construction de centrales photovoltaïques pharaoniques (ou plutôt en version chinoise) ? Est-ce à dire que la condition énergétique de notre vie collective ne peut que nous rendre allergiques à toute idée de sobriété ?

Il nous faut admettre, c’est vrai, que nous ne pourrons jamais nous organiser dans le but de produire de l’énergie « autrement et moins » sans continuer simultanément à mesurer nos besoins énergétiques en centaines de TWh. Mais c’est ce qui doit justement faire toute la différence entre le « nous » trumpiste, dont la puissance collective veut s’affirmer au mépris de toute limitation extérieure et nous, ici, chez nous, qui pouvons affirmer la puissance que manifeste notre train de vie énergétique en rappelant qu’elle est fondamentalement l’expérience d’une limite. Les mots du président américain élu sont sans ambiguïté : leur « nous » et notre « nous » donnent forcément lieu à des collectifs de nature différente.

Nous n’avons pas à croire que l’énergie sera le nom de notre souveraineté retrouvée ou de notre illusoire indépendance. Nous pouvons, au contraire, faire de l’énergie le fil conducteur d’une discussion collective sur les modalités de notre dépendance. De qui acceptons-nous de dépendre énergétiquement : les USA pour le GNL, la Russie et d’autres pour le gaz, la Chine pour les panneaux solaires, des entreprises monopolistiques, des opérateurs en concurrence sur un marché européen ? De quelles ressources acceptons-nous de dépendre : pétrole étranger dans le sol, gaz étranger dans le sol, vents chez nous, soleil chez nous, eau chez nous, matières méthanogènes chez nous ? Quels seront les différents prix (géopolitiques, économiques, environnementaux) de notre dépendance énergétique : émissions de gaz à effet de serre et impacts climatiques, modification de nos paysages, impacts sur la biodiversité, évolution des pratiques agricoles, coûts d’installation, balance commerciale déficitaire, sobriété nécessaire, complexité et opacité du marché ?

Bien entendu, nous pouvons constater que notre collectif énergétique ne se réunit jamais. Il y a de bonnes raisons de douter qu’il puisse se projeter vers un avenir commun, contrairement à « eux » qui sont tout simplement appelés à « forer ». Chez nous, l’énergie suscite plutôt la division sociale, à l’image d’une division du travail. Certains s’occupent donc de produire et laissent d’autres faire du commerce. Certains s’opposent aux projets ou dénoncent les industriels de l’énergie qui s’en mettent plein les poches. D’autres encore inventent des régulations, parfois trop rigoureuses mais parfois pas assez.

Des responsables politiques valident des programmations qui doivent être régulièrement révisées ou attendent indéfiniment leur mise en œuvre. Dans une lettre ouverte publiée par Le Point (1er décembre), quelques anciens grands patrons et autres personnalités s’imaginent pouvoir jouer ensemble les sauveurs de la filière nucléaire, comme si elle était leur exclusivité, et tapent avec grossièreté sur les énergies renouvelables, comme si elles étaient le mal énergétique incarné, c’est-à-dire sans doute comme si ces filières du solaire, de l’éolien, de la méthanisation ou encore de la biomasse ne produisaient même pas d’énergie. Des ingénieurs défendent telle filière technique et tapent sur telle autre. Des juges se prononcent sur les recours déposés par tous les mini-collectifs critiques. Des administrations semblent ne pas savoir s’entendre sur des priorités énergétiques. Et, au bout du compte, nous le payons collectivement avec du retard.

Bref, contrairement à « eux » qui ont « le forage » et se projettent dans une puissance sans vergogne, nous ne disposons apparemment pas d’un lieu social, politique, voire symbolique, où il nous serait possible de projeter notre avenir social à partir de la dépendance qui conditionne notre train de vie énergétique. On dira que c’est inévitable tant le système énergétique, à l’image de notre société, est complexe. On peut d’ailleurs dénoncer la démagogie et le populisme pour leur aisance délétère à simplifier les situations au gré de formules symboliques du style « nous allons forer ».

Les atermoiements actuels de nos parlementaires au sujet de la programmation énergie climat ou l’abstraction de la comptabilité en GW ou en TWh inscrite dans la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) disent avec plus de vérité ce qu’il en est de l’énergie dans notre société. Sauf que s’en tenir à ce point de vue théorique est de nouveau une manière de reporter vers d’autres les exigences auxquelles nous engage collectivement le train de vie énergétique que nous ne réduirons jamais drastiquement.

Il est donc essentiel pour notre avenir énergétique que nous reconnaissions des lieux sociaux où la dépendance énergétique peut nous pousser à prendre collectivement la responsabilité de notre avenir énergétique. Formellement, ces lieux sont structurés par une géographie de l’écart : où trouvons-nous les volumes d’énergie dont nous avons besoin ici, chez nous ? Mais par son échelle à la portée d’un « nous », est cette géographie est à convertir en politique ou du moins en stratégie. Un grand nombre de collectivités pratiquent déjà une telle politique locale, que ce soit à travers le dispositif Territoire à énergie positive, les plans climat air énergie territoriaux ou le label Territoire engagé pour la transition écologique. Ce rapport collectif « positif » à l’énergie peut aussi animer des groupes d’entreprises ou des groupes de citoyens, par exemple lorsque ces derniers s’associent pour investir dans un parc éolien.

L’enjeu de ces démarches ne doit pas être de créer, à la marge, comme des compensations participatives à l’opacité du système ou comme des îlots ridicules d’autonomie géopolitique, ces communautés d’énergie dont les directives européennes ont fait la promotion. Comme si nous pouvions nous contenter, en organisant ces communautés d’énergie, de quelques échanges transparents, mais dérisoires, entre des producteurs d’électricité et des consommateurs locaux.

Non, l’enjeu social est plutôt de « nous » comprendre nous-mêmes, sur nos territoires, dans nos localités, comme des communautés d’énergie existantes, c’est-à-dire comme des collectifs solidarisés par un haut degré de dépendance énergétique. Solidarisés par la dépendance énergétique, cela peut vouloir dire : mobilisés pour se donner progressivement les moyens de la faire évoluer. « Eux vont forer », donc, mais nous, nous allons faire de la dépendance énergétique le moyen de notre durabilité collective.


Philippe Éon

Philosophe

Mots-clés

Nucléaire