Comment expliquer notre difficulté à partager la rue ?
L’espace public n’a pas attendu la démocratisation du vélo puis de l’automobile pour être le terrain d’invectives entre les usagers et de réglementations de la part des autorités. L’organisation de la rue des époques antiques, médiévales puis modernes est pensée d’abord pour permettre des activités d’échange, mais la gestion de la circulation interroge déjà.

Les vestiges de Pompéi rappellent que les trottoirs antiques séparent les piétons du reste de la circulation – composé de chars et de charrettes tirés par des humains ou des animaux – afin de faciliter les déplacements et limiter les accrochages. Dans la ville romaine, la présence de trottoir – qui doit aussi faciliter l’écoulement des eaux – ne garantit cependant pas la tranquillité aux promeneurs. Ces espaces latéraux à la chaussée centrale sont également occupés par les commerçants et divers mobiliers. Malgré des volontés politiques d’organiser cette partition de la rue, la circulation est à la fois chaotique et teintée d’inégalités. Dans Satires III rédigé vers 100 après Jésus-Christ, le poète romain Juvénal déplore : « Si une affaire l’appelle, le riche se fera porter à travers la foule […] il arrivera avant nous : à nous qui nous hâtons, le flot qui nous précède fait obstacle. »
Après la déprise urbaine du début du Moyen-Âge, les villes redécouvrent de nombreux problèmes déjà éprouvés par les autorités publiques au cours de l’Antiquité. Dans un contexte d’essor urbain à partir du XIIe siècle, les cités deviennent des lieux de foires et de marchés. De la qualité et de la gestion de leur rue et de leur place où se tiennent ses événements dépendent leur renommée. Les politiques de pavage des rues, la gestion de l’écoulement des eaux et les réflexions sur le partage de l’espace réapparaissent progressivement. Ces processus inscrits dans le temps long sont parfois accélérés par des événements soudains.
En 1131, le décès de l’héritier du roi Philippe de France, suite à une chute à cheval causé par un cochon en plein Paris, aboutit à interdire la divagation des porcs, tandis que le roi Philippe Auguste ordonne en 1186 le pavage des rues principales de la capitale jugées dans un état lamentable. Le premier trottoir moderne, qui apparaît sur le Pont Neuf inauguré en 1607, reste unique en France pendant plusieurs décennies. Outre-Manche, le retour du trottoir est beaucoup plus précoce puisque après l’incendie de 1666 Londres intègre cet équipement lors de sa reconstruction.
De nombreux promoteurs défendent alors l’intérêt d’un tel équipement en France à la fin du XVIIIe siècle, en louant la partition des rues londoniennes, autant pour des enjeux de salubrité que de fluidité de la circulation. La généralisation des déplacements en voitures hippomobiles, liée à un goût des élites pour la vitesse, provoque des accidents de plus en plus nombreux. Le trottoir doit limiter les accidents subis par les piétons dans un contexte où la critique des comportements des dominants semble impossible. Louis-Sébastien Mercier décrit dans son Tableau de Paris publié à l’aube de la Révolution française : « Les voitures et les cavalcades causent nombre d’accidents, pour lesquels la police témoigne la plus parfaite indifférence. […] Les roues menaçantes qui portent orgueilleusement le riche, n’en volent pas moins rapidement sur un pavé teint du sang des malheureuses victimes qui expirent dans d’effroyables tortures […] Le défaut de trottoirs rend presque toutes les rues périlleuses. »
À partir de la seconde moitié du XIXe siècle, cette séparation des flux est intégrée aux projets de modernisation urbaine. Le trottoir devient un lieu de promenade et de déambulation propice au commerce, ainsi que le support des réseaux souterrains et d’équipements piétons. Les personnes circulant en voitures à cheval ne sont toutefois pas en reste, puisque la création ex nihilo de larges avenues rectilignes et de ronds-points, couplée à la généralisation des trottoirs, facilite leur vitesse. La salubrité, l’embellissement et la circulation, qui ont pu orienter l’action urbaine depuis l’Antiquité, deviennent les mots d’ordre des pouvoirs publics.
Vers la domination automobile
À la fin du XIXe siècle, avant même le développement de l’automobile, la voie devient un objet technique. En surface, les ingénieurs s’interrogent sur la forme des rues, le type de revêtement et le partage des espaces ; en sous-sol, sur l’organisation des réseaux urbains. Réseaux électrique, de gaz ou d’égout souterrains constituent dorénavant des éléments liés aux réflexions sur l’organisation viaire. La sinuosité comme le gabarit aléatoire des rues médiévales ne répondent plus au paradigme de l’époque. Les rues nouvellement percées, dont plusieurs dizaines de kilomètres sont dessinées à Paris par le préfet Haussmann, sont réfléchies pour faciliter le déplacement des fiacres ou des cabriolets. À tous les niveaux, l’esprit des concepteurs est pétri par une idéale fluidité.
Lorsque l’automobile arrive dans les villes occidentales au début du XXe siècle, les modèles issus du trafic hippomobile ont ouvert la voie. Carrefour à sens giratoire ou à voie superposée existent déjà. Dans son ouvrage L’architecture de la voie, Eric Alonzo nous le rappelle : « Tous les dispositifs et méthodes que l’on considère souvent, et à tort, comme spécifiques à l’infrastructure automobile sont déjà inventés et promus [avant son développement]. » Durant les années 1920 et 1930, l’automobile, qui s’immisce au sein des classes bourgeoises urbaines, provoque des premiers travaux dans les grandes cités. L’automobile doit remplacer une diversité modale qui n’était pas capable d’offrir satisfaction jusqu’à présent.
Un journaliste du Temps décrit Paris pour l’édition du 16 octobre 1921 : « De toutes les rues convergentes […] débouchent en formations compactes, en triples, en quadruples rangs serrés, cyclistes, taxis, automobiles de maître, fiacres, camions, autobus, tramways. […] Des courants, des sous-courants qui se rencontrent, se heurtent, se refoulent, pour arriver finalement à s’immobiliser. » L’évolution des aménagements comme des réglementations doivent permettre l’expulsion des autres modes au profit de l’automobile. Les villes commencent alors leur mue à coup d’ajustements. L’interdiction des voitures à bras, la suppression des tramways ou le déploiement des passages piétons imaginés durant les années de l’entre-deux-guerres préparent le monopole automobile, dont doit décongestionner la rue.
L’Occupation provoque un arrêt brutal de ces politiques en faveur de la motorisation individuelle qui reprennent de plus belle lors de la reconstruction des années 1950. Les aménagements en faveur de l’automobile conçus avant la Seconde Guerre mondiale ne sont plus suffisants pour absorber la croissance automobile exponentielle des Trente Glorieuses. L’hégémonie automobile commence à prendre forme dans les grandes villes durant les années 1960, générant aussitôt des critiques. Insécurité routière, destruction des centres anciens, dépendance énergétique et inactivité physique sont pointées du doigt. Les oppositions naissent en premier dans la capitale française, où se concentrent le trafic et les projets routiers comme nul par ailleurs en France. Les crises des années 1970 donnent de la visibilité aux revendications citoyennes mais celles-ci ne sont pas suffisamment entendues pour permettre une remise en question profonde du système automobile.
Faire de la place à d’autres solutions de déplacement
Pourtant, les chocs pétroliers des années 1970 sont en France l’occasion d’engager de nouvelles politiques de transports en commun pour répondre à des injonctions économiques. Dans les métropoles françaises, la question se pose : faut-il relancer des transports en sous-sol avec un métro ou en surface avec un tramway ? Le premier qui ne remet pas en cause la distribution de la voirie en faveur de l’automobile est privilégié à Lyon, à Rennes ou à Toulouse, tandis qu’à Grenoble et à Strasbourg, le tramway est choisi. Avec cette option, ces deux villes décident d’engager une redistribution de l’ensemble des axes traversés par le tramway. Les techniciens parlent alors de réaménagements de « façade à façade », dont on imagine aisément qu’ils profiteront aux piétons. En libérant certains espaces consacrés à l’automobile ou en supprimant des effets de coupures urbaines, l’usage du vélo émerge comme une externalité positive de la réintroduction des tramways en ville, même lorsque ses contraintes ne sont pas pensées.
Grâce aux projets de tramway précoce de Grenoble et de Strasbourg, le nombre de cyclistes chute moins fortement qu’ailleurs. Ce phénomène pousse ces deux métropoles à initier dès les années 1990 des politiques en faveur du vélo dont la pratique suit le sillage du renouveau des transports publics en surface. Cette dynamique sera également observée durant les années 2000 dans des villes comme Montpellier, Lyon ou Bordeaux où la création de lignes de tramways stimule un retour du vélo. Regroupés sous une bannière nommée de mobilité durable, les déplacements en transport en commun, à pied et à vélo, croissent progressivement, nécessitant une redistribution de l’espace public.
Pour permettre cela, deux enjeux doivent être affrontés en parallèle : l’évolution de l’ingénierie technique et la transformation des habitudes de déplacements. En plus des connaissances nouvelles à acquérir sur chaque mode lorsqu’on souhaite organiser un réseau accueillant, dans un système multimodal, de nouvelles questions techniques font irruption. Faut-il créer des espaces pour chaque véhicule ou faut-il prôner la mixité ? Quel mode doit-on privilégier en situation contrainte ? Pour répondre à ces différentes questions, la nuance s’impose.
Les choix modaux comme les manières de se déplacer évoluent en même temps pour accompagner cette transition. À l’échelle personnelle comme collective, ces évolutions se font à vitesses variables. Pour un individu, la sensibilisation à l’usage du vélo via des collègues permettra de basculer vers son utilisation régulière lors d’un changement de résidence ou lors d’une grève des transports. Une commune, qui conçoit un réseau cyclable accroît progressivement sa chance de convertir au vélo ses néo-résidents, vierges de toutes habitudes sur le territoire.
La place des cyclistes à l’ère de la transition écomobile
Depuis le début des années 2000, les territoires entrent chacun leur tour, à commencer par les centres des grandes villes, dans un processus de transition de leur système de déplacements. Ce passage d’un modèle du « tout-automobile » vers un modèle de « rue pour toutes et tous » est qualifié par l’économiste des transports Frédéric Héran de « transition écomobile ».
Dans cette transition, la marche, le vélo et les transports en commun se redéveloppent à des rythmes différents selon les territoires. Toutefois, l’application du concept de transition permet de discerner plusieurs étapes lors du retour de chaque mode de déplacement : décollage, croissance forte puis stabilisation. À chacune de ces étapes ses spécificités. Les caractéristiques des déplacements, les profils socio-démographiques, l’intérêt des pouvoirs publics ou l’attitude des autres usagers ne sont pas identiques lorsque la pratique d’un mode décolle, croit fortement ou lorsqu’elle se stabilise. L’évolution de l’usage du vélo à Paris depuis une trentaine d’années constitue un cas d’école pour décrypter les singularités de chaque moment.
Au début des années 1990, la municipalité parisienne ne s’intéresse pas à l’usage du vélo. Les revendications des cyclistes sont inaudibles. Il n’existe aucune infrastructure cyclable à l’exception d’itinéraires de loisir dans ses bois. Les mobilisations citoyennes en faveur du vélo sont perçues comme cocasses sans échos médiatiques. L’avis des piétons comme des automobilistes à l’égard des cyclistes ne peut pas être négatif puisque leur faible nombre impose de ne quasiment jamais les croiser. Les autorités ne prévoient pas l’intermodalité entre les transports publics et l’usage du vélo. Malgré ce contexte, les militants cyclistes s’organisent pour que la pratique du vélo décolle.
L’évolution de l’usage du vélo à Paris quitte sa phase de lente croissance au milieu de la décennie. Avec la première fermeture des voies sur berges en 1994, la grève de décembre 1995 puis le premier plan vélo lancé par le maire Jean Tibéri en 1996, la capitale entre dans une phase de forte croissance. Avec ce premier plan vélo, les autorités mettent un doigt dans l’engrenage. L’autorisation donnée aux cyclistes de circuler dans les couloirs bus en 2001, le déploiement de plusieurs milliers de vélos en libre-service avec le lancement de Vélib’ en 2007 puis la fermeture aux automobiles de la voie express rive droite en 2016 engagent à chaque fois davantage les politiques à prendre en compte les besoins des déplacements à vélo. Durant cette période de forte croissance, des choix pourtant récents doivent être renégociés. Les premiers modèles de pistes cyclables pensés en 1996 accueillent avec difficulté un trafic de cyclistes de plus en plus nombreux et de plus en plus variés. La création d’infrastructures peine aussi à suivre une progression exponentielle des déplacements à vélo qui augmente en moyenne de +12 % par an.
Avec cette forte croissance, l’attitude des piétons et des automobilistes évoluent. Le point de vue des premiers oscille entre la bienveillance et l’hostilité, selon que les aménagements soient capables de séparer les usagers. Les voies vertes et les aires piétonnes accueillant des piétons et des cyclistes deviennent dysfonctionnels à certains horaires ou jours de la semaine. La mixité des modes actifs appliquée à un moment où l’automobile était dominante, devient anachronique lorsque la marche et le vélo ont acquis leur légitimité.
Les automobilistes, quant à eux, ne peuvent plus ignorer les cyclistes. Leur présence sur la chaussée, les réductions du nombre de voies pour l’implantation d’aménagements cyclables et le non-respect de certaines règles du code de la route alimentent un mépris. Les médias se saisissent du sujet et entretiennent cette rivalité à coup de titres accrocheurs. L’émission Envoyé Spécial diffuse en 1997 un premier reportage titré « La ville à vélo » dans lequel les cyclistes sont présentés comme des utopistes minoritaires, en 2018 une nouvelle enquête de l’émission est titrée « Autos, motos, vélos : le champ de bataille ».
Stabilisation de la pratique et décès cycliste
D’après une enquête de l’Institut Paris Région réalisée en 2023, le vélo représente 11 % des déplacements réalisés à l’intérieur de la capitale. Ce chiffre est de seulement 4 % pour l’automobile. Lorsqu’on analyse les déplacements fait depuis ou vers la capitale, l’automobile n’a également plus qu’une portion congrue des déplacements des Franciliens : 12 % des trajets entre Paris et la Petite Couronne et 17 % des trajets entre Paris et la Grande Couronne sont faits en automobile. La marche, les transports en commun et le vélo se partagent déjà l’essentiel des déplacements qui concernent la capitale.
D’un point de vue statistique, la période de forte croissance de l’usage du vélo à Paris devrait ainsi bientôt toucher à sa fin puisque les déplacements automobiles sont devenus minoritaires. La croissance de l’usage du vélo ne pourra plus compter sur une baisse de déplacements automobiles. Toutefois, en matière de redistribution de l’espace public, les enjeux demeurent importants. Les pouvoirs publics ont encore du travail pour améliorer les déplacements des cyclistes, en tâchant de ne pas détériorer ceux des piétons ou des usagers des transports publics. La tâche est ardue puisqu’il faut parfois détricoter des choix d’aménagements récents pourtant favorables à ces modes durables, mais qui n’avaient pas suffisamment anticipé leur croissance.
Après s’être inspirée de Londres pour développer au XIXe siècle le trottoir, la ville de Paris regarde Amsterdam pour copier ses aménagements cyclistes. Les techniciens importent dans la capitale française les carrefours et le parking de vélo du modèle hollandais. Ces offres de stationnement, éphémères comme pérennes, ont notamment été installées pour accueillir les flux massifs des Jeux Olympiques et Paralympiques de Paris lors de l’été 2024. En préparation de cet événement, la maire Anne Hidalgo et ses équipes ont aussi déployé de nouveaux aménagements cyclables dans les arrondissements de l’ouest en retard sur la création de pistes où plusieurs sites olympiques étaient installés.
Afin de répondre à cet objectif, la moitié sud du Boulevard Malesherbes s’est dotée d’une piste cyclable livrée au début de l’année 2024, en supprimant des stationnements automobiles en surface. Le projet, qui a subi les critiques des riverains, s’est soumis aux injonctions de la Préfecture. Pour permettre l’accès de véhicules spéciaux au Palais de l’Élysée ou à l’ambassade des États-Unis, la géométrie des bordures de la piste cyclable a dû être redessinée. En s’adaptant aux exigences préfectorales et sans verbalisation systématique, la nouvelle piste cyclable sert régulièrement de raccourcis aux automobilistes pressés.
Lorsque le cycliste Paul Varry rencontre un automobiliste circulant depuis plusieurs mètres sur le nouvel équipement du Boulevard Malesherbes, il est habitué au quartier et aux débats sur la conception d’aménagement cyclable. Il est probable que lorsque Paul Varry interpelle le conducteur du SUV qui l’écrasera, le cycliste ait conscience des faiblesses de l’aménagement cyclable et du fait qu’il faille plusieurs mois pour que les automobilistes les plus téméraires le respectent.
Inscrire le présent dans l’analyse diachronique
L’analyse diachronique rappelle que l’organisation spatiale des rues souhaitée durant les Trente Glorieuses s’inscrit dans une tendance qui précède l’automobile. Le système tout-automobile prolonge un désir pluriséculaire de rationalisation de l’espace public favorisant la vitesse et la circulation. Depuis la fin du XXe siècle, les métropoles françaises entrent dans une phase de transition où les transports en commun, de la marche et du vélo prennent plus de poids. Cette transition, que l’on qualifie d’écomobile, nécessite de remettre en cause un ancien paradigme monomodal au profit d’un modèle de cohabitation de différents modes, dont les besoins sont hétéroclites.
Si une phrase d’apprentissage est nécessaire pour permettre le partage de la rue par les modes qualifiés de durables, celle-ci dépendra de notre capacité à réduire encore la place de l’automobile en ville. En 1968, le géographe Henri Lefebvre disait avec ironie dans Le Droit à la ville : « On saura gré à Haussmann d’avoir ouvert Paris à la circulation. » En 2024, alors que l’Âge d’Or de l’automobile à Paris semble définitivement révolu, les politiques et les urbanistes du XXIe siècle doivent encore trouver comment convertir la ville moderne exigée par Napoléon III en un endroit accueillant pour toutes et tous.