La domination bourgeoise dans la société française d’aujourd’hui
La question de la domination sexiste comme celle de la domination raciste sont aujourd’hui omniprésentes dans l’espace médiatique et on ne peut que s’en réjouir. Mais bien que la domination de classe fasse partie du triptyque revendiqué par la pensée intersectionnelle (« genre, race, classe »), force est de constater qu’elle est généralement passée sous silence, quand elle ne passe pas pour un concept désuet.
Peut-être parce que, comme le disait à peu près Warren Buffett, l’un des hommes les plus riches du monde, « la classe des riches », « mène la guerre des classes » et qu’elle est « en train de la gagner[1]». De ce point de vue, la domination de classe serait aujourd’hui tellement évidente que – comme la lettre volée d’Edgar Allan Poe – elle serait devenue invisible. Quitte donc à enfoncer des portes ouvertes, on se propose de rappeler ici les principales modalités de son exercice.
Dans un espace social à plusieurs dimensions, dont la structure est définie par la distribution des différentes espèces de capital (économique, culturel, social), la lutte des classes se déploie non seulement dans le « champ économique », mais aussi dans le « champ politique » et le « champ de production ». Dans chaque cas, les rapports entre dominants et dominés dépendent du volume et de la structure des capitaux détenus[2].
Si le mouvement des Gilets jaunes en 2018-2019, puis le mouvement syndical de longue durée contre la réforme des retraites en 2023 sont venus rappeler récemment qu’en dépit de tous les obstacles, les classes populaires et une partie de la petite bourgeoisie restent susceptibles de se mobiliser, c’est de toute évidence la bourgeoisie qui est à l’offensive dans les luttes de classes du dernier demi-siècle. Il s’agit, en effet, du groupe qui, par la conscience qu’il a de ses intérêts, par la force économique, politique et idéologique dont il dispose, est le plus proche d’une « classe pour soi », consciente de ses intérêts et mobilisée pour les défendre et les étendre.
Domination économique
Même si l’enjeu de l’offensive néolibérale était d’abord économique, il passait par la conquête du pouvoir politique (c’est-à-dire l’accès au monopole de l’usage légitime des ressources politiques objectivées : droit, finances publiques, police, armée, etc.). L’intensité des rapports d’exploitation dépend, en effet, pour partie de l’intervention de l’État, i. e. des protections sociales, du droit du travail, des services publics. En la matière, le programme affiché par Denis Kessler, vice-président du MEDEF de 1998 à 2002 était explicite : il s’agissait, disait-il, de « défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance ».
Dans cette perspective, la domination politique de longue durée de la bourgeoisie passait, en France, par le ralliement du Parti Socialiste à la cause néolibérale (acquis dès 1983). De nombreuses réformes inspirées de l’exemple anglo-américain ont été adoptées par des gouvernement socialistes : la déréglementation des marchés financiers a été, pour l’essentiel, l’œuvre du gouvernement de Pierre Bérégovoy (1992-1993) et l’importation du modèle anglo-américain d’entreprise, celle du gouvernement de Lionel Jospin (1997-2002) et de son ministre de l’Économie, Dominique Strauss-Kahn (détaxation des stock-options, autorisation du rachat par les sociétés de leurs propres actions, etc.).
Parallèlement, l’arrimage de la France à l’Union européenne devenue au début du siècle une terre d’élection de la mise en concurrence des législations sociales et fiscales des États membres, en faisait « un modèle accompli de cette « démocratie limitée » que Hayek appelait de ses vœux[3]». Une « démocratie » où les « lois de l’économie » – i. e. le corpus dogmatique néolibéral (infaillibilité du Marché, libre circulation des capitaux et des marchandises, bienfaits de la concurrence généralisée, privatisation des services publics, déréglementation du travail, etc.) – sont soustraites au champ de la délibération politique et où les critères de convergence imposés aux pays membres de la zone euro font de « la dette » une arme de dissuasion sociale massive et visent explicitement à empêcher l’augmentation des revenus du travail (supposée inflationniste) et à promouvoir ceux du capital (rebaptisés « création de valeur »).
L’offensive néolibérale visait également « moins d’État, moins d’impôts, moins de prélèvements obligatoires », c’est-à-dire moins de recettes fiscales et moins de cotisations sociales. La fiscalité de moins en moins progressive sur les revenus et les patrimoines, la réduction des droits de succession, l’évasion vers les paradis fiscaux ont ainsi contribué à l’accélération de l’enrichissement de la classe dominante, à un processus de « patrimonialisation des inégalités[4]». La mise en pratique du point de vue de Milton Friedman – « l’unique responsabilité sociale de l’entreprise est celle de faire du profit » – s’est traduite par la « corporate governance » (dont le seul objectif est la « création de valeur » pour les actionnaires), par le développement des stratégies de filialisation, de sous-traitance, d’externalisation et le « management par la peur[5]», etc.
En définitive, outre une crise écologique sans précédent, l’offensive néolibérale a eu pour conséquences « l’érosion de l’État social » par les gouvernements successifs, le démantèlement des sécurités attachées au travail sous couleur de « moderniser » le droit du travail, la promotion du New Public Management (i. e. l’application à l’État des règles de fonctionnement des entreprises), « la déshumanisation du travail » et, ce faisant, l’abandon des classes populaires à la précarité et au déclassement.
Domination politique
Dans un cadre politique soumis à intervalles réguliers à des échéances électorales, la domination politique de la bourgeoisie suppose la conquête ou la neutralisation d’une fraction au moins des votes populaires.
Pour comprendre les rapports populaires à la représentation politique, il faut cerner ce qu’ils doivent à la fois à des électeurs inégalement dotés d’intérêts et de compétences politiques et à une offre politique plus ou moins diversifiée. La maîtrise des catégories fondamentales de l’entendement politique n’est ni générale, ni innée : la population à faible capital culturel ne parvient ni ne cherche spontanément à se les approprier[6].
C’est pourquoi le vote de la plupart des électeurs des classes populaires a longtemps été guidé par l’identification à un parti ou à « un camp » dont le label est à la fois un repère et une garantie. L’incompréhension, les malentendus et les quiproquos dans la réception populaire de l’offre politique sont d’autant plus probables, qu’elle est devenue de plus en plus illisible : ainsi, la gauche et la droite « de gouvernement », sont devenues à peu près indiscernables au regard de ces électeurs. Et parce que le sens de l’orientation politique a longtemps fait correspondre à l’opposition haut/bas de l’espace social, l’opposition droite/gauche dans l’espace politique, le bas, désormais privé de représentation politique clairement identifiable, est voué au renoncement à se faire entendre ou à l’allodoxia.
La désorientation des classes populaires qu’induit cet état de l’offre, contribue à deux phénomènes essentiels : d’une part, l’abstention et la progression de l’exit électoral des classes populaires (lors des élections législatives de juin-juillet 2024, en dépit d’un taux de participation électorale élevé, le « parti de l’abstention » est resté le premier parti des classes populaires). D’autre part, le vote en faveur du Rassemblement National a sans doute conquis une partie de son crédit en se présentant comme un parti à la fois « anti-système » et « respectable » : condamnant les « délinquants » et les « assistés » et imputant « l’insécurité » et « le trou de la Sécu » à « l’immigration[7]».
Résurgence inattendue des classes populaires supposées disparues, le mouvement des Gilets jaunes a pu sembler d’autant plus insolite qu’il s’est mobilisé en dehors des organisations syndicales et politiques et qu’il semblait, de ce fait, incontrôlable. La peur des « classes dangereuses » ressurgissait alors dans les beaux quartiers et la mobilisation des Gilets jaunes était d’emblée confrontée à un déploiement de violence physique et symbolique spectaculaire.
Confronté au mouvement des « Gilets jaunes », Emmanuel Macron s’est efforcé, en effet, de maintenir une domination fondée sur « la combinaison de la force et du consentement qui s’équilibrent de façon variable, sans que la force l’emporte par trop sur le consentement, voire en cherchant à obtenir que la force apparaisse appuyée sur le consentement de la majorité[8]» : violences policières d’un côté, « Grand débat » de l’autre, l’accent se déplaçant d’un versant à l’autre au gré de la conjoncture.
Domination idéologique
Si ouvriers et employées ne se révoltent pas toujours contre la domination qu’ils subissent, ce n’est pas – ou pas seulement – sous l’empire de la nécessité ou par peur de la répression, mais aussi parce qu’ils semblent accepter leur situation comme allant de soi, inscrite « dans l’ordre des choses ». Évidence vécue dont il faut bien supposer qu’elle implique une forme d’adhésion à l’ordre social tel qu’il est.
S’il en est ainsi, c’est, selon Marx et Engels, parce que la classe dominante exerce également le pouvoir sur les idées : « La classe qui dispose des moyens de la production matérielle dispose, en même temps, des moyens de la production intellectuelle, si bien qu’en général, elle exerce son pouvoir sur les idées de ceux à qui ces moyens font défaut[9].» La prise de contrôle de la quasi-totalité des grands moyens d’information français par une dizaine de milliardaires – Bernard Arnault sur Les Échos puis Le Parisien, Xavier Niel et ses associés sur le groupe Le Monde, puis sur L’Obs et Nice-Matin, Patrick Drahi sur Libération (aujourd’hui revendu), BFM Business, BFMTV et RMC, la famille Dassault sur Le Figaro, Vincent Bolloré sur Canal+, CNews, Le Journal du Dimanche, etc. – s’est réalisée progressivement via la loi du 30 septembre 1986 sur l’audiovisuel (baptisée « loi Léotard »), la démission de la puissance publique, la défaillance de la régulation audiovisuelle et les connivences politiques de la droite et la gauche « de gouvernement ».
Cette mainmise des détenteurs du capital économique sur les médias se traduit plus ou moins ouvertement par leur mise au pas éditoriale via la nomination du directeur de la rédaction, le recrutement et la promotion de journalistes idéologiquement compatibles, l’autocensure, la « placardisation » et l’éviction des autres, l’adoption de simulacres de chartes de déontologie garantissant « objectivité et indépendance, ouverture et tolérance ».
Du point de vue des professionnels de la politique de plus en plus souvent formés et sélectionnés par des institutions ad hoc comme les Instituts d’études politiques (IEP) et l’École nationale d’administration (ENA), la production des idées sur le monde social est subordonnée à la logique de la conquête du pouvoir. Dans cette lutte symbolique, ils ont des concurrents dans le champ médiatique et dans le champ intellectuel, soumis à des tentatives de prise de contrôle, à des entreprises croisées de légitimation et de disqualification qui visent prioritairement la diffusion (médias et édition), mais aussi la production des « idées[10]».
L’idéologie dominante est aujourd’hui « méritocratique » : elle correspond à un état du capitalisme que Branko Milanovic[11] qualifie de « méritocratique libéral ». Aujourd’hui comme hier, elle unifie la bourgeoisie et légitime son pouvoir au regard d’une partie au moins de la petite bourgeoisie et des classes populaires. Les mythes de l’ascension républicaine et de l’égalité des chances, réaffirment rituellement la croyance dans la nécessité et la légitimité de sa domination. Outre qu’ils étayent l’assurance de classe d’héritiers qui estiment ne devoir qu’à leur mérite ou leur talent leur accès aux positions sociales dominantes, ils renforcent l’unité idéologique de la bourgeoisie spontanément assurée par l’orchestration des habitus et l’harmonie (au moins partielle) des intérêts.
Cet idéal méritocratique insiste aujourd’hui sur la lutte contre les discriminations définies comme un obstacle à « l’égalité des chances », qui permet de célébrer la lutte de tous contre tous et d’entretenir une sorte de « darwinisme social ». Consolidant auprès des dominés la conviction du bien-fondé de l’ordre social, elle est aussi une entreprise d’inculcation de la doxa économique néolibérale[12], dont la diffusion s’opère, entre autres, grâce à l’emprise croissante de la classe dominante sur les « moyens de la production intellectuelle ». L’idéologie méritocratique se diffracte dans l’espace social et s’y décline sous la forme du culte des winners dans tel ou tel champ : de l’économie au sport, du rap aux universités, etc. Le « développement personnel » pourvoit à la mise en valeur du « potentiel » de chacun(e) et la « résilience », à la consolation des naufragé(e)s de la méritocratie.
Domination symbolique
Le concept de « violence symbolique » s’applique à toutes les formes symboliques de domination. Symbolique par rapport aux formes matérielles fondées sur la force physique ou armée, étant entendu que, contre la croyance en la force exclusivement physique de la force, il n’est pas de rapport de force, si mécanique et si brutal soit-il qui n’exerce de surcroît un effet symbolique.
Le mépris de classe comme le sexisme ou le racisme qui excluent (en principe) le recours à la violence physique, relèvent de la violence symbolique qui s’exerce à la fois dans la production et la diffusion de représentations collectives (culturellement, moralement et politiquement disqualifiantes) et dans des rapports interindividuels qui les utilisent[13]. Si on définit le racisme comme la naturalisation de tel ou tel « caractère », visant à légitimer domination, discrimination, ségrégation, etc., le mépris de classe comme le sexisme qui attribuent ces caractères à des différences « naturelles » déclinent des formes de racisme. Cette violence dans les représentations s’apparente à « l’insulte » (forme limite de ce que peut être un classement dans l’univers social). Perçue comme telle par ceux qui les subissent, elle provoque des affects, comme l’humiliation, la honte de soi et/ou la colère et, dans certains cas, des ripostes, des répliques, des représailles, fantasmées, ouvertes ou dissimulées (i. e. le « texte caché » de James C. Scott[14]). À titre d’exemples, on évoquera pour conclure trois formes contemporaines du « mépris de classe ».
La vision enchantée du prolétariat révolutionnaire des années 1968 s’est progressivement métamorphosée dans la figure du « beauf[15]». L’invention en 1976 de cette représentation moralement et politiquement disqualifiée du « populaire » (machiste, raciste, homophobe, xénophobe, etc.) produisait à l’inverse une représentation enchantée de soi-même comme l’envers du groupe stigmatisé : la « petite bourgeoisie nouvelle » était alors promue au rang de nouvelle « avant-garde contre-culturelle » du progrès social. Cette allégorie a contribué d’abord (avec le renfort des « nouveaux philosophes ») à la destitution de la classe ouvrière jusqu’alors sacralisée dans l’imaginaire de l’intelligentsia.
Par la suite, les réappropriations successives de la figure du « beauf » témoignent de l’écho croissant trouvé par cette représentation. Présentée à Apostrophes en 1980, elle apparaît dans le Larousse en 1988 et dans le Robert en 2011. En 2012, la représentation des classes populaires produite par le think tank Terra nova reprenait à son compte cette caricature et invitait les dirigeants du Parti Socialiste à une refondation idéologique, associant libéralisme culturel et néolibéralisme économique et à substituer à « la coalition historique de la gauche centrée sur la classe ouvrière », une nouvelle coalition « plus jeune, plus diverse, plus féminisée, plus diplômée, urbaine et moins catholique », supposée progressiste au plan culturel et composée d’outsiders au plan socioéconomique (sacrifiés au profit des insiders) qui constituerait « le nouvel électorat naturel de la gauche[16]».
La double « massification » du système scolaire et de l’industrie culturelle ont contribué à brouiller les frontières entre les classes sociales, le mélange des genres, « l’éclectisme » et « l’omnivorité » étant supposés se substituer aux normes traditionnelles de la légitimité culturelle. En fait, l’enquête de Philippe Coulangeon[17] a mis en évidence «la valeur distinctive attribuée [aujourd’hui] à la confrontation positive à l’altérité culturelle ». Opposant « le nomadisme » de la bourgeoisie, qu’autorisent les déplacements internationaux et la maîtrise des langues étrangères, à commencer par celle de l’anglais[18], à « l’insularité » des classes populaires (réputées « xénophobes »), elle définit « une ligne de clivage qui pourrait bien figurer en ce début de XXIe siècle comme l’une des principales manifestations symboliques de l’antagonisme entre les classes sociales », écrit-il[19].
« Les goûts sont avant tout des dégoûts, faits d’horreur et ou d’intolérance viscérale pour les autres goûts, les goûts des autres », rappelait Bourdieu[20]. Et, dans la mesure où il n’y a pas de lutte à propos de l’art et de « la culture » qui n’ait pas également pour enjeu l’imposition d’un « art de vivre », ce clivage entre « l’ouverture et la fermeture à la diversité culturelle » (érigée en valeur esthétique, mais aussi politique et morale) oppose, la bourgeoisie à des classes populaires disqualifiées, non seulement culturellement, mais aussi politiquement et moralement (consolidant ainsi la figure du « beauf »).
Reste que ces formes de violence symbolique peuvent également s’exercer au sein d’une même classe sociale. Ainsi, dans le cadre des classes populaires, la proximité sociale et spatiale peut conduire à tracer une frontière symbolique (« morale » et/ou « raciale ») entre « established » et « outsiders », entre classes populaires « respectables » et « cassoces », naturalisée (essentialisée) sous la forme de l’opposition (thématisée par le RN) entre « français d’origine » et « immigrés » (identifiés par un phénotype, un patronyme, une religion). Et on peut supposer que la fraction établie se démarque d’autant plus de la fraction précarisée qu’elle en est plus proche, que la distance qui les sépare se réduit et que s’accroît la menace de « tomber de l’autre côté ». Tant il est vrai que « se situer « en bas à gauche » de l’espace social n’implique pas de se situer politiquement « à gauche » [21]» et ne préserve pas du racisme sous toutes ses formes.
Cette perspective relationnelle inhérente à l’analyse des formes prises par la domination de classe ne dispense pas d’objectiver les classes. Tel était l’objet du « Repères » intitulé Les Classes sociales en France (Paris, La Découverte, 2024) construit en confrontant un cadre théorique qui n’a pas cessé d’évoluer de Marx à Bourdieu, aux données statistiques disponibles et aux enquêtes etnographiques de toutes sortes (avec leurs lacunes et leurs redondances, leurs objets de prédilection et leurs zones d’ombre). Il s’efforce de montrer ce que la morphologie actuelle de chacune de ses composantes – bourgeoisie, petite-bourgeosie et classes populaires – et ce que leurs rapports doivent aux transformations des cinquante dernières années.
NDLR : Gérard Mauger a récemment publié Les Classes sociales en France (La Découverte-Repères)