Le 8-Décembre, Damas
Au bout du petit matin, enfin. L’espoir était là, depuis la veille. Il avait monté, enflé depuis quelques jours, porté par la guerre et les victoires successives. Alep avait été reprise, puis Hama, Homs. L’assaut avait été imaginé depuis des mois, dans le secret – on le sut après ; et l’espoir descendait désormais le long de l’autoroute M5 tandis que la révolte s’emparait du Sud. Damas était à l’horizon, point de mire et de ralliement. On s’était remis à penser que c’était possible. On avait presque peur d’espérer. Comment croire après tant de déceptions et d’horreurs ?
Au bout du petit matin, enfin !, les images étaient là. Des hommes se pressaient autour d’une statue, dressaient leurs bras, tendaient leur téléphone pour capter l’instant, faisaient de chaque écran le reflet de l’impossible, captaient l’histoire.
La chute d’une statue, la chute d’un homme, la chute d’un régime.
Au bout du petit matin, ce qu’il se passait à Lattaquié, en plein pays alaouite, était la preuve de la fin. Le régime assadien s’effondrait dans la joie d’un peuple libéré d’une tyrannie assassine. Bachar al-Assad, lâche et lâché, avait fui et abandonné ses proches. Il n’y aurait pas de résistance ; ou si peu. Sincèrement, on aurait pu craindre le bain de sang. Il n’a pas eu lieu.
Au bout du petit matin, un frisson de joie parcourait les réseaux sociaux, réunissait Syriens et Syriennes, qu’ils fussent en Syrie ou en exil. Seuls les prisonniers encore reclus dans le labyrinthe de geôles sordides ignoraient cette liberté nouvelle qu’embrassait tout un pays. Il faudrait encore des heures pour creuser le béton et l’obscurité pour les en sortir, hébétés et incrédules. Et la tristesse zébrerait cette joie. On découvrirait ceux qu’on avait oubliés, on ne retrouverait pas celles et ceux qu’on espérait encore voir à nouveau. Tant de morts et de disparus hantent les mémoires…
Au bout du petit matin, on aurait pu croire que cette joie totalement impensable quelques jours auparavant toucherait le Monde, qu’elle serait partagée, qu’elle susciterait une exaltation folle. Il n’y a nulle exagération à considérer que l’événement n’était pas moindre que la chute du mur de Berlin. Quoi ! ce n’est pas tous les jours qu’un dictateur est renversé. Ce n’est pas tous les jours qu’un peuple se libère. Qu’une date puisse devenir celle d’une fête, et non d’un jour de d’attentat.
Combien de larmes n’a-t-on pas versées devant tant de témoignages pour ne pas comprendre la joie, les chants, les danses d’aujourd’hui et de demain ?
Au bout du petit matin, il n’en fut rien ; ou presque rien. Il y avait longtemps que le Monde avait tourné le dos aux habitant·es de la Syrie, à ce pays brûlé, torturé, asphyxié par les gaz, réduit au silence sous des barils d’explosifs. L’ONU avait rebroussé chemin dès le début de la guerre, les lignes rouges avaient été franchies les unes après les autres, les États-Unis avaient cédé devant la Russie, aucune zone d’exclusion aérienne n’avait été instaurée, la communauté internationale s’était montrée telle qu’en elle-même, une coquille vide… On blâme le mondialisme ; on aimerait bien au contraire que l’humanité fasse Monde, que nous nous souciions davantage les uns des autres, qu’il n’y ait plus de « double standard », que tous les massacres comptent, que toutes les révolutions nous soulèvent…
Non.
Au bout du petit matin, on put se sentir bien seuls, citoyens et citoyennes du Monde, ami·es de la Syrie, à s’émouvoir de ce surgissement de la liberté, à cette aube nouvelle.
Au bout du petit matin, les oiseaux de mauvais augure prenaient déjà leur envol. On préférait s’inquiéter. Attention fols gens ! Qu’allait-il advenir ? Ne serait-ce pas pire ?
— Pire ?! Pire que quoi ? Pire que l’État de barbarie ? Après un demi-siècle de dictature, après treize années de guerre, pouvait-on ignorer le récit de prison de Moustafa Khalifé, les quarante-cinq mille photographies transmises par César, la vidéo du massacre de Tadamon, les ruines de Homs et de Hama ? Combien de larmes n’a-t-on pas versées devant tant de témoignages pour ne pas comprendre la joie, les chants, les danses d’aujourd’hui et de demain ?
Au bout du petit matin, Sourié hourié ! Syrie liberté !
Et on n’a pas su accueillir cette joie, ce cri de libération, cette liberté si chérie.
Au bout du petit matin, les colporteurs de peur se sont réveillés pour attiser l’inquiétude et raviver la haine. Aurait-il donc été dommage de laisser cette joie un peu durer ? Il leur fallait manifestement troubler la liesse, faire part de leur réalisme de bon aloi, exposer leur médiocre expertise. Qu’arriverait-il aux femmes, aux minorités, aux Kurdes, aux chrétiens ? La Syrie était diversité et Assad le protecteur… Argument inlassablement rappelé par les défenseurs du despote aussitôt nostalgiques.
Mais que croyaient-ils donc ?
En ce petit matin d’un temps nouveau, personne n’était dupe. Ce petit matin n’était pas le lendemain d’un grand soir, c’était un jour nouveau après tant d’années d’une peur comme seuls les régimes totalitaires savent en instaurer, après tant d’années de guerre et d’une répression si impitoyablement meurtrière. Aucune naïveté ne peut survivre à ça. Les Syrien·nes n’ont que faire de notre condescendance et de notre morgue, de notre suffisance et de notre prétendue sagesse. Le peuple de Syrie ne sort pas de l’enfance, mais d’un antre de souffrance. Combien de blessures ne seront jamais soignées…
Au bout du petit matin, les questions étaient évidemment déjà là ; et après ? – question folle au demeurant. Qui aurait dû être saisie pour ce qu’elle portait : l’étonnement même de sa possibilité. S’interroger participe de la révolution enfin advenue, de cette fracture du temps, de cette infraction dans l’avenir. On sait bien que les forces armées victorieuses ne seront pas les vectrices de l’émancipation que certain·es espéreraient. Qu’il y aura probablement de la violence, des épurations sauvages et des pillages. On ne sort pas d’une guerre indemnes. Et on sait bien qu’il faudra des années, des décennies sans doute pour reconstruire la Syrie de demain, oublier les charniers qu’on commence tout juste à entrouvrir, refermer les portes du passé. Personne n’ignore les risques de fracture, la ligne bleue de l’Euphrate qui déchire aujourd’hui la Syrie en deux territoires en tension.
Au bout du petit matin, les Syrien·nes ont malgré tout commencé à reprendre possession de leur pays. On refusait d’y croire. Certains y voyaient la main de la Turquie, d’autres celles d’Israël ou bien des États-Unis. Pourtant, ils étaient bien là les habitant·es de la Syrie. À se presser dans les rues, sur les places, et déjà sur les routes du retour au pays natal. Plus de treize millions de Syriens et de Syriennes avaient été chassé·es de leur maison et, tout d’un coup, ils pouvaient rentrer. Imagine-t-on pareille joie ?
Au bout du petit matin, le peuple de Syrie était dans sa force, face à tous les groupes armés, quels qu’ils soient. Avec ses aspirations et ses méfiances, dans la joie et la prudence.
On mettait en exergue HTC, Hayat Tahrir al-Cham, son passé al-qaïdiste. On en oubliait Daech, dont les éléments continuent de faire régner la terreur dans la steppe, dans les environs de Soukhné, de Taybé, d’El Kowm, ces villages ignorés de l’arrière-pays de Palmyre. L’islamisme est un attrape-tout de nos ignorances et de nos peurs. Le mot devrait être celui d’une religion comme les autres ; il est celui d’une idéologie passéiste aux multiples courants, certains simplement réactionnaires, d’autres mortifères.
Au bout du jour, la Syrie était déjà frappée en son sol. Une guerre préventive, dit-on, mais qui sonne comme un écho lugubre à l’Irak de 2003… N’est-il pas temps que les puissances étrangères se retirent de Syrie ? Que la Turquie, la Russie, Israël, l’Iran, les États-Unis cessent de s’ingérer. Au Monde, enfin, d’apporter son aide et son soutien au lieu d’imposer d’injustes sanctions et de mettre fin au droit d’asile dans une précipitation abjecte. Aux dieux de se retirer dans leur cynique silence. Place aux hommes et aux femmes de Syrie, à ce peuple qui a fait preuve de tant de persévérance et de courage, et qui se dresse aujourd’hui.
En espérant que justice puisse être faite, que la paix soit, que l’unité soit retrouvée. Enfin.
La joie d’aujourd’hui est la matrice indispensable de l’espérance en un lendemain inconnu. N’en soyons pas les sinistres éteignoirs.