Politique

La démocratie représentative ne se réduit pas à son versant électoral

Politiste

La « crise de la représentation » ou « crise de la démocratie », sans cesse martelée dans les médias, désigne en réalité l’incapacité du mécanisme électif à accomplir les attentes qu’on lui incombe. Il est grand temps de concevoir et repenser la démocratie au-delà du simple geste électoral, par l’invention de pratiques régénératrices du lien de représentation, telles que le contrôle citoyen.

La démocratie représentative souffre d’écueils structurels. Ceux-ci ne cessent d’être paradoxalement réactualisés par les diagnostics médiatiques ou politologiques de « crise de la représentation » (et parfois de « crise de la démocratie »). Récemment, l’engouement provoqué par le surcroît de participation des électeurs aux dernières législatives, en juillet 2024, est vite retombé, du fait des négociations politiques qui ont suivi afin de former une nouvelle coalition gouvernementale.

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Dans cet article, nous insistons sur le fait que cette désillusion (de la capacité transformatrice des élections sur la et le politique) doit être dépassée : la démocratie (y compris représentative) ne se réduit (et ne doit pas se réduire) au seul geste et moment électoral. Trop attendre des élections en vient à légitimer le mandat représentatif (au sens de l’abbé Sieyès), et à la dépossession politiques des citoyens.

À partir d’un imaginaire politique et les pratiques qui lui sont corollaires (le contrôle citoyen), nous souhaitons illustrer comment ces derniers peuvent régénérer la démocratie représentative, et à quelles contraintes ils font face.

La désaffection de la démocratie représentative en pratique

La démocratie n’est pas en crise : littéralement d’une part, les théories sur la propension autoritaire des citoyens-électeurs (« cultural backlash ») ou sur leur penchant technocratique (« stealth democracy ») peinent à convaincre (faute de données longitudinales convaincantes). Par ailleurs, au sens figuré, la démocratie n’est pas spécialement en crise aujourd’hui (la crise étant nécessairement circonscrite sur un temps plutôt court), ou alors elle l’est depuis les années 1980. Vincent Tiberj a bien montré que le corps électoral ne cesse de se réduire sur le plan des élections législatives entre 1986 et 2022 (il y a moins d’électeurs votant en 2022 qu’en 1986 !). Mais on ne parle là que de démocratie dans son versant électoral.

Plutôt que de parler de crise, de nombreux théoriciens politiques (parmi lesquels Claude Lefort, Miguel Abensour, ou encore Jacques Rancière) mettent en valeur une caractéristique essentielle des régimes démocratiques : il faut qu’on ne cesse, en tant que société politique, de douter méthodiquement de nos propres certitudes politiques et sociales, et cela passe par la mise en place de dispositifs pas nécessairement contrôlés par les pouvoirs publics de « démocratie insurgeante » ou de « démocratie sauvage ». Pour le dire assez trivialement, une démocratie qui doute d’elle-même en permanence (qui est réflexive) est une bonne chose.

Mais revenons à la démocratie électorale et à la démocratie représentative. Ces deux-là ne sont pas réductibles l’une à l’autre. La démocratie représentative est plus large, même si elle procède en termes de légitimité politique et symbolique, fortement – qu’on le déplore ou non – des élections : à la tentative d’imposition dans le débat public de la nécessité de penser l’élargissement de la démocratie extra-électorale, Pierre Rosanvallon s’est vu rappeler à l’ordre électoral par le président de la République lui-même.

On est pourtant d’accord avec Rosanvallon : la démocratie représentative ne se réduit pas à son versant électoral. Elle doit plutôt être définie comme un contexte de relations entre gouvernants et gouvernés, qui se font et se défont le temps des mandats concédés aux gouvernants (pour la part qui en est élue). La démocratie représentative peut encore être démocratisée, en témoignent les écueils mis en valeur par les politistes : les représentants ne ressembleraient pas sociologiquement aux représentés ; il y aurait de ce fait une clôture du champ politique autour de profils sociologiques prévalents ; il y aurait un manque de réactivité des professionnels de la politique ; de nombreux conflits d’intérêts et un manque de transparence sur l’action des élus ; certains élus monopolisent les mandats en cumulant, etc.

On souhaite ici insister sur un motif de critique de la représentation politique, encore peu étudié, mais pourtant fondamental : au nom de quelles valeurs agissent les représentants ? Comment s’assurer que les décisions qu’ils prennent correspondent à des valeurs considérées comme partagées par tous ?

Justement, l’étude des démarches de contrôle citoyen par des militants critiques de la dette publique en Belgique, en Espagne et en France permet d’interroger cette dimension incontournable de la démocratie : comment contrôler le fond de l’action publique (et ne pas s’en tenir qu’aux aspects plus formels de la relation de représentation, comme par exemple la représentativité) ?

Démocratiser la représentation : le contrôle citoyen

Ici, la relation de représentation n’est pas vue à proprement parler comme une dépossession. Elle est plutôt interprétée comme une relation dynamique entre gouvernants et gouvernés, ces seconds devant avoir l’opportunité de contrôler la manière dont les gouvernants prennent des décisions, en termes de transparence et de réactivité à leurs demandes sociales (exprimées autrement que par le vote), mais aussi en termes de capacité des gouvernants à bien justifier les décisions prises au nom de valeurs consensuelles et partagées.

Dans cette vision d’une démocratie représentative plus interactive, les gouvernants doivent consentir au renversement du panoptique : ils doivent donner les armes aux citoyens pour être surveillés, et de ce fait, contrôlés.

Ils doivent consentir à s’exposer publiquement à la critique, à ce que les citoyens pratiquent le doute méthodique sur leurs actions : c’est à cette condition que la démocratie n’est pas « confisquée » entre les temps électoraux.

L’imaginaire du contrôle citoyen semble, sans que l’on puisse encore véritablement quantifier sa représentativité dans la population, en expansion. Le contrôle citoyen peut être défini d’abord sur le plan des idées, comme renvoyant à la nécessité de densifier les interactions entre gouvernants et gouvernés, afin que les premiers prennent des décisions conformes à la définition de l’intérêt général (définition qui varie selon qui on est, socialement parlant et qui de fait est enjeu de luttes). Cet imaginaire a notamment été repéré parmi les collectifs d’audit citoyen de la dette publique en Europe, mais aussi parmi les gilets jaunes, ou encore des militants écologistes, anti-nucléaires, data-activistes.

Sur le plan des pratiques, le contrôle citoyen renvoie aux modes d’action qui visent à surveiller étroitement ce que les gouvernants sont susceptibles de faire et de prendre comme décisions à dimension collective. Dans la mesure où le « droit de savoir » est de plus en plus développé (depuis les années 1970), et l’étendue des domaines de transparence publique élargie, tout donne à penser que le contrôle citoyen peut se développer.

Il y a une double dimension du contrôle : d’abord formel ou procédural (comment les représentants prennent les décisions : qui consultent-ils ? consultent-ils des représentants d’intérêts sociaux et économiques variés ? existe-t-il des conflits d’intérêt, un manque de transparence ?), mais aussi sur le fond de l’action publique (quelles décisions sont prises ? au nom de quelles valeurs ? selon quelles justifications ?)

Dans notre enquête sur les militants critiques de la dette publique en Belgique, en Espagne et en France au début des années 2010 – dans un contexte de « crise de la dette publique » en Europe –, il s’agissait pour eux de contrôler l’action des gouvernants, en recourant à une palette variée de modes d’action : puisque la démocratie représentative a un versant électoral, les militants ont pratiqué le lobbying électoral, afin d’influencer sur les idées politiques qui circulent au moment des campagnes électorales.

Mais leur contrôle ne se réduit absolument pas à ce moment électoral : les militants ont produit des rapports de contre-expertise à partir des documents publics comptables qui leur étaient à disposition, dans lesquels ils ont démontré que la hausse soudaine de la dette publique au moment de la crise financière et économique de 2008-2010 est moins causée par l’augmentation exponentielle des dépenses sociales et publiques, qu’en raison du sauvetage par les pouvoirs publics de banques en faillite. Précisons un paradoxe important du contrôle citoyen (au-delà de la question de la dette et des finances publiques) : la condition de possibilité de celui-ci dépend étroitement (et dangereusement) de la volonté des gouvernants à se faire critiquer, dans la mesure où ils peuvent tout à fait limiter les documents publics à disposition et faire de la rétention d’information pourtant publique à destination des citoyens cherchant à mettre leur nez dans les affaires publiques.

L’expertise militante des citoyens-contrôleurs permet de fonder la critique des militants, et leurs revendications, qui sont ensuite le support de nombreuses interpellations des élus (par mail, en rendez-vous, en conseil municipal).

Au-delà de cette expertise militante sur les comptes des pouvoirs publics, les collectifs militants d’audit citoyen de la dette se sont aussi appuyés sur l’état du droit pour légitimer le contrôle comme démarche légitime et parfaitement légal – comme l’article 15 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen : « La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration » –, mais aussi les missions sociales des pouvoirs publics qu’ils opposaient au « droit » de l’austérité budgétaire. Cette juridicisation du discours militant, pas propre à nos cas d’étude, ont parfois abouti sur des actions en justice des militants contre les pouvoirs publics : ici, le contrôle citoyen se fait judiciaire, et souvent consubstantiellement médiatique (les médias ayant une propension à aimer le cadrage conflictuel de l’action en justice).

Au-delà de nos cas d’études, le contrôle citoyen en actes est aussi pratiqué par des horizons militants très variés, qui ne se limitent pas aux défenseurs du renforcement de la main gauche de l’État : on pense aux collectifs anti-migrants, ou à des collectifs libertariens. Ainsi, le contrôle citoyen peut être saisi par un spectre idéologique très hétérogène.

Si le contrôle citoyen permet à bien des égards de densifier les interactions entre gouvernants et gouvernés, de régénérer ou démocratiser le lien de représentation, de rompre avec le mythe du citoyen apathique ou passif, il n’en demeure pas moins soumis à des limites importantes.

Le contrôle citoyen : remède ou palliatif aux écueils de la représentation politique ?

Deux écueils sont à poindre lorsque l’on considère le contrôle citoyen comme voie de sortir des écueils structurels de la démocratie représentative. Premièrement, si l’imaginaire politique du contrôle citoyen (« les citoyens doivent contrôler et interagir davantage avec leurs élus, au-delà du moment électoral ») se diffuse, la pratique du contrôle citoyen a certains « coûts » qui font que la plupart des citoyens n’ont pas les ressources (temporelles, cognitives notamment) pour devenir des citoyens-contrôleurs.

De ce fait, ces derniers doivent davantage être considérés comme des intermédiaires symboliques entre gouvernants et gouvernés, qui offrent à ces deux publics des ressources pour alimenter le débat public : cela permet tout autant de ressourcer les débats à l’intérieur des assemblées délibérantes (les produits du contrôle citoyen, comme par exemple des rapports de contre-expertise sur un enjeu politique donné, permettent souvent d’équiper les élus d’opposition afin d’interpeller l’exécutif, et de rééquilibrer l’asymétrie existante entre le travail politique de la majorité et de l’opposition), que cela offre des arguments pour des citoyens souhaitant interpeller les gouvernants. Le contrôle citoyen est ainsi une expertise devant être à disposition de toutes et tous.

De ce fait, le contrôle citoyen est en pratique un exercice d’une citoyenneté virtuose, peu représentative sociologiquement parlant. Les citoyens contrôleurs doivent se prémunir du biais selon lequel ils agissent par eux-mêmes et pour eux-mêmes : ils doivent agir pour la cause de larges pans du social, et pas seulement pour une minorité de citoyens (privilégiés, ou en défendant des intérêts sectoriels et exclusifs). Sans quoi ils risquent d’apparaître comme de nouveaux représentants (ce qu’ils ne sont pas) susceptibles de confisquer de nouveau la parole des citoyens (et de monopoliser la parole critique qui, on le sait, est largement partagée par les citoyens d’horizons sociaux très variés).

De notre point de vue, le contrôle citoyen peut ressourcer la démocratie représentative, et permettre instituer un mandat interactif (qui se situe entre les deux idéaux-types de mandat représentatif et de mandat impératif) intéressant du point de vue démocratique. Il n’est toutefois pas un remède, mais nous le considérons plutôt comme un palliatif.

On peut avancer deux raisons à cela : le contrôle citoyen seul ne sauvera pas la démocratie représentative, en ce que le développement du contrôle citoyen dépend paradoxalement de la bonne volonté des représentants à se faire contrôler. De ce fait, il convient d’instituer (par la force du droit ?) une éthique de la représentation interactive. Mais la démocratie interactive ne doit pas se laisser capturer par la pensée d’État : il nous faut des institutions du social en dehors du contrôle de l’État et du pouvoir politique institutionnalisé. Par ailleurs, les représentants ne doivent pas s’en tenir à une réactivité en termes symboliques (« nous avons bien pris en considération les points de vue des citoyens qui se sont exprimés »), mais également substantiels (« nous avons pris en compte ces points de vue dans telle décision publique car… »).

Mais surtout, le contrôle citoyen est un palliatif plus qu’un remède dans la mesure où la démocratie est un régime politique qui doit être en doute permanent, autrement dit un régime d’incertitudes. De ce fait, il n’y a jamais qu’une solution pour régénérer les relations démocratiques. Verser dans le solutionnisme à voie unique ne permet pas de se prémunir contre ce que Pierre Rosanvallon a appelé l’ « entropie démocratique » : il est de la « nature » de la démocratie de s’épuiser, il est de notre devoir collectif de la ressourcer.

« La crise » de la démocratie ou de la représentation n’est que le nom de l’inefficacité du mécanisme électif à accomplir ce à quoi on se réfère quand on parle de démocratie. Elle renvoie à l’incapacité à penser la démocratie au-delà des élections. Ainsi, la démocratie n’est jamais en crise, mais elle doit être en tension permanente.


Jessy Bailly

Politiste, Chercheur à Mesopolhis de Sciences Po Aix/AMU/CNRS et au Cevipol de l'ULB

Mots-clés

Démocratie