Société

La domination bourgeoise dans la société française d’aujourd’hui

Sociologue

La domination de classe est devenue tellement évidente qu’elle en est, à tort, devenue invisible. Pourtant, depuis un demi-siècle, la bourgeoisie, consciente de ses intérêts et mobilisée pour les défendre, est clairement à l’offensive dans les luttes de classes et semble en sortir victorieuse.

La question de la domination sexiste comme celle de la domination raciste sont aujourd’hui omniprésentes dans l’espace médiatique et on ne peut que s’en réjouir. Mais bien que la domination de classe fasse partie du triptyque revendiqué par la pensée intersectionnelle (« genre, race, classe »), force est de constater qu’elle est généralement passée sous silence, quand elle ne passe pas pour un concept désuet.

Peut-être parce que, comme le disait à peu près Warren Buffett, l’un des hommes les plus riches du monde, « la classe des riches », « mène la guerre des classes » et qu’elle est « en train de la gagner[1]». De ce point de vue, la domination de classe serait aujourd’hui tellement évidente que – comme la lettre volée d’Edgar Allan Poe – elle serait devenue invisible. Quitte donc à enfoncer des portes ouvertes, on se propose de rappeler ici les principales modalités de son exercice.

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Dans un espace social à plusieurs dimensions, dont la structure est définie par la distribution des différentes espèces de capital (économique, culturel, social), la lutte des classes se déploie non seulement dans le « champ économique », mais aussi dans le « champ politique » et le « champ de production ». Dans chaque cas, les rapports entre dominants et dominés dépendent du volume et de la structure des capitaux détenus[2].

Si le mouvement des Gilets jaunes en 2018-2019, puis le mouvement syndical de longue durée contre la réforme des retraites en 2023 sont venus rappeler récemment qu’en dépit de tous les obstacles, les classes populaires et une partie de la petite bourgeoisie restent susceptibles de se mobiliser, c’est de toute évidence la bourgeoisie qui est à l’offensive dans les luttes de classes du dernier demi-siècle. Il s’agit, en effet, du groupe qui, par la conscience qu’il a de ses intérêts, par la force économique, politique et idéologique dont il dispose, est le plus proche d’une « classe pour soi », consciente de ses intérêts et mobilisée pour les défendre et l


[1] Interview CNN, 25/5/2005 (cit. in New York Times, 26/11/2006).

[2] Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Éditions de Minuit, Paris, 1979, p. 126-127.

[3] Alain Supiot, L’Esprit de Philadelphie. La justice sociale face au marché total, Paris, Éditions du Seuil, 2010, p. 41.

[4] Louis Chauvel, Les classes moyennes à la dérive, Paris, Éditions du Seuil, 2006.

[5] Alain Supiot, Le travail n’est pas une marchandise. Contenu et sens du travail au XXIe siècle, Paris, Éditions du Collège de France, 2019.

[6] Daniel Gaxie, Le Cens caché. Inégalités culturelles et ségrégation politique, Paris, Éditions du Seuil, 1978.

[7] Daniel Gaxie, « De la déconstruction de la classe ouvrière aux réorientations politiques des catégories populaires », in Louise Gaxie (dir.), Les Classes populaires à l’écart du politique ? Paris, Les éditions de la Fondation Gabriel-Péri, 2023, p. 195-219.

[8] Antonio Gramsci, Guerre de mouvement et guerre de position, textes choisis et présentés par Ramzig Keucheyan, Paris, La Fabrique, 2011, p. 234.

[9] Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, in Karl Marx, Œuvres, III, Philosophie, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Éditions Gallimard.,1982, p. 1080-1081.

[10] Joël Laillier et Christian Topalov, Gouverner la science. Anatomie d’une réforme (2004-2020), Marseille, Agone, 2022.

[11] Branko Milanovic, Le Capitalisme sans rival. L’avenir du système qui domine le monde, traduit de l’anglais par Baptiste Mylondo, préface de Pascal Combemale, Paris, Éditions La Découverte, 2020.

[12] Gérard Mauger, « L’idéologie dominante et le nouvel esprit du capitalisme », in Burlaud, Antony, Popelard, Allan, Rzepski, Grégory (dir.), Le nouveau monde. Tableau de la France néolibérale, Paris, Éditions Amsterdam, 2021, p. 111-126.

[13] Nicolas Renahy et Pierre-Emmanuel Sorignet (dir.), Mépris de classe : l’exercer, le ressentir, y faire face, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, 2021.

[14] James C. Scott, La Domination et les arts

Gérard Mauger

Sociologue, Directeur de recherche émérite au CNRS

Mots-clés

GaucheGilets jaunes

Notes

[1] Interview CNN, 25/5/2005 (cit. in New York Times, 26/11/2006).

[2] Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Éditions de Minuit, Paris, 1979, p. 126-127.

[3] Alain Supiot, L’Esprit de Philadelphie. La justice sociale face au marché total, Paris, Éditions du Seuil, 2010, p. 41.

[4] Louis Chauvel, Les classes moyennes à la dérive, Paris, Éditions du Seuil, 2006.

[5] Alain Supiot, Le travail n’est pas une marchandise. Contenu et sens du travail au XXIe siècle, Paris, Éditions du Collège de France, 2019.

[6] Daniel Gaxie, Le Cens caché. Inégalités culturelles et ségrégation politique, Paris, Éditions du Seuil, 1978.

[7] Daniel Gaxie, « De la déconstruction de la classe ouvrière aux réorientations politiques des catégories populaires », in Louise Gaxie (dir.), Les Classes populaires à l’écart du politique ? Paris, Les éditions de la Fondation Gabriel-Péri, 2023, p. 195-219.

[8] Antonio Gramsci, Guerre de mouvement et guerre de position, textes choisis et présentés par Ramzig Keucheyan, Paris, La Fabrique, 2011, p. 234.

[9] Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, in Karl Marx, Œuvres, III, Philosophie, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Éditions Gallimard.,1982, p. 1080-1081.

[10] Joël Laillier et Christian Topalov, Gouverner la science. Anatomie d’une réforme (2004-2020), Marseille, Agone, 2022.

[11] Branko Milanovic, Le Capitalisme sans rival. L’avenir du système qui domine le monde, traduit de l’anglais par Baptiste Mylondo, préface de Pascal Combemale, Paris, Éditions La Découverte, 2020.

[12] Gérard Mauger, « L’idéologie dominante et le nouvel esprit du capitalisme », in Burlaud, Antony, Popelard, Allan, Rzepski, Grégory (dir.), Le nouveau monde. Tableau de la France néolibérale, Paris, Éditions Amsterdam, 2021, p. 111-126.

[13] Nicolas Renahy et Pierre-Emmanuel Sorignet (dir.), Mépris de classe : l’exercer, le ressentir, y faire face, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, 2021.

[14] James C. Scott, La Domination et les arts