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La footballisation du rugby

Journaliste

Le XV de France ouvre ce vendredi, face au Pays de Galles, le Tournoi des Six Nations. C’est au « Tournoi », rituel hivernal emmitouflé dans un immuable cérémonial, que le rugby doit son lustre. Mais l’embourgeoisement guette le divertissement à l’esprit de clocher en même temps que les affaires de mœurs minent sa réputation d’école de la vie. Et si le rugby féminin était désormais l’avenir de la discipline ?

«Un sport de voyous pratiqué par des gentlemen. » Ainsi se définissait le rugby, sport inventé dans les collèges huppés d’Angleterre et à l’origine réservé à une élite n’ayant pas besoin de tirer des revenus de ses aptitudes athlétiques. Ses règles se revendiquaient d’ailleurs d’une intelligence supérieure, banc d’épreuve d’une flexibilité cognitive hors du commun, puisque, sur le terrain, il s’agit d’être contre-intuitif : avancer en faisant des passes en arrière et cacher le ballon pour mieux le faire jaillir.

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Du rugby, Jean Giraudoux prétendait qu’il était « la proportion idéale entre les hommes », une équipe se composant de « huit joueurs forts et actifs, deux légers et rusés, quatre grands et rapides et un dernier, modèle de flegme et de sang-froid ».

Le rugby, c’était « un style », selon le mot de Jean Lacouture, ou plutôt des styles : noble en Angleterre, flamboyant en Nouvelle-Zélande, combatif en Irlande, sempervirent au Pays de Galles, loyal en Argentine, créatif en France. Chaque terroir avait son cachet : on était élégant à Agen et rugueux à Béziers. Car, au gré de conquêtes de territoires parfois inattendues, la géographie d’Ovalie – la Terre du rugby, par analogie avec la forme du ballon – avait épousé des contours baroques : d’anciennes colonies de l’Empire britannique, mais pas toutes – les Maoris excellent, les Indiens méprisent ; l’Argentine ; l’Italie ; le Portugal ; la Géorgie ; et, par un curieux phénomène restant à éclaircir, le sud de la Loire, en particulier le sud-ouest, dont les fêtes ont pourtant peu d’affinités culturelles avec les garden-parties de Sa Majesté.

La notion de désintéressement, officiellement érigée en vertu, fut défendue contre vents et marées durant un siècle. Au vrai, cet amateurisme était marron, comme pour mieux s’accorder à ceux qu’on se distribuait gaiement avant, pendant et après les rencontres. La tartuferie prit fin en 1995, année où l’International Board autorisa « toutes les formes de paiement, à tous les niveaux du jeu ». Le rugby s’ouvrait à la professionnalisation. Mais, en pensant se moderniser, il venait, en réalité, de se couper de ses racines et de ses valeurs.

Les styles et les hommes commencèrent ainsi à s’uniformiser. Les rustiques campagnards laissèrent progressivement la place à des golgoths de laboratoire, comme fabriqués en série par un logiciel. Vive la data ! Ci-gît le french flair. L’essai « du bout du monde » de Serge Blanco, qui avait emporté le cœur des Français en hissant les Bleus en finale de la première Coupe du Monde, en 1987, n’est plus coté à la bourse du plaquage. Sur le pré, désormais à moitié synthétique, un jeu stéréotypé, qui ne cesse de s’aseptiser sous l’influence d’une réforme permanente des règles que même les experts ont du mal à suivre.

Il n’est ici nullement question de remettre en cause la protection de l’intégrité physique des joueurs, qui devront un jour s’harnacher comme des footballeurs américains si jamais la fuite en avant des gabarits venait à se poursuivre. Mais c’est le paradoxe de cette pasteurisation s’effectuant dans la brutalité, car, dans toute l’histoire du rugby, il n’a sans doute jamais été possible de faire autant mal à l’adversaire dans la légalité. Ce qui n’est pas sans faire écho à l’hypocrisie d’une société se réclamant de plus en plus de l’inclusion, mais dans laquelle l’affrontement va croissant.

Par la force des choses, l’arbitre est devenu l’acteur principal de ces joutes qui voient s’opposer la lettre et l’esprit de la loi, dans la mesure où ses décisions, soumises à interprétation, impactent directement l’issue du match. Deux conséquences en résultent : la contestation de plus en plus notable de son autorité, voire de son honnêteté, par les joueurs et les entraîneurs, comportement jusqu’à présent circonscrit aux terrains de football, et la frustration grandissante du public face, d’une part, à des interruptions de jeu et des appels à la vidéo à répétition et, d’autre part, à des jugements qu’il ne comprend pas toujours, faute de connaissances suffisantes.

Car l’uniformisation affecte également les stades et les foules. Les villages se sont effacés devant les métropoles. J’ai gardé en mémoire ce conseil donné par un confrère néo-zélandais en 2011 : « Profite car on ne reverra peut-être jamais de Coupe du Monde en Nouvelle-Zélande. » Encore moins une rencontre disputée dans un stade de vingt mille places. Preuve en est la dernière édition organisée en France, lors de laquelle on préféra jouer à Nantes plutôt qu’à La Rochelle, à Saint-Étienne plutôt qu’à Clermont, à Nice plutôt qu’à Toulon et même à Lille plutôt qu’à Bayonne. Le rugby mondial a désormais rendez-vous en Australie en 2027 et aux États-Unis en 2031, in paradisum de l’entertainment planétaire. En attendant que les Émirats du Golfe ou que l’Arabie saoudite se prennent de passion pour les rebonds capricieux de la gonfle.

Jadis, le rugby avait la faculté de créer l’événement là où l’actualité ne s’arrêtait jamais. Aujourd’hui, préférant faire valoir la règle du plus riche, il roule contre les peuples. Même à Toulouse, ville de Claude Nougaro et des tablées généreuses, on reprend désormais en chœur « Sweet Caroline » en ingurgitant du houblon bas de gamme. C’est que le spectacle est désormais conçu pour un public formaté par l’industrie du loisir. Autrement dit, Ovalie s’en trouve réduite à une part de marché comme une autre, jusqu’à faire de son plus talentueux représentant – Antoine Dupont – un VRP de luxe pour LVMH aux États-Unis en même temps qu’un intermittent du spectacle puisque son agenda ne lui permet plus que de disputer les grands matches. On frise la vulgarité.

Les valeurs du féminin sont de plus en plus présentes dans le monde du rugby.

Résultat, en ce début de XXIe siècle, le rugby se retrouve le cul entre deux chaises. Malgré la création d’une Coupe du Monde qui tente de se faire aussi grosse que celle de football, le rugby mondialisé n’est toujours pas un sport universel. Autre aporie : la boulimie canonique de ses grands prêtres est inversement proportionnelle aux errements des pratiquants en dehors de l’Église. En effet, la « footballisation » du rugby tient également au fait que celui-ci défraie de plus en plus régulièrement la chronique.

Pour ne citer que des exemples récents : procès dit « des ex-Grenoblois », accusés de viol en réunion sur une jeune femme lors d’un déplacement à Bordeaux en 2017 et condamnés à de lourdes peines de réclusion ; démêlés récurrents du Montpelliérain Mohamed Haouas avec la justice ; comportement indigne du Biterrois Samuel Marques à l’occasion de la Nuit du rugby etc. Et que dire de la dernière expédition des Bleus en Argentine, marquée par les propos racistes de Melvyn Jaminet et l’inculpation pour viol d’Oscar Jegou et Hugo Auradou (qui ont bénéficié depuis d’un non-lieu en première instance) au terme d’une nuit alcoolisée à Mendoza ?

Sa première tournée dans le Nouveau Monde, le XV de France l’avait précisément effectuée en 1949 au pays du Che, lui-même passionné. « Londres avait donné mission à la [Fédération française de rugby (FFR)] d’évangéliser ces colonies d’Ovalie qui n’émargeaient pas au listing du Board, racontait Denis Lalanne dans Midi Olympique en 2006. En réalité, on aurait pu en prendre de la graine, tellement le rugby argentin, jeu de la bonne société, obéissait aux dogmes du fair-play et de l’amateurisme pur et dur. » Le rugby venait d’éprouver de façon prémonitoire le concept nietzschéen de renversement des valeurs, la morale et les valeurs occidentales étant, pour le philosophe, originellement issues d’une inversion, d’où la nécessité d’un renversement.

Depuis, il s’est professionnalisé, mais, en contrepartie, n’a jamais daigné transiger sur des codes d’une autre époque, comme pour marquer sa différence, son mode de vie. Or si la camaraderie, la solidarité et le respect demeurent des qualités largement partagées dans le milieu, le rugby a aussi ses défauts, ses vieux démons, une certaine culture de l’excès, incarnée par la fameuse troisième mi-temps.

Daniel Herrero ne consacre pas moins de cinq pages de son Dictionnaire amoureux du rugby (Plon, 2003) à « ce label de fête », c’est dire son caractère quasi ethnique. Sa réduction à une caricature du rugbyman en virée mérite, toutefois, d’être nuancée.

La troisième mi-temps est, d’abord, un caisson de décompression entre le coup de sifflet final et le retour à la réalité, une sorte d’écluse qui permet de refaire les niveaux, cantonnée dans l’écrasante majorité des cas à des accolades, des grandes tapes dans le dos, des claquements de verres, des blagues de potache et des promesses de se revoir. Un « sas nécessaire », comme l’explique l’anthropologue Anne Saouter, qui a étudié durant cinq ans les mœurs du rugby. Nécessaire pour dépasser la violence intrinsèque au jeu, mais qui doit sans aucun doute être mieux bornée. C’est le sens de la charte d’engagement que tout membre des équipes de France, joueur ou encadrant, devra désormais signer chaque saison. La FFR ne pouvait guère en faire l’économie après le scandale argentin.

Mais il existe peut-être un autre chemin vers la rédemption. Si le rugby semble avoir institué une sociabilité d’hommes passant par l’exclusion des femmes, en particulier des femmes de joueurs, celles que l’on a parfois appelées les « veuves du rugby », l’enquête d’Anne Saouter fait apparaître que les valeurs du féminin y sont au contraire de plus en plus présentes. À côté des modèles longtemps dominants de la Maman et de la Putain, émergent d’autres figures, au premier rang desquelles la joueuse de rugby.

Cette année 2025 s’annonce en l’occurrence cruciale pour le rugby féminin puisque deux compétitions majeures se succéderont en quelques mois : le Tournoi des Six Nations (du 22 mars au 26 avril), qui attire de plus en plus de téléspectateurs, et la dixième Coupe du Monde, l’été prochain, en Angleterre. Cette féminisation permettra-t-elle la régulation d’une communauté qui, jusqu’à présent, correspondait, du moins en France, à une véritable initiation masculiniste ? Viril, le rugby n’en saurait pas moins rester correct. Pour ne pas devenir un sport de gentlemen pratiqué par des voyous.


Nicolas Guillon

Journaliste

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