Écologie

Je n’ai rien vu à Bhopal

Autrice, cinéaste

Qu’est-ce que c’est au juste la justice ? Combien coûte une vie en Inde ? aux États-Unis ? en France ? « Double standard » dit-on en Inde : quand on n’est pas blanc, quand on est pauvre, quand on appartient à une minorité discriminée, dalit, musulmane, la mort ne compte pas, ou si peu. Comme à Bhopal, où on commémore le quarantième anniversaire de la plus grave catastrophe industrielle du XXe siècle.

Bhopal, le 3 décembre 2024. Je suis ici pour écrire, pour écrire sur tout sauf la catastrophe. Je n’ai pas lu grand-chose de l’abondante production sur cette tragédie historique, je connais simplement les mots Union Carbide, Dow Chemical.

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Comme Seveso, Tchernobyl, Fukushima, il y a des noms qui restent dans les mémoires.

Bhopal, ville du centre de l’Inde, ville à forte population musulmane, hindiphone, où les bureaux ouvrent à 11 h, où le soleil orange des matins tropicaux succède à la lune sur les lacs. Bhopal, dirigée pendant plus d’un siècle par les Begums, reines de mère en fille, soucieuses de développer l’administration, l’éducation et la culture dans l’ancien État princier.

Bhopal, indice de pollution aujourd’hui à 148 AQI, « mauvais pour les groupes sensibles », un indice trois fois moins élevé qu’à Delhi, la capitale, où l’air est « très mauvais pour la santé », huit fois plus qu’à Lyon, où, une fois n’est pas coutume, l’air est « bon ».

Aujourd’hui je ne peux pas rester dans ma chambre à écrire. Accueillie dans cette ville, je veux rendre hommage aux victimes, et voir de mes yeux comment on commémore les quarante ans du plus grave accident industriel du XXe siècle.

Dans un parc à la pelouse pelée, une tente accueille une estrade, des chaises en plastique rouge. Essais de micros, installation du public. Des femmes, surtout des femmes, certaines en burqa, les yeux cernés de khôl, des petits enfants, habillés comme des poupées – inutile d’être sociologue pour discerner la pauvreté.

Les discours s’enchaînent en tribune tandis que des activistes suspendent des photographies à l’intérieur d’un kiosque. Un grand-père avec barbe et turban serre la main de son petit-fils dans la sienne. Sans un mot, ils passent d’une photo à l’autre : le bébé dont seul le visage émerge de la terre, une main d’homme au-dessus de sa tête, comme une ultime caresse ; plus loin des dizaines de visages alignés, les yeux clos, au-dessus de leur numéro d’identification et une autre main, une main de femme, qui passe sur ces visages. La plupart des photos sont en noir et blanc, sauf quelques-unes, comme celle où une femme tient une pancarte avec ce mot : justice.

Justice. Qu’est-ce que c’est au juste la justice ? Corriger ou combler un manquement, sanctionner une faute. La justice se fonde d’abord sur l’équité. Combien coûte une vie en Inde ? Aux États-Unis ? En France ? « Double standard » : on entend souvent ces mots ici. Des mots transparents, comme disent les professeurs de langue : on comprend tout à fait ce que ça veut dire en anglais, en français, et encore plus en hindi.

Amnesty International, dans son dernier rapport sur la catastrophe de Bhopal, parle de « racisme environnemental ». Quand on n’est pas blanc, quand on est pauvre, quand on appartient à une minorité discriminée, dalit, musulmane, la mort ne compte pas, ou si peu.

D’ailleurs personne n’est d’accord sur le nombre de victimes – au moins vingt-cinq mille morts, plus de cinq cent mille personnes affectées selon les ONG. Aujourd’hui encore, des enfants naissent avec des malformations et des troubles neurologiques, des femmes font des fausses couches. Combien, on ne sait pas vraiment. Personne n’est d’accord non plus sur le montant des indemnisations – moins de cinq cents dollars pour ceux qui ont reçu une compensation.

Un ami indien m’a dit, il y a bien longtemps : les chiffres effacent les humains, ils masquent la réalité des vies vécues ou mort-nées.

C’est ce rien qui m’effare.

Ils n’effacent pas les culpabilités.

Warren Anderson, le dirigeant d’Union Carbide à l’époque, est mort il y a dix ans, sans être jugé. Les États-Unis ont toujours refusé son extradition. On se prend à croire à la justice divine et à l’imaginer suffoquer, les yeux brûlés, pour l’éternité. Ou pour quarante ans seulement.

Quarante ans – une goutte d’eau dans la nappe phréatique.

Le 2 décembre 1984, l’usine s’apprêtait à fermer. Le directeur avait réduit les équipes mais conservait des stocks bien au-delà de ce qui était recommandé. De toutes façons, l’usine n’avait jamais été sécurisée comme le site américain : l’accident devait arriver.

Quand une décision est prise par un donneur d’ordre occidental, les accidents qui surviennent à l’autre bout du monde devraient relever de sa responsabilité. Ça paraît logique.

C’est un combat de longue date des ONG. Soutenues en France par une poignée de parlementaires écologistes et de gauche, Amnesty, le CCFD, Peuples solidaires entre autres ont réussi à faire inscrire le devoir de vigilance des entreprises donneuses d’ordre dans la loi française. Derrière ce terme un peu compliqué s’articule un raisonnement assez simple : une entreprise en France doit mettre en place les garanties nécessaires pour éviter un accident environnemental ou une violation des droits humains, y compris pour des activités gérées par ses sous-traitants à l’étranger.

Tout a été entendu à l’époque : la proposition de loi menaçait l’économie française, Total allait déménager son siège social…

J’ai participé à cette bataille dans ma vie d’avant. Je me souviens d’un conseiller parlementaire du gouvernement d’alors, un gouvernement de gauche, expliquant qu’« à Bercy, ce sont les entreprises qui gagnent les arbitrages ». Je me souviens d’une représentante d’un consortium de grandes entreprises françaises expliquant que « la corruption n’existe plus », droit dans les yeux de Danielle Auroi, la députée cheffe de file écologiste sur ce dossier.

La proposition de loi a été adoptée en 2017. En avril 2024, le Parlement européen a adopté des règles exigeant que les multinationales et leurs partenaires préviennent, stoppent ou atténuent leur impact négatif sur les droits humains et l’environnement, y compris au niveau de l’approvisionnement, de la production et de la distribution.

Quarante ans après la catastrophe de Bhopal.

Dans la manifestation, tout à l’heure, derrière la banderole rouge et noire en anglais et en hindi, il y aura aussi des femmes, surtout des femmes. Je demande au jeune diplômé qui m’accompagne où sont les hommes. « Bah les hommes. Ils s’en vont quand il y a un problème. » À vrai dire, il n’y a pas grand monde dans la rue, femmes et hommes confondus : quelques journalistes, quelques photographes, quelques policiers, un cortège de trois ou quatre cents personnes. Une jeune femme me dira le lendemain : « Désolée, mais c’est trop sombre, cette histoire. »

Move on. C’est l’idée générale.

Du pont qui surplombe l’ancien site industriel, on aperçoit les structures métalliques de l’ancienne usine qui dépassent des arbres. Le long du mur s’étirent des baraquements de fortune, limités par la voie ferrée. Des centaines de personnes vivent ici. De l’autre côté, le site de l’accident ressemble à un terrain vague comme un autre.

Et c’est ce rien qui m’effare.

Pour voir le cylindre qui a explosé dans la nuit du 2 décembre, il suffirait de passer les grilles grandes ouvertes ou de rentrer par une des brèches du mur ouvertes sur les broussailles, de ne pas s’effrayer de la police, des ronces et des cochons sauvages. Je reste perchée sur le pont. En dessous, des enfants font voler un cerf-volant, des buffles plongent dans l’eau de la mare, surveillés par des aigrettes blanches. La campagne au milieu de la ville…

Sans mon guide, j’aurais pu suivre le mur qui encercle le site comme, dans le quartier où je réside, je longe les immeubles en construction qui alternent avec des champs quand je vais chercher des doses de café en poudre à l’unité, des clémentines ou des goyaves.

Enfin, ce n’est quand même pas un mur tout à fait comme les autres. Des œuvres de street art y réclament justice et, le 3 décembre, sur le trottoir qui le jouxte, sont installées des tentes. L’une d’entre elles abrite des photos et des documents de la clinique Sambhavna, une structure indépendante qui procure des soins aux survivants et porte inlassablement la voix des familles.

Sous un de ces barnums se balance le corps d’un enfant peint comme dans les manuels des écoles publiques indiennes, un corps barré par les noms de quelques-unes des substances chimiques qui nous empoisonnent au quotidien : le mercure, le PCB, les benzènes… les citer toutes serait trop long, trop nauséeux. Toxic trespass, dit le tableau, comme le titre du documentaire de la réalisatrice canadienne Barri Cohen, qui dénonce les effets des produits chimiques auxquels nous sommes toutes et tous exposé·es au quotidien.

La malédiction des pesticides n’a pas de frontières.

Un peu plus tard dans la semaine, je me rends à l’Alliance française, seule représentation européenne pour le centre de l’Inde. Un écran a été installé dans la salle qui accueille une exposition d’œuvres peintes suite à la tragédie : des toiles où domine le noir, comme la poussière qui a tout recouvert ce jour-là, des toiles couleur de terre, traces de vies laissées derrière soi à la hâte.

Alfonso Pinto vient présenter Toxicily, un film qu’il a réalisé avec François-Xavier Destors. Ils montrent les effroyables conséquences sur la santé et l’environnement des activités pétrochimiques autour de Syracuse, en Sicile. Le documentaire, plutôt du côté du sensible que de la leçon, propose des images superbes de ce drame en cours. Une torchère dans la nuit, c’est beau, comme la rivière orange vif qu’a photographiée Edward Burtynsky à proximité d’une mine de nickel canadienne.

Très ému de présenter son film à Bhopal, l’auteur dit : « La pollution est invisible, alors il a fallu trouver d’autres moyens pour la montrer. » Après la projection, une jeune femme intervient : « Donc il peut se passer des choses pareilles en Europe aussi. »

De fait, il y a beaucoup de points communs entre les deux situations, y compris un passage d’Union Carbide sur le site italien, y compris la dignité, le courage des personnes qui vivent dans ces zones sacrifiées et luttent pour obtenir justice.

Les activistes de Bhopal pourront sans aucun doute aider les citoyennes et les citoyens de Syracuse à apprendre à résister au silence, aux pressions.

La semaine se termine. En Inde, on travaille aussi le samedi, demain, ce sera le repos. Le soir s’annonce, avec ses somptueuses teintes roses qui envahissent le ciel. Et la nuit tombe.

Ces journées de commémoration repassent dans ma tête et trop d’images manquent : les responsables d’Union Carbide à la sortie du tribunal, enfin condamnés, les visages des personnes décemment indemnisées, le chantier de dépollution, la construction d’un mémorial qui nous inviterait toutes et tous à rendre hommage aux victimes, à réfléchir aux responsabilités, à nous débarrasser des pesticides qui chaque année provoquent plus de trois cent quatre-vingt-cinq millions d’intoxications graves dans le monde.

En quarante ans, tant de choses ont été dites, si peu ont été faites.

Au milieu des éclats de musique de film et des klaxons, ballottée à l’arrière du rickshaw qui me ramène à la résidence, les poumons et les yeux empoussiérés, j’ai dans l’oreille la voix d’Eiji Okada, ave ce s chuinté si caractéristique de la langue japonaise : « Tu n’as rien vu à Hiroshima », disait-il à Emmanuelle Riva.

Et je me demande ce que j’ai vu cette semaine à Bhopal – City of Lakes, une ville au cinquième rang des clean cities, le classement officiel des « villes propres » en Inde.


Laurence Hugues

Autrice, cinéaste, Résidente de la Villa Swagatam (programme de l'Institut français en Inde, en partenariat avec la Fondation Eklavya)