L’écrire au monde
Aujourd’hui, puisqu’il nous faut questionner les littératures dans leur rapport au monde, donc à chaque être vivant, il serait indécent de parler d’autre chose que de l’irruption de l’extrême droite au pays de Montaigne, ou du génocide à ciel ouvert perpétré à Gaza. Il serait tout aussi bien honteux de ne pas affirmer l’irréductible intégrité de l’Ukraine pour la santé de l’Europe, et pour celle de cet autre monde que nous devons imaginer.
Je parlerai donc, ici, des littératures, mais en présence de la situation française ; et en ample proximité avec les Palestiniens de Gaza, de Cisjordanie, de ceux d’ici, de ceux d’ailleurs, qui peuplent des refuges, qui endurent des exils. Rien de leurs désarrois, de leurs cris, de leurs enfants broyés, aucune de ces outrances dont ils furent victimes ou qu’ils supportent encore, ne sera oublié. Du monde que nous avons à faire, je les vois en blason.
Auprès d’eux – restitués à leur terre, institués en un État laïque – je garde l’idée d’une nation d’Israël qui, avec ses morts et ses souffrances, et au nom de sa mémoire elle-même, et donc plus que toute autre nation, s’inscrirait, en saine laïcité, dans la légitimité juridique mondiale et le couperet de ses sanctions ; et qui se montrerait soucieuse des autres peuples, soucieuse du respect de la vie et de sa dignité ; et qui fonderait sa nécessaire sécurité sur les vivre-ensemble inédits, complexes, généreux, à mettre en œuvre dans ce monde autre, cet autre monde, qu’il nous faut désirer.
Mais il serait inadmissible, sous cette arche offerte aux littératures, de ne pas se maintenir en présence des Tibétains et des Ouïghours en Chine, des Rohingyas en Birmanie, des Tutsis au Burundi et au Rwanda, des Kurdes en Syrie, en Irak, en Turquie, des Peuples originels dans les Amériques et dans leurs archipels… tous ceux-là, en souffrance, en danger, et tant d’autres !
Haïtiens abandonnés, Syriens oubliés, Libanais délaissés, musulmans stigmatisés, Africains exploités, Kanaks dépouillés, Mahorais emportés dans une dés-archipélisation morbide, Antillais et Guyanais noyés dans l’étouffoir d’un « outre-mer » français où les vestiges coloniaux insultent ce qui subsiste de la vieille République… Même les ultimes forces progressistes de l’Hexagone trouvent normal que la France possède encore des « outre-mers », admettant ainsi que des peuples-nations différents, surgis de la jonction des expériences humaines, soient niés dans leurs singularités propres, et réduits par là même à ne pas mobiliser, dans la matière du monde, leurs inédites ressources. Je les nomme un à un, les appelle tous, en ce qu’ils sont, ici, là même, avec moi, parmi nous !
Et, puisque notre affaire sont les littératures, il serait indécent, devant vous, dans cette ville de Strasbourg devenue à son tour capitale du sensible, de ne pas être habité des devenirs qui appartiennent au monde que nous avons à inventer : je parle des devenirs empêchés de la situation-nègre, de ceux de la situation-femme, de la situation-LGBT avec ses fluidités, de ceux de ces minorités, de ces minorations, dont nous avons, chacun précisément, charge d’émancipation vers l’aurore des devenirs du monde, cet en-commun de nos devenirs-monde. L’accomplissement de ces devenirs est une urgence commune, un « nous » très large auquel nous – artistes du langage – avons charge d’assurer le renfort des plus libres propulsions esthétiques.
Enfin, puisque nous sommes en Europe, si près du cimetière qu’est devenue la Méditerranée – et qui rejoint pour moi cet autre cimetière, celui de l’Atlantique, cimetière oublié qui se souvient encore des déchirures de la Traite négrière –, il serait indécent de ne pas convoquer un vaste désir-imaginant du monde, sans doute du monde que nous avons à faire, ouvert, mobile, un monde relationnel vers lequel nous avons tous à cheminer, à l’instar de ces hommes, de ces femmes, de ces enfants qui, jour après jour, se noient dans la honte de vos indifférences, se fracassent au vif de vos frontières, s’écrasant sur vos murs, défiant vos barbelés, épelant les alphabets de l’opprobre, de l’offense, de la mort, dans des eaux soudainement barbares, sur des rives inhospitalières qu’on ne dirait pas civilisées mais que régentent pourtant des lois de la conscience commune. La Méditerranée est un immense sépulcre. On y meurt, on y laisse mourir, on y regarde mourir, on tolère un océan de déchéances imposé à des hommes, des femmes, des enfants, et dans lequel, où que l’on soit, où que l’on aille, on se retrouve à patauger sans aucune innocence. Rien de notre actuel niveau de conscience, de nos connexions démultipliées ou de nos transcendances concernant les questions de l’Humain ne parvient à échapper à cela, ni à s’y opposer. Ces migrants nous fixent. Ils nous ordonnent un autre monde que nul ne saurait refuser.
Il y a des gens, des gens de l’ordinaire, des grappes d’hommes et de femmes dont les seuls moyens relèvent de la ferveur, qui agissent, qui contredisent les lois, qui bravent les léthargies, les tribunaux serviles et les barreaux de prison.
De nos jours, l’imaginaire capitaliste rassemble sous une même intention les anciennes puissances antagonistes. Son intention souveraine régente en solitaire nos existences individuelles, à la fois réduites à leur condition de simples monades consuméristes et brutalement distendues sur l’échelle planétaire. Nous l’avons intériorisé au point de consentir à ses horreurs et à leurs ondes de choc. Sous sa régie, la Terre réifiée, le vivant abîmé accusent des délitements écosystémiques qui feront dérailler nos conforts habituels. Un inconnu s’impose dans une lente catastrophe et esquisse une probable disparition de notre espèce. De l’intime à l’entour, nous acceptons l’inacceptable jusqu’à l’inscrire dans nos banalités. Pourtant, ce ne sont pas les expertises qui manquent. Discours savants, envolées rationnelles, exposés chiffrés, prédictions scientifiques, démonstrations historiques et horlogeries sociologiques sont légion. Mais, de fait, cette abondance n’affecte pas l’inhumain, qui sans mollir s’en accommode et se creuse pour durer. L’Europe peine à conserver ses vieilles démocraties. La Méditerranée, l’Atlantique sont des gouffres symboliques qui ouvrent la voie aux proliférations inépuisables des crimes. Gaza est désormais un gouffre dans la conscience occidentale. L’Ukraine en est potentiellement un autre. L’arme nucléaire voit son option réactivée au-dessus d’un abîme offert à nos folies. Les équilibres du vivant s’effondrent en un trou noir de convergences morbides. Netanyahu, Trump, Poutine, Orbán, Erdoğan, Meloni, Le Pen, Bardella, Milei, Modi, Bolsonaro… prospèrent dans ces décombres… créatures consternantes… surgies d’un obscurantisme planétaire… incapables de penser un autre possible du monde. Leurs défroques ramenées du passé insultent nos devenirs.
Notre conscience, maintenant individuée, nous rend tous responsables. Nous savons. Nous voyons. Nous entendons. Nous lisons. Nous constatons. Nous sommes comptables de nos actions et de nos inactions. Chaque geste compte, chaque absence pèse, chaque défaillance menace l’équilibre salvateur : c’est la grandeur, la misère et le défi de la démocratie maintenant en péril. Nous ne pouvons plus rien déléguer d’essentiel : la responsabilité est diffuse, dans chaque instant, dans chaque seconde. Chacun se retrouve garant du niveau d’exigence de la seconde qui passe. Pourtant, cette charge n’est pas inatteignable : dans les villes, les déserts, les mers et les montagnes, dans les aubes et les neiges, sur les rives en Méditerranée, à Gaza, en Ukraine, en Russie, en Haïti, en Afrique, en Chine, en Inde, aux Amériques ou dans la Caraïbe, dans la France se consumant au feu de l’extrême droite, dans les dominations, les guerres ou les effondrements, il y a des gens, pas des héros de foire, créatures à médias ou philosophes utiles à nos consommations, mais des gens de l’ordinaire, des organismes, des associations, des grappes d’hommes et de femmes dont les seuls moyens relèvent de la ferveur, qui agissent, qui contredisent les lois, qui bravent les léthargies, les tribunaux serviles et les barreaux de prison.
Qui refusent.
Qui, le faisant, nous instruisent de notre propre devoir et des grâces de l’éthique. Des gens qui ne renoncent pas à une idée enthousiasmante d’eux-mêmes, et qui se portent au-devant des souffrances comme au pied d’une sacralisation. Dessous les renoncements officiels, ce qui persiste en une matière ultime, ce sont la tendresse citoyenne, la ferveur anonyme… l’équation d’un au-delà de l’intelligible et du sensible qui émerge, qui scintille. Qui demeure. Un improbable du fait humain qui subsiste en lucioles encore indéchiffrables mais qui, déjà, nous autorisent.
Hélas, cependant que l’horreur peut s’asseoir à la table – que l’indécence fleurit dans la vertu économique, que le besoin du symbolique, la vigueur spirituelle, le jeu de l’esprit créateur sont évincés par les fastes matériels, que le geste démocratique génère de folles aberrations, que des monstruosités fascistes et populistes devenues éligibles s’emparent des États, que les États eux-mêmes réduits au dogme marchand n’ont plus que le biais du racisme, de la xénophobie, des vieilles furies territoriales, nostalgies impériales, pour se donner l’illusion d’une vertu politique –, rien de notre actuelle capacité de conscience ne parvient à sérieusement s’y opposer. Césaire nous l’avait rappelé : quand une civilisation dominante renonce à ses propres valeurs, qu’elle ruse avec ses avancées, quand elle justifie l’injustifiable, quand elle déserte ses propres élaborations de ce qui est humain, ou qu’elle accepte que des pays s’effondrent, que des valeurs périssent, que des lots d’êtres humains puissent mourir à ses portes, c’est qu’il y a une part de l’intelligible et du sensible, même un au-delà de l’intelligible et du sensible, qui s’est fermée à toute élévation.
C’est cette fermeture-là qu’il nous faut questionner.
L’Art y peut quelque chose.
Les littératures donc.
NDLR : Patrick Chamoiseau publiera, en février 2025, Que peut Littérature quand elle ne peut ? aux éditions du Seuil, dans la collection « Libelle ».