Anticiper Los Angeles en feu
Le 8 novembre 2018, la ville californienne de Paradis – on ne saurait l’inventer – part en fumée. C’est l’année aux vingt mille bâtiments détruits par les flammes. On plaide pour l’accident. Mais d’une ville on ne dit pas qu’elle était au mauvais endroit au mauvais moment. Des mots comme mégafeux, pyrocumulus ou tempête de feu ont depuis fait advenir cette réalité chronique qui ne cesse de nous rappeler la vulnérabilité de ce que l’on pensait inaliénable aux forces dites de la nature. En 2012 et 2013, alors que je séjourne à Venice, à Berkeley, à Palm Springs, nul événement incendiaire ne vient perturber l’idylle itinérante et studieuse, mais de temps à autre se découpent dans le paysage des veines sombres, des reprises de végétation tendre – les traces immenses, à travers les canyons et les collines, du passage des flammes.
En 2020, c’est tout l’Ouest américain qui se trouve dévoré. Des centaines de feux atteignent les bourgades des contreforts. Ils remontent les pentes et s’engouffrent dans les vallées, accélérés par les courants catabatiques, à des vitesses jamais vues. Leur avancée et leur cap déjouent les stratégies déployées pour les contenir. Les particules risquent de contaminer les réservoirs et l’eau potable de toute la région. Dans des ciels oranges, les cendres floconnent en continu à des dizaines de kilomètres de leurs points d’ascension. Les titres de presse sont éloquents : « San Francisco or ‘Mars’ ? », « San Francisco set to Blade Runner ». Les incendies menacent d’encercler les géants de la Tech, ceux-là même qui, résolument transhumanistes, échafaudent des plans B : la planète Mars, mais surtout des pavillons-bunkers à Hawaï, en Patagonie, en Nouvelle-Zélande. Ce n’est pas de la cendre qui tombe, ce sont des poussières de maisons et d’abeilles.
Parmi les affects environnementaux, la notion de solastalgie avancée par le philosophe australien Glenn Albrecht pour décrire la détresse éprouvée d’être quitté par son lieu – et plus seulement de l’avoir quitté – s’inscrit dans une émotion plus large, foncière, terrestrielle. Les mégafeux d’une part et la conquête spatiale d’autre part m’ont alors semblé incarner la contradiction contemporaine entre nos modes de vie et la question environnementale. Tresser l’astrocapitalisme fantasmatique et le péril élémentaire, à travers l’embrasement de l’espace domestique et domestiqué.
Trouble dans le temps
Quand vient le moment de l’écriture, la part d’observation est métabolisée dans des situations inactuelles et sans précédent et rien ne laisse généralement prévoir leur péremption. Il en va même du contrat fictionnel, voire du contrat de lecture propre au genre, que le récit ne soit jamais rattrapé par le réel. Il peut être « futurable », par des effets de vraisemblance, mais pas actualisé. Or, ce qui est une fiction de Los Angeles dans L’Occupation du ciel est subitement devenu réel le mardi 7 janvier 2025. De l’anticipation à la précipitation. Et le trouble est grand, non par l’impression d’avoir joué de préscience (dans la mesure tout un cinéma catastrophe même indépendant, de la faille de San Andreas au « risque existentiel » d’une météorite, vient à l’appui de ce que les ultra-riches prévoyants appellent par euphémisme « l’événement »), mais par l’actualité dramatique des flammes au cœur des quartiers huppés, touchés par ce que leurs habitants n’ont eux-mêmes cessé d’imaginer. Car, jusqu’alors, en ville, les feux géants, on ne les voyait pas, on ne les sentait pas. Ils étaient loin dans le pays. Loin de cette vie de conduire les enfants à l’école et de ne pas oublier d’acheter de l’eau minérale en rentrant. On y pensait, mais comme à une chose qui se passe dans un monde parallèle, par le truchement d’informations spectaculaires qui finissent par faire écran. Le ciel était certes voilé, mais c’était encore un matin comme les autres. Les ravages étaient d’arrière-pays, forestiers et faubouriens. Jusqu’alors, même en Californie, les feux, conséquence d’un train de vie d’enfer, frappaient principalement les classes populaires rurales et excentrées. On voyait des baraques isolées, des chevaux hagards se précipiter dans des granges en flammes, des pickups surchargés, des cerfs réfugiés au milieu d’une rivière. On ne voyait pas des bulldozers pousser des voitures de luxe abandonnés au milieu des carrefours, des malades alités ou en chaise roulante poussés par des aides-soignants à travers les rues sur fond d’hôpital privé en feu. Les magmas incandescents et les panaches de fumée traversés par les engins pyrofuges volant à basse altitude sont aujourd’hui au cœur de la cité.
Le trouble de l’anticipation réalisée tient de l’anomalie chronotypique. Il consiste en ce qu’un événement, placé dans un certain avenir fictionné, et raconté « naturellement » aux passés de narration, se met à avoir lieu et à faire date. Il suffit de prendre connaissance de l’ampleur de la dévastation de Pacific Palisades et d’Altadena ou de l’ordre d’évacuation émis le 7 janvier pour secteur d’Hollywood. Des images des célèbres lettres-panneaux en feu, générées par IA, ont immédiatement envahi les réseaux sociaux. Au lecteur de faire le départ et l’expérience du trouble.
Hollywood brûle
« La route divague avant d’atteindre les crêtes où les aires de repos se succèdent comme autant d’invitations à s’enamourer dans l’éternité du soir. Mais personne ne regardait comme d’habitude, en direction de l’ouest pacifique, le Soleil tremblant. Ça se passait de l’autre côté. Le jour jetait ses dernières lumières sur les gigantesques choux-fleurs de fumée. Plus personne n’ignorait ce qui venait grossir le ciel. Sous les incroyables volutes, une brume bitumeuse planait dans tout l’espace. Des éclairs de chaleur crevassaient l’étendue, allumant toujours plus de feux. On pointait du doigt l’immensité catastrophée Là ! Vers Santa Clarita. Et là ! Vers la vallée de San Bernardino. On était hébété. On parlait à voix basse. On mettait la main sur le front. Que se passait-il ? À mesure que l’obscurité gagnait, les incendies faisaient torches dans le lointain.
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Le journaliste Benjamin Manning commentait sur CAL·BC les images amateurs des flammes colossales diffusées en arrière-plan et sa collègue pointait des pictogrammes sur une carte virtuelle, après quoi Manning reprenait en expliquant avec une gravité professionnelle que les vents violents rendaient la situation préoccupante. Il n’arrivait pas à boire son verre d’eau entre les témoignages et les nouveaux décomptes. La situation était hors de contrôle. Les feux progressaient à la vitesse du cheval au galop. Leur propagation dépassait les capacités d’extinction. Dans quelques jours les foyers formeraient un système autogène. Leur intensité était telle que les sols ne parvenaient plus à se régénérer. Les généralités édifiantes servies par un Manning doré comme une brioche finissaient par devenir des frayeurs ontologiques tandis qu’au bas de l’écran une bande défilante annonçait les premières victimes, les dizaines de milliers d’acres déjà avalées, les dégâts, des vaches sidérées par un mur de flammes, des maisons en bois dans une forêt devenue un faubourg sans fin. Manning, qui n’avait pas dû beaucoup dormir, recevait sans cesse des nouvelles dans l’oreillette pour annoncer des choses sans appel. La sécheresse des derniers mois, le vent chaud, les allumages criminels, même le complot n’était pas écarté. Les évacuations étaient en cours un peu partout. On quittait son pavillon. « On n’est jamais trop prudent pour les enfants. » On accrochait la remorque. « On a pris tout ce qu’on a pu. » Un peu plus loin dans les montagnes, c’était le genre d’endroits où j’étais né : une école et une église en brique rouge en arrivant, un parc à roulottes au bord de la rivière, un poste de police surdimensionné, une caserne de pompiers avec des drapeaux totémiques flottant mollement, des maisons de planches peintes, plus de voitures que de permis de conduire, des vélos couchés sur le bas-côté, un archipel de granges délabrées, de la ferraille agricole, des piscines autoportées en juillet et, pour tout centre psychologique, un distributeur de bourbons glace de la chaîne 24/7 et un bar à tombola qui se donne des allures de repaire de trappeurs, le tout disposé de part et d’autre d’une voie principale qu’on n’emprunte jamais sans risquer la noce avec un semi-remorque. Des chiens aboient, un ballon roule, d’immenses oiseaux stoïques aux yeux jaunes tournoient dans le ciel en attendant un lièvre imprudent. C’était mon enfance, et les flammes y allaient.
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Je me suis fait réveiller par la voix de Symon : « Hollywood brûle ! » C’était vrai et j’ai eu l’impression que ça devait se produire depuis toujours. L’incendie était parti de l’extrême Est de Griffith Park, vers trois heures du matin. Les images et les commentaires redoublaient ce que depuis les hauteurs de l’appartement du centre-ville je voyais de loin avec une inexplicable netteté. Le vénérable observatoire, cathédrale du regard, n’était plus. Sa coupole, son pendule de Foucault n’étaient plus. Le panneau H O L L Y W O O D était encerclé par les flammes. Le O payé par Cooper, le Y de Hefner et les autres lettres d’acier devaient grincer sous la chaleur collante des tonnes de peinture blanc glamour. Le vent étirait tout et l’insolation du jour allait favoriser l’allure.
Symon avait gagné. Un jour, à Stanford, il avait parié contre moi qu’Hollywood brûlerait, que le berceau du spectacle deviendrait le spectacle. Je suis monté sur les toits. Carlos, le gardien de l’immeuble, était en poste « pour contempler ». Il avait les yeux bien remplis. Est-ce que je connaissais le point commun entre les hommes et une allumette ? Ils perdent tous les deux la tête quand on les chauffe. Les cages du zoo récemment réhabilité avaient été ouvertes, impossible d’emmener tout le monde. Je suis revenu dans l’appartement. Ils avaient bien ouvert les enclos et maintenant les bestioles couraient partout. Quelqu’un filmait une girafe sur Crystal Springs Drive. Où étaient les lions ? Les babouins dévalaient les pentes, fous, non de liberté mais de panique. Stupéfaits. Il y avait un monde tout autour, un monde à l’infini. Les chiens errants, enivrés par des odeurs inconnues, se retrouvaient aux croisements, dans une excitation archaïque. Les fumées étaient emmenées vers Malibu, bizarrement replaquées au sol à hauteur de Westwood jusqu’à Palisades. Le long de la 101, des brigades tronçonnaient tout ce qu’ils pouvaient. Couper les vivres au feu avant qu’il n’arrive. Brûler les bas-côtés pour l’empêcher d’enjamber l’autoroute. Les palmiers à jupon, les noyers, les chênes soyeux, les toyons, les sycomores et les pins formaient, avec les tapis d’aiguilles au sol, une trame continue malgré les habitations. Dans les zones les plus résidentielles des Hills, le feu allait sauter d’un arbre à l’autre à travers les propriétés. Des bombardiers survolaient, dans le surréalisme des associations inédites, les villas de style, les piscines, les jardins, et lâchaient sur les flancs embrassés des gerbes de retardant semblables à du sang, tout ce qu’ils pouvaient, encore et encore.
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Sur l’écran géant de la Golden Tower, les mêmes images d’incendies que celles dans le bar passaient en boucle, cette fois gigantesques. Des cyclistes avaient mis pied à terre. Des taxis s’étaient arrêtés, à la demande des clients. Bien qu’habitués à ces désolations annuelles, les gens étaient médusés devant l’envergure des fronts. Les fumées obscurcissaient le jour. Des combattants du feu courbaient l’échine en contournant un bâtiment et boutaient des contre-feux. Aux images d’interventions succédaient les panoramas aériens. Les images satellitaires nocturnes étaient mouchetées de rubis, et le jour des traînées de fumée s’étiraient loin au-dessus du Pacifique.
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Suraya essayait de me joindre pour la troisième fois, et mon téléphone m’apprenait que le feu avait réussi à dépasser Hollywood Freeway. À partir de maintenant, le dernier rempart était l’autoroute 405, mais si le feu arrivait jusqu’à là, cela voulait dire que la zone pavillonnaire entre la 101 et la 405, autrement dit tout Mulholland, des centaines d’habitations mythiques, aurait été fouettée par les flammes. Ensuite, le terrain de jeu était immense, les monts Santa Monica ne laisseraient personne dormir pendant des semaines. »
Et le Yosemite
« La presse se laisse aller à dire que le pays est plongé dans une ambiance de fin du monde, des ciels et des scènes d’apocalypse. Des millions de lumières pétillent, rouges et blanches selon le sens de la circulation, semblables aux veines d’une gigantesque tumeur. Des centaines de milliers de personnes fuient. Les forces civiles et militaires conjuguées sont ridiculisées. Les hôpitaux sont surchargés de patients en détresse respiratoire, en majorité des jeunes enfants et des personnes âgées. Les prisonniers vont être déployés sur les lignes de feu avec des haches, des casques et des râteaux. Des centres d’accueil s’ouvrent partout. Les gens pleurent de la suie devant les journalistes au milieu des décombres fumants de leur maison à crédit, et l’atmosphère est irrespirable en fond de vallée.
Au micro de la NCN, le vieux Jimmy. Jim Allen, l’homme aux trois cents ruches, en pleurs. J’ai tout de suite reconnu le centre de plaisance, la grand-rue, l’Iron Door Saloon. Les nouvelles ne sont pas bonnes dans la région de mes parents. Mes messages restent non lus. Le centre d’appels du comté de Tuolumne me met en attente. Le standard de la caserne est saturé. Le silence et l’obscurité sont nés jumeaux, et il a fallu beaucoup d’hommes pour les séparer, mais à présent, ils s’enlacent.
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Plus personne ne répond. Alors, il part de nuit, traverse la plaine centrale de Californie en direction de la Sierra Nevada, « chaîne blanche » à présent embrasée. Une lune voilée le suit à travers les cultures de pistache et d’amande entrecoupées de panneaux sanitaires : « Arrêt interdit », « N’ouvrez pas les fenêtres pendant 5 milles ». Au premier barrage filtrant, la police est débordée. Au détour d’une colline, après un premier regroupement de camions de pompiers. C’est là qu’il voit pour la première fois la main du feu courir dans le chaparral. Le front de flammes effrange les reliefs dans la nuit finissante. Il sait où il se trouve mais ne reconnaît rien. Les arbres attrapent les braises qui s’égaillent de loin en loin. Le feu ne semble pas avoir de vitesse, il saute les périmètres et se referme en un instant. Le ciel volute de plus en plus bas lorsque se détachent dans l’air turbide les premières ossatures de maisons calcinées, les poutraisons dénudées, les carcasses de véhicules. Il ouvre la bouteille d’air comprimé dans son dos en dépassant le panneau sur lequel on peut lire « Welcome to Groveland », et plus loin « Be Water Wise ». Une dernière voiture quitte la zone, un matelas fumant sur le plateau. Dans la rue principale, le drapeau au grizzly flotte en brûlant comme tout le reste. Les fumées s’enroulent, s’étirent depuis les toitures, en lueurs antiques. Et voici le bar mythique, ou plutôt ce qu’il reste de ce bar, qui passe pour le plus vieux débit de boissons de l’État en activité. Les chercheurs d’or collaient un dollar au plafond pour s’assurer au moins de quoi boire à leur retour. Mais cette nuit a fait mentir la légende de ses murs de granit protecteurs et de ses portes en fonte venues de la vieille Angleterre, censées conjurer le mauvais sort.
Au bout de l’allée de terre battue qui mène à la maison de ses parents, il les voit comme des figurines agitées, son père au milieu, les mains sur la tête, sa mère tourne sans but devant la maison en flammes, et la grange et le cèdre aussi. Le feu coule le long des cordes de la balançoire. Un bruit d’ogre. De gigantesques élancements avalent l’air en créant des tourbillons d’asphyxie. Elle reconnaît son fils. Elle tombe à ses pieds, tousse. Il lui donne son air. Tout de suite il le lui donne. Son père le tire en arrière et court vers le pickup. Il crie que c’est trop tard. Tirons-nous ! Le toit vient de décoller, de se retourner comme une carte à jouer, monte presque dans les airs, et le cèdre crépite, assourdissant. L’air lui brûle les narines et la surface des yeux. Il tient sa petite mère dans ses bras, presque par l’embout de l’oxygène, comme s’il l’allaitait, lui reconnaissant une force inouïe et une faiblesse inouïe. Il la porte. Sur quelques mètres, il la porte. Il porte celle qui l’a porté durant sept mois, il y a trente-six ans. Ce garçon fragile et distrait que le rêve emportait vers les avions de papier, les fusées qui décollent au vinaigre et à la levure. Il était né d’elle par le ventre, le chirurgien était allé le chercher. Son grand fils à présent. Son âme. Sa joie pour toujours. La chaleur de l’air déforme tout ce qu’elle parvient encore à distinguer de sa maison, puis de l’allée aux peupliers argentés secoués par le feu.
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Les gens ont tellement pleuré leurs proches, leur maison, leur bétail, leurs souvenirs, qu’il a fini par pleuvoir. De la mélasse pendant trois jours. En voyant le ciel s’effondrer en grandes pluies, un peu partout sur l’immense territoire assombri, les gens ont été saisis d’émotion. Ils ont appelé leurs enfants. Venez voir ! Il pleut ! L’événement climatérique avait grandi en eux, depuis des mois, peut-être des années, l’évidence d’être lié à toutes les parties du monde en même temps, un monde qu’ils auraient pu appeler une maison. Ils éprouvaient le sentiment d’être terrestre. Ils sentaient que le paysage, le sol, le ciel, les arbres, les neiges d’antan n’étaient pas le simple décor de l’existence. Ils découvraient que la vie faisait fond sur quelque chose comme un organisme sans but ni centre et à présent, sans merci envers eux et envers ceux qui avaient été si souvent sans merci pour les pins, les fourmis, les pumas, les cascades, les papillons, les opossums, les termites, les torrents, les ours, les lilas, les grands-ducs, les truites, les scarabées, les geais bleus, les renards et tant d’autres vivants au cœur du vieux massif granitique, tout un peuple pour qui la terre était devenue une hutte en flammes. »
Librement extrait de L’Occupation du ciel, Rivages/Imaginaires, 2024.