Les hautes sphères : Elon Musk à la conquête de l’espace politique
Depuis 2019, un ballet nocturne et silencieux de points lumineux clignotants s’ajoute au spectacle captivant de la voûte céleste : d’abord 1 200, puis 12 000 aujourd’hui, avant d’atteindre à terme le nombre de 42 000, les minisatellites du fournisseur d’accès Internet Starlink développés par la société SpaceX, propriété du multimilliardaire entrepreneur libertarien Elon Musk, forment une nouvelle constellation qui se déploie dans l’orbite terrestre et assure un dense maillage de télécommunications.
À quelques semaines de la reprise de fonction de Donald Trump à la présidence des États-Unis d’Amérique, Musk qui s’est imposé comme un acteur économique et un entremetteur médiatique incontournable de cette funambulesque campagne électorale se voit promettre les manettes d’un tout nouveau ministère. Après avoir conquis les hautes altitudes atmosphériques, le bolide poursuit sa folle trajectoire vers les hautes sphères de l’espace politique.
Dans les cultures les plus anciennes du Proche-Orient, de Grèce ou de Chine, le ciel est perçu comme une voûte recouvrant une planète Terre aux formes variées : rectangulaire, carrée ou circulaire. Influencés par l’astronomie mésopotamienne et égyptienne, les Grecs adoptent progressivement la sphère comme projection géométrique du monde. Dès le VIe siècle avant notre ère, Pythagore et ses disciples élaborent la « Théorie de l’harmonie des sphères » et associent la perfection géométrique et la musique cosmique.
Deux siècles plus tard, Platon et Aristote décrivent une Terre immobile située au centre d’un cosmos composé de sphères concentriques portant les étoiles fixes et les sept astres errants (visibles à l’ œil nu) : Jupiter, Lune, Mars, Mercure, Saturne, Soleil et Vénus. Si le modèle sphérique repose sur des observations astronomiques empiriques (ombre circulaire de la Terre sur la Lune, mouvements cycliques des astres…) il permet aussi de nourrir des considérations théosophiques : la sphère est la forme parfaite où tout point de la surface est équidistant du centre, confortant l’idée d’un univers ordonné par un démiurge, un grand architecte divin.
Le modèle géocentrique s’impose dans l’astronomie et la physique pendant près de 1 500 ans, porté par les modélisations mathématiques précises de Ptolémée. La sphère devient un grand symbole culturel et politique. Omniprésente dans l’art gréco-romain, des statues aux mosaïques, en passant par la monnaie, elle témoigne de la perfection cosmique et du pouvoir universel. La sphère devient un attribut des empereurs romains, symbole de leur domination sur le monde. Surmontée d’une croix à l’avènement du christianisme, elle se mue en expression divine du pouvoir. Après la chute de l’Empire romain, la science astronomique décline en Europe occidentale mais est préservée et enrichie par le monde arabo-musulman. Des savants comme al-Biruni et al-Sufi traduisent et commentent les œuvres grecques, tout en développant leurs propres modèles.
Cette transmission des savoirs gréco-arabes revient dans l’Occident chrétien à partir du XIe siècle, via l’Espagne musulmane, favorisant un renouveau scientifique. Les théories d’Aristote et de Ptolémée sont alors adaptées aux conceptions chrétiennes et deviennent les bases du système astronomique de l’Église qui se complet dans l’idée d’une Terre sphérique comme point central de l’univers. Les Grandes Découvertes des XVe et XVIe siècles renforcent le modèle sphérique de la Terre. Les explorateurs utilisent des globes pour cartographier le monde qui deviennent des symboles de savoir et de connaissance de la géographie dans une Europe en pleine expansion.
Cependant, ce modèle géocentrique est remis en cause par Nicolas Copernic au XVIe siècle qui place le Soleil au centre de l’univers. Ce changement fondamental, complété par les travaux de Galilée et Kepler, bouleverse la vision traditionnelle de l’homme comme centre de tout. Largement controversée à l’époque, cette révolution scientifique marque néanmoins le début d’une nouvelle ère dans l’astronomie moderne telle qu’on la connaît aujourd’hui.
Nous voilà face au paradoxe de la révolution Musk : l’intensité des moyens déployés génèrent un bénéfice important mais très courtermiste qui conduit à un engorgement des espaces exploités et rend caduque toute future exploration
Il est intéressant de s’attarder sur le terme « révolution » que l’on associe toujours aux bouleversements politiques, sociaux ou technologiques du monde. Il trouve en réalité son origine dans l’astronomie : étymologiquement dérivé du latin revolutio (« retour sur soi »), le terme désigne initialement le mouvement circulaire des astres, notamment la trajectoire périodique des planètes autour d’un centre. Ce sens purement astronomique domine jusqu’au XVIe siècle, lorsque Nicolas Copernic, dans De revolutionibus orbium coelestium, décrit les révolutions célestes pour expliquer le déplacement des planètes autour du Soleil, comme un cycle continu, la promesse d’un éternel retour.
L’idée de révolution n’est donc pas tant la projection dans quelque chose de nouveau que la volonté d’un retour à un ordre des choses supposément pré-existant. La réappropriation politique du terme « révolution » est en quelque sorte le reflet de notre rapport inconscient et permanent au cosmos : les grands bouleversements humains ne sont jamais que des échos miniatures du grand mouvement cyclique des astres, des boucles infiniment petites dans le vertige de l’infiniment grand.
De quelle révolution Elon Musk est-il alors le nom ? Né en 1971 à Pretoria d’un père sud-africain et d’une mère canadienne, le jeune Elon développe très jeune un goût certain pour l’informatique, alors à ses prémices. Résidant aux États-Unis à partir des années 1990, il se lance très tôt dans la création d’une première société informatique qu’il revend rapidement plusieurs millions de dollars. Il lance la première version du site Internet X.com, qui devient Paypal qui est plus tard racheté par eBay pour 1,5 milliard de dollars en 2002.
C’est à ce moment que Musk crée SpaceX (pour Space Exploration) afin de développer de nouveaux modèles de fusées à coûts restreints pour « démocratiser l’accès » et optimiser les coûts de l’exploration spatiale. Au lieu d’exploration, on pourrait davantage parler d’exploitation spatiale, tant le programme Starlink contribue à un accaparement irraisonné de notre commun atmosphérique. En effet, Musk a choisi d’utiliser une altitude spécifique pour ses minisatellites, l’orbite terrestre basse. Située un peu moins loin que l’orbite géostationnaire classique, la position des astres clignotants permet un échange plus rapide avec la surface de la Terre, et donc encore et toujours, une optimisation de la rapidité et donc des coûts des télécommunications.
Le problème cependant est que cette couche de l’atmosphère se trouve très rapidement encombrée de débris qui, de façon exponentielle, génèrent de nouveaux débris en démultipliant les collisions devenues incontrôlables. À cela s’ajoutent les satellites en fin de vie qui, de plus en plus nombreux également, sont dirigés grâce à leur ultime réserve de carburant vers une « orbite cimetière » où ils tournoient pour l’éternité comme autant d’astres noirs errants. À l’image du vortex de déchets plastiques du Pacifique Nord connu sous le nom de « septième continent », l’encombrement croissant des orbites terrestres est en train de devenir un nouveau continent flottant, une masse de plus en plus dense et opaque qui porte en réalité le nom de « Syndrome de Kessler ».
À long terme, la surabondance de débris va rendre la traversée des couches concentriques de plus en plus difficiles à traverser pour les futures engins spatiaux. À moyen terme, la pollution lumineuse et le trouble visuel causé par tous ces minisatellites va considérablement affecter notre observation du ciel le plus lointain. Nous voilà face au paradoxe de la révolution Musk : la vitesse et l’intensité des moyens déployés génèrent un bénéfice important mais très courtermiste qui conduit en contre-partie à un engorgement très rapide des espaces exploités et rend dans le même temps caduque toute future exploration. La boucle cyclique est devenue un point de non-retour.
Après le rachat de Tesla, la création d’OpenAI (dont le fameux Chat GPT) ou encore de Neuralink, Musk acquiert en 2022 le réseau social Twitter qu’il renomme aussitôt X, comme la marque d’une énième exploration-exploitation. Si cette carrière fulgurante fait aujourd’hui de lui l’un des hommes les plus riches et les plus influents de la planète, ses prises de positions publiques, notamment politiques sur ses différents réseaux sociaux, sont plutôt chaotiques. Il explique lui-même cet état de fait par son autisme qui le conduirait à verbaliser sa pensée de façon organique « à l’image du fonctionnement de son cerveau ». Ayant publiquement soutenu Barack Obama lors de sa campagne présidentielle, puis Hillary Clinton, puis Joe Biden, il s’éloigne de ce dernier au moment de l’élection de mi-mandat durant laquelle il soutient le vote républicain « par équité ».
C’est au lendemain de la tentative d’assassinat de Donald Trump durant la dernière campagne présidentielle qu’il déclare officiellement son soutien au candidat, actant le début d’une idylle aussi surprenante que dystopique. Contre toute attente et défiant tous les sondages, Donald Trump est réélu président des États-Unis en novembre 2024 avec un résultat stratosphérique et c’est bien dans les hautes sphères de la politique qu’il invite Elon Musk à le rejoindre, en lui offrant un nouveau vaisseau : the Department of Government Efficiency (« Ministère de l’Efficacité Gouvernementale »), horizon apocalyptique de la « Révolution Musk » appliquée au fonctionnement des services de l’État américain.
Dès le lendemain de cette annonce, un premier phénomène, encore discret mais bien réel semble vouloir contrarier la trajectoire foudroyante du magnat de l’espace : les anciens petits oiseaux bleus de feu Twitter sont de plus en plus nombreux à migrer vers de nouveaux cieux, d’autres réseaux sociaux moins opaques et moins politiquement marqués.
Une de ces applications, la bien nommée Bluesky, sonne comme le nouvel eldorado de cette révolution à venir : pas une énième conquête d’un nouveau territoire vierge, mais la volonté utopique d’un retour, un retour au ciel limpide des anciens, à la pureté primaire de notre espace commun, à la transparence mystique des sphères concentriques dans lesquelles ne resterait plus aucune trace visible d’Elon Musk, ni là-haut, ni ici-bas.