Politique

Militer, verbe criminalisé de la société des engagés

Critique littéraire

Le verbe s’engager a-t-il encore un sens quand il est devenu un poncif du management et du marketing, la clef du voûte d’une société capitaliste et néolibérale ? Oui, seulement ce sens est désormais opposé à son histoire car s’engager, c’est maintenant neutraliser toute résonance politique de l’engagement, c’est déployer une logique féroce d’apolitisme dans le but d’ostraciser les militants qui restent, ces radicaux honnis par la bourgeoisie.

Sans doute est-ce l’un des faits politiques majeurs de notre époque : le militantisme est à la peine socialement car, de nos jours, tout le monde est engagé. C’est peut-être même l’événement contemporain le plus considérable, parce que le plus violemment paradoxal, que nos sociétés endurent.

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Qui ne voit pas désormais qu’à chaque instant, en tout lieu, chacun d’entre nous s’engage ? Car chacun d’entre nous est déjà engagé. Ou pire que tout : se trouve sur le point de s’engager. Inéluctable, l’engagement peut même être considéré comme la condition absolue de l’homme contemporain. Personne ne saurait y échapper tant l’engagement sature l’espace social le plus quotidien comme l’espace privé le plus férocement intime. En un mot : nous vivons désormais dans la société des engagés. Du débat public jusqu’au caddie de supermarché en passant par la littérature d’un Nicolas Mathieu dans Connemara s’est déployée une véritable culture de l’engagement. Mais ce mot même d’« engagement » a-t-il encore un sens ? Est-ce toujours ce terme si flamboyant de vigueur et de courage que Sartre déployait quand, en 1947, au juste sortir de la guerre et de la Résistance, il théorisait la littérature engagée ? Rien n’est moins sûr.

De fait, tel est le propos que je tiens dans Militer : verbe sale de l’époque. Car les exemples ne manquent pas qui, sans répit, enjoignent chacune ou chacun à accomplir ce qui s’offre comme un accomplissement citoyen en soi – dans une inflation folle de la question de la citoyenneté même.

Ainsi des murs du métro parisien sur lesquels, au cœur du mois d’avril 2024, d’immenses affiches annoncent le Westfield Good Festival qui, dans les centres commerciaux de ladite chaîne Westfield, proposera pour toute pause shopping des « ateliers autour de la mode responsable et de la beauté engagée ». En choisissant de « donner une seconde vie à leurs sneakers grâce à la customisation » ou encore d’apprendre à réparer leur vélo « pour une meilleure durabilité », les clients ne peuvent que souscrire au slogan du festival en forme de redoutable question rhétorique : « Soif d’engagement ? » Comme si, curieusement, l’engagement s’imposait ici à la manière d’une incitation commerciale à peine voilée. On mesure, d’emblée, la césure avec Sartre qu’on n’a jamais vu vendre la moindre paire de baskets, recyclées ou non.

Cependant, le maquillage ou la bicyclette ne sont pas les seuls à connaître les honneurs de l’engagement. Si, au supermarché, les betteraves vendues sous vide connaissent le même souci de responsabilisation en clamant sur leur emballage subitement revendicatif qu’il s’agit avant tout d’un produit « bon et engagé ! », l’engagement essaime également dans le si concurrentiel marché du travail. Au-delà des ateliers Decathlon de réparation de chaînes de vélo, l’engagement a fini par s’imposer comme la valeur reine des cadres supérieurs : la clef de voûte du management. On ne compte actuellement plus ces formations au cœur desquelles, depuis la fin des années 1990, le salarié porte l’engagement au carré : au sein de son entreprise, il devra faire montre d’un engagement auprès de ses collègues en démontrant combien, à la ville, il est engagé au jour le jour « dans un monde en pleine mutation » afin d’y manifester sa « responsabilité sociétale ».

On ne compte donc plus les entreprises qui affirment être « engagées » pour mieux s’en prévaloir puisque, de nos jours, lit-on sur Wenabi, un site à destination des décideurs et autres managers, « les engagements sociétaux pris par les entreprises peuvent aborder des thématiques très hétérogènes : l’environnement, la diversité et l’inclusion, la lutte contre les inégalités sociales, la cause animale, etc. » Escorté de ce terrible « etc. » final, l’engagement doit témoigner de la noblesse d’âme du cadre – à la manière d’un indéniable atout salarial. L’engagement ennoblit : il s’impose même comme une puissance connotative dont le management use au mépris de toute rigueur dénotative. À cette omniprésente culture de l’engagement répond ainsi une acculturation sans retour de cet engagement, classique ressort du management. Comme si la lecture de Sartre vous destinait à la carrière de directeur RH : on mesure l’effarement.

Au présent, engagement rime avec renoncement : s’engager, c’est abandonner successivement et conjointement la charge révolutionnaire, la puissance contestataire, sinon la logique émeutière propre au militantisme.

Enfin, ne parlons même pas, également, de la démultiplication d’applications sur smartphones qui font de l’engagement – mot décidément suspect – le vecteur même d’un rapport citoyen de l’individu à son espace le plus prosaïque. Que penser, effectivement, de l’application de la métropole d’Aix-Marseille au nom emblématique « Engagés au quotidien » ?

Le descriptif de ladite application renseigne sans détours sur un engagement qui confond citoyenneté active et milice numérique : « Engagés au quotidien : l’application qui améliore votre cadre de vie. Sur la voie publique, vous constatez un problème de propreté, de voirie ou de circulation ? C’est simple, l’application vous géolocalise, vous prenez une photo et vous sélectionnez le dysfonctionnement à signaler. » Avant de conclure : « Téléchargez cette application et jouez un rôle positif pour une ville plus agréable à vivre. » Loin de s’affirmer comme une harassante conquête partisane, l’engagement s’offre désormais à toutes et à tous, sans effort, en se tenant à la portée d’un simple clic. Là encore, quid de Sartre en champion des procès-verbaux numériques pour « incivilités » ?

S’engager : tel serait ainsi le verbe premier et dernier de nos vies. Produit d’appel publicitaire, valeur salariale suprême ou encore exercice minimal de la citoyenneté : par sa variété résolument étourdissante, l’engagement contemporain s’apparente ici à une véritable encyclopédie chinoise digne de Borges – mais sans ironie ni parodie aucune.

Au contraire, de manière inédite, sinon violemment inquiétante, s’engager paraît bien plutôt circuler à rebours de sa propre histoire militante en entamant avec notre époque une contre-histoire de lui-même. Comme si l’engagement se dessinait désormais dans nos années 2020 à la manière d’une contre-histoire du militantisme, qu’il s’agisse aussi bien de ses valeurs fondatrices que de sa culture avérée de la lutte. Pire que tout : comme si l’engagement surgissait à la façon d’une contre-valeur voire de l’antithèse tranquille d’un militantisme toujours plus acharné, toujours plus véhément. Ou surtout de ce qu’il faudrait nommer l’extrême bourgeoisie qui, médiatiquement et politiquement, cherche à fabriquer autant de radicalisés – comme si la société était en permanence menacée par « un ennemi intérieur ».

Ainsi, en ouvrant le compas du sens pour désigner autant de pratiques hétéroclites, s’engager n’est pas seulement vidé de toute signification. Encore synonyme jusqu’au début des années 1980 de « militantisme », le terme se défie de lui ressembler – et se construit pour lui dissembler. Fini Sartre monté sur son tonneau pour haranguer les ouvriers des usines Renault de Billancourt : bienvenue à la réparation des pneus crevés dans un centre commercial. Frappé d’une réversibilité sémantique stupéfiante, l’engagement se fait à présent l’antonyme résolu et dégoûté du militantisme : son contre-modèle rutilant.

Cependant, passer du militantisme à l’engagement ne s’effectue pas brutalement. Au présent de nous, engagement rime avec renoncement : s’engager, c’est abandonner successivement et conjointement la charge révolutionnaire, la puissance contestataire, sinon la logique émeutière propre au militantisme. Finis les prêtres ouvriers qui, après la Seconde Guerre mondiale, faisaient de leur engagement sans trêve le synonyme politique du partage, de la fraternité et de la salissure. Finis les militants communistes qui, depuis les années 1920, faisaient de leur engagement sans coup férir le synonyme romantiquement échevelé de l’idéalisation, de l’héroïsation et du désintéressement.

Finis, surtout, les écrivains et écrivaines dits engagés qui appelaient à la transformation, par l’écriture, de la société. Place bien plutôt à Connemara de Nicolas Mathieu qui, sous couvert de « littérature politique », renonce pourtant à faire politiquement de la littérature en offrant une intrigue sans issue militante à ses personnages : en les livrant à l’inaction, à la détresse psychologique et individuelle sans aucune promesse d’un sursaut syndical quelconque. Un couple de cadres supérieurs quadragénaires en banlieue aisée de Nancy dont la femme vit dans l’épuisement d’un burn-out, fait de la liaison extraconjugale la réponse sommaire à sa souffrance au travail.

Là où le récit se rêve politique, il n’échoue que sur les rives encombrées d’une littérature sentimentale dont Mathieu devient le chantre avisé – une littérature sentimentale qui, à rebours de toute prise de conscience des enjeux sociaux, occupe une fonction d’effacement des luttes, n’apprend qu’à se désengager et fait de la souffrance au travail un spectacle sans issue. Une littérature sentimentale qui ne veille qu’à empêcher la colère de s’exprimer, profondément démobilisatrice, mais qui se pare, médiatiquement, d’un discours sur l’engagement. Pour faire comme si.

S’engager prend donc un tout autre sens de nos jours. S’engager, c’est ainsi et contre toute attente neutraliser toute résonance politique à l’action même de s’engager, c’est déployer une logique féroce d’apolitisme qui n’a qu’un seul but : ostraciser les militants qui restent, les mettre à l’index, les rendre affreusement sauvages – terriblement radicalisés, comme une vaste somme de terroristes, comme ces « éco-terroristes » que fustigeait Gérald Darmanin après les avoir réprimés avec force projectiles et grenades de désencerclement à Sainte-Soline. Car pourquoi continuer à militer quand on peut s’engager ?

Telle est, disjonctive et puissamment paradoxale, la question qui, parce que, depuis l’échec de la Révolution française, la stratocratie telle qu’elle structure depuis lors le champ politique français s’est imposée, s’adresse à nous aussi bien face à Sainte-Soline qu’à Justine Triet sévèrement critiquée voire déconsidérée pour son discours militant lors de la remise de sa Palme d’or à Cannes. Car pourquoi continuer à se salir avec le verbe « militer » quand on dispose d’un verbe resplendissant comme « s’engager » ? Pourquoi militer au temps de cette société des engagés dont la visée unique consiste, de manière étonnante et résolument militarisée, donc stratocratique, à s’engager contre le militantisme ?

S’engager au contemporain déploie avec science et méthode ce qu’il conviendrait de désigner comme un hygiénisme citoyen. Militer, verbe sale, certes, mais parce que s’engager s’impose à toutes et à tous comme le verbe propre par excellence.

NDLR : Johan Faerber a publié, en septembre 2024, Militer : verbe sale de l’époque aux éditions Autrement.


Johan Faerber

Critique littéraire, Co-rédacteur en chef de Diacritik