Politique

Les surprises du chef (de l’État)

Philosophe

On a beaucoup glosé sur une France coupée en deux (entre droite et gauche, quartiers et campagnes, élites et classes populaires…), mais rarement vu l’une des raisons de la fracture : la politique de la surprise mise en place depuis 2017 par Macron, qui sépare ceux qui sont surpris – le peuple – de ceux qui les surprennent – les gouvernants. Or, cette politique-sursaut permet une capture des surpris qui fait dangereusement le jeu du RN.

Les résultats des élections européennes, le soir du dimanche 9 juin dernier, ont manifesté la montée galopante des partis de l’extrême droite. En France en particulier, avec 32 % de votants pour le Rassemblement national, ce résultat a suscité, quoiqu’attendue, une première surprise. Surprise pour la population comme pour le gouvernement. Surprise générale. Tout le monde sous le choc de la surprise. Surprise attendue, certes, étant donné la montée lancinante du RN depuis 2017. Surprise quand même que le fait brutal de ces 32 %. C’est le principe de la surprise : toujours (partiellement) attendue, toujours inanticipable dans son contenu singulier, toujours déroutante dans ses effets.

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La surprise, au-delà de ce qu’on appelle le choc ou l’inattendu, c’est une structure et une dynamique qui s’articulent : à l’anticipation (même partielle), succède la crise (son point d’orgue, son point aveugle souvent), puis son contrecoup (toujours fortement émotionnel). Voilà à quoi pourrait se résumer la narration de notre situation actuelle de crise politique extrême sous le pouls de la surprise.

Tel est pris qui croyait surprendre… Emmanuel Macron dans la nasse du Nouveau Front populaire

La décision du président français de dissoudre l’Assemblée nationale le soir même des élections crée une deuxième surprise. Surprise, cette fois, pour la population seulement, surprise partielle donc, car surprise déclenchée par le gouvernement, surprise préparée donc. Voilà qui instaure une autre narration, différente de la dynamique de la surprise qui fut suscitée par la première surprise née des 32 % du RN. Car il y a, d’un côté, les gens surpris et, d’un autre côté, ceux qui les prennent par surprise, et ceux-là, ce sont les détenteurs du pouvoir. La France alors se coupe en deux, les surpris/les surprenants. Il y a dissociation et, au milieu, au lieu du lien de la délibération démocratique, il y a le choc de la crise, le choc de la rupture entre peuple et gouvernants, qui fait la dictature.

Mais cette narration politique sous le pouls de la surprise ne s’arrêtera pas encore là. Car il y aura une troisième surprise, un troisième acte. L’acte de la résolution, après, premier acte, la préparation (les 32 % du RN) et, deuxième acte, le moment tragique de la dissolution. Le lendemain, le lundi 10 juin, pas même vingt-quatre heures après l’annonce de la dissolution, les principales formations de gauche (LFI, PCF, PS, EELV) annoncent un accord unitaire, qui se nommera quelques jours plus tard Nouveau Front populaire. Résultat concret, essentiel, principal : il n’y aura qu’un·e seul·e candidat·e à gauche par circonscription ! Cette troisième surprise prendra à revers un gouvernement qui croyait, par son annonce surprise, ruiner toute possibilité de recomposition à gauche. Voilà pris celui qui croyait surprendre. Effet boomerang qui prend bel et bien le gouvernement à son propre piège. Qui nasse celui qui trop souvent a voulu nasser les gens…

Cette séquence politique aux allures de tragédie ancienne (ou bien moderne) s’est jouée en un temps record. Aux amoureux des surprises, elle offre un cas d’école exemplaire. Ce que je nomme une « cascade de surprises » nous offre un condensé emblématique de notre vie politique et sociale, avec sa réverbération dans de nombreux domaines professionnels, managériaux, éducatifs, soignants. Nous vivons au rythme de la crise permanente, sous le pouls incessant de la surprise, laquelle génère à-coups, sursauts et contrecoups, eux-mêmes générateurs d’émotions de peur, de stress, de colère, puis de phases interminables de burn-outs et de dépressions.

Depuis 2017, Emmanuel Macron règne à coups de chocs-surprises de peur. Pensons aux mesures prises pendant la pandémie, commandées le plus souvent par l’ignorance et suscitant à coup sûr la perplexité stupéfaite de sa population. Sa politique déclenche régulièrement sidération et suspicion dans les différents corps professionnels, soignants, enseignants, employés des services publics, sans compter des poussées d’inquiétude chez les jeunes, les étudiant·es, face au vertige d’un avenir sans horizons, et de haine d’autrui chez les nantis, mais chez les précaires aussi. Au fond, tous les ingrédients de l’idéologie de l’extrême droite sont là, prêts à faire surgir le désir malsain d’un repliement identitaire. Cette politique-sursaut est une politique de capture pernicieuse de l’autre, non de son accueil hospitalier. C’est la cocote minute de l’extrême droite. Ailleurs, c’est ce que je nomme le modèle « ordinaire » (trop ordinaire) de la surprise.

Pourtant, face à cette cascade de surprises qui atomise la population, qui l’assujettit à l’emprise d’un pouvoir dégorgeant ses surprises-peur, il restera, inébranlable, la dynamique d’une surprise émancipatrice. Celle qui in fine est recréatrice des liens sociaux. Une surprise qui suscite de l’enthousiasme, de la jubilation, de l’espoir, avec la promesse indéracinable des renouvellements.

Voilà la signature de la dynamique qui naquit dès le lendemain de la surprise terrifiante de la dissolution. La troisième surprise du lundi 10 juin au soir, ce fut la source d’une unité politique par-delà les divisions, par-delà même les dissensions internes, qui faillirent d’ailleurs, ce même lundi, tuer dans l’œuf la nouvelle union populaire.

En effet, il y eut ce que les médias n’ont répercuté que le vendredi 14 juin : au terme de quatre jours intenses de négociations nuit et jour, il y a eu des candidat·es LFI non-investi·es, et pourtant légitimes (Simonnet, Corbière, Garrido) ; il y a eu des candidats investis, qui se sont eux-mêmes désinvestis (Quatennens) ; il y a eu des conflits, des tentatives de putsch. Puis il y eut l’énergie déferlante de la surprise unifiante, plus forte que toutes les divisions. Alors il y eut la crise, salutaire cette fois, non pas mortifère, terrifiante, sidérante. Une surprise ouvreuse d’horizons nouveaux et d’espoirs de changements.

Telle est la vertu transformatrice de la surprise, pour qui sait lire. Elle est puissance d’abattement du mur de la séparation, qu’il s’agisse de celui de la division ou de la sidération.

Macron a voulu construire ce mur en dissolvant l’Assemblée. Tel est pris qui croyait prendre. Le président n’a réussi qu’à soulever un immense vent d’unité qui pendant dix jours a balayé le plomb de la dépression du soir des élections !

La surprise de la surprise : une majorité pour le Nouveau Front populaire à l’Assemblée… et puis après ?

Il est 1 h 55 du matin, et je viens de passer une journée entière, de 7 h 30 à 23 h 30, à présider un bureau de vote dans la troisième circonscription de Paris.

Ce dimanche 7 juin a été une journée intense, avec beaucoup d’annonces contradictoires et finalement un soulagement incroyable de voir que tous les sondages qui faisaient du « Mélenchon-bashing », c’est-à-dire qui plaçaient le RN en position de majorité relative voire absolue, étaient complètement démentis par le résultat final. Finalement, en effet, l’union des forces de gauche obtient une majorité relative et apparaît comme la force politique la plus importante à l’Assemblée nationale.

Retournement de situation. Je dirais que c’est « la surprise des surprises ». Une surprise à la puissance encore plus intense que la cascade de surprises que nous avons déjà vécue avec les 32 % du RN aux élections européennes, l’annonce de la dissolution de l’Assemblée et, enfin, la formation express du Nouveau Front populaire. Vraiment, on n’y croyait pas. Tout allait contre l’existence d’une majorité des gauches à l’Assemblée. Tout s’est donné exactement à l’inverse des annonces incessantes des médias et des sondages. Cet événement national historique se redouble d’une victoire majeure également dans la troisième circonscription de Paris puisque Léa Balage El Mariky, candidate écologiste du NFP, a franchement battu Stanislas Guerini, député sortant et ministre de la Transformation et de la Fonction publiques, avec plus de 53 %. Nous avons vécu, ce dimanche, un alignement des planètes totalement inespéré dans la situation française.

Ce soir du deuxième tour, nous étions toutes et tous sur un petit nuage. Nous avons passé une partie de la nuit au bar Les Phénomènes (le bien nommé !), dans le dix-septième arrondissement, à faire la fête : ça faisait réellement du bien après la charge émotionnelle d’angoisse, de dépression et d’impuissance que nous avons vécue depuis plus d’un mois.

On se le répète à l’envi pour parvenir à l’intégrer : une majorité pour le Nouveau Front populaire à l’Assemblée ! Et puis après ? Le NFP, avec 193 député·es, est certes majoritaire, devançant de près de trente sièges le camp présidentiel (164) et de plus de cinquante sièges le RN (143), mais il est loin toutefois d’une majorité absolue (289). Et c’est là que, très vite, les choses se corsent. Ce qui commença à se jouer le lundi 8 juin fut complexe. D’abord, la difficulté d’identifier un·e Premier·e ministre. Beaucoup de noms circulent… Le NFP est vent debout pour obliger Macron à nommer une personne issue des forces de gauche. Même si le président accepte de retenir une figure de gauche, elle devra être suffisamment fédératrice. Conséquence, ce ne pourra être ni Jean-Luc Mélenchon ni Raphaël Glucksmann. Alors qui ? Clémence Guetté de LFI ? Olivier Faure, le secrétaire du PS ? Clémentine Autain ? Tout restait ouvert à ce stade.

On connaît la suite… Tout l’été dans une attente facticement interrompue par des Jeux olympiques un peu guignolesques, une rentrée elle aussi sous le signe d’une attente sans plus guère d’illusions, une figure émergente après d’intenses négociations au sein du NFP, la surprise si attendue du refus du président, et puis la nomination si attendue d’un Premier ministre RN compatible. Quand la surprise s’exténue, il y a du souci à se faire. Il n’y a qu’en logique, dans un monde déshumanisé sans plus d’émotions ni d’incarnations, qu’il n’y a plus de surprises (sic le philosophe Ludwig Wittgenstein). Quand la surprise disparaît, l’humain aussi.

Car si le NFP est parvenu à « contenir » la montée du RN pour ces élections législatives, il n’en reste pas moins que l’extrême droite poursuit sa montée en puissance, obtenant plusieurs dizaines de sièges supplémentaires par rapport à 2022. Rien ne permet d’espérer à ce stade que la montée ne se poursuivra pas d’ici les élections municipales de 2026, puis les élections présidentielles et législatives de 2027.

La menace me met la boule au ventre. Je pense à toutes ces françaises, tous ces français résidant dans nos campagnes, dans nos provinces qui ont voté RN, non pas nécessairement par conviction idéologique, non pas parce qu’elles ou ils sont racistes, mais simplement parce que les grands discours, les argumentaires infinis et les débats sur les plateaux télé les font vomir. Toutes ces personnes en ont assez de la logorrhée médiatique politicienne. Le RN leur propose un discours rassurant, protecteur même, et son absence de programme les conforte dans l’idée qu’elles ne seront pas déçues par des promesses non tenues !

La question redoutable posée aux forces de gauche est celle-là : comment rejoindre toutes ces personnes et leur offrir mieux que le RN ? Comment les rassurer ? Comment ne pas les mépriser ? Comment aller à la rencontre de leur sentiment d’abandon ? C’est le défi majeur des gauches à présent. Notre temps est compté. Nous avons contenu le RN cette fois-ci. Sa montée est inéluctable. Nous n’avons pas d’autre choix, et cela ne se passera pas seulement à l’Assemblée. C’est sur le terrain, localement, qu’il convient de se déployer, dans toutes les régions de France, pour nous faire connaître auprès des gens qui n’attendent au fond rien d’autre que d’être estimés, reconnus, écoutés.

Les résultats des trente-sept candidat·es RN élu·es dès ce premier tour me mettent quasiment en arrêt cardiaque. Mon cœur hoquette et ne parvient plus à trouver son rythme. Je manque d’air.

Je suis pétrifiée, et en même temps jubilante. Je suis comme nombre de français·es gagnée par une dissociation intérieure. Cette dissociation est à l’image de la France, qui nous montre dans sa carte l’immense marée brune du RN et les îlots encore épargnés par la montée du Nouveau Front populaire, dont Paris et quelques grandes métropoles et certains pôles de l’ouest et du sud-ouest.

J’ai le cœur déchiré, et je ne suis même plus surprise. Quand la surprise s’absente, c’est mauvais signe. Comment se ressaisir, pour réactiver avec elle un levier qui soit force de changement, envers et contre tout ?

La surprise : un levier remarquable d’analyse de la situation politique de crise entre levier révolutionnaire et sidération identitaire.

NDLR : Natalie Depraz a récemment publié La Surprise. Crise dans la pensée aux éditions du Seuil.


Natalie Depraz

Philosophe, Professeure à l’université de Paris X Paris-Nanterre