Inondations, canicules, sécheresses : modernité et « retour du refoulé »
Les inondations meurtrières qui ont frappé à l’automne la région de Valence ou très récemment l’Ouest de la France viennent nous rappeler de manière dramatique que les sociétés humaines ne peuvent pas se penser en dehors de leurs rapports avec les éléments naturels. Quelques mois auparavant, des épisodes de sécheresse, plus longs et plus sévères qu’auparavant, touchant des régions du monde que l’on croyait à l’abri de ces phénomènes, avaient déjà commencé à nous alerter.

Sans compter les canicules, particulièrement dangereuses pour les populations les plus fragiles et qui, en outre, pourraient restreindre les activités de nombreux corps de métiers exposés à la chaleur. Et dont les effets sur l’agriculture se font déjà sentir ici et là.
La modifications brutale et spectaculaire du cycle de l’eau est l’une des conséquences du dérèglement climatique, lui-même causé par l’accumulation de gaz à effet de serre d’origine anthropique. La multiplication des inondations et des sécheresses n’est pas un simple accident de l’histoire récente. Tout porte à croire que ces évènements exceptionnels seront de plus en plus fréquents, voire deviendront la nouvelle norme scandant notre quotidien. Si rien n’est fait pour infléchir la trajectoire d’augmentation des températures à l’échelle planétaire, notre climat risque de basculer, par effets en cascade successifs et autorenforçants, dans des situations qualifiées d’« hors de contrôle » (Lenton et al., « Climate Tipping Points – Too Risky to Bet Against », Nature, 2019). Avec comme manifestation la plus visible la généralisation de phénomènes climatiques dévastateurs jusqu’ici considérés comme exceptionnels.
On assiste à ce que l’on peut considérer comme un « retour du refoulé », c’est-à-dire un retour des forces de la nature au cœur même de nos existences et du fonctionnement de nos sociétés. Ce retour du refoulé charrie son lot d’incompréhensions, de peurs, de remises en cause et d’interrogations. Comment faire face à ces manifestations extrêmes, de plus en plus récurrentes et de plus en plus violentes (sécheresses, inondations, pluies torrentielles, typhons) ? Faut-il revoir notre urbanisme, stopper toute nouvelle artificialisation des sols ? Faut-il réinterroger nos modes de vie ? Comment faire face à un manque d’eau qui pourrait conduire à une multiplication des conflits d’usage ? Faut-il dorénavant considérer qu’il est trop tard pour agir sur les causes de ces phénomènes climatiques et se concentrer sur les politiques d’adaptation ?
Pourquoi parler d’un « retour du refoulé » ? Nos sociétés modernes sont fondées sur un rapport d’exploitation, distant et utilitaire, avec leur milieu naturel, donc, par conséquent, avec l’eau. L’eau est canalisée, disciplinée, fortement encadrée par des dispositifs d’ordre industriel. Elle est potabilisée dans des usines, transportée dans des canalisations, distribuée par des réseaux, traitée dans des stations d’épuration. Elle est extraite d’un milieu naturel (nappe phréatique, rivière, fleuve ou cours d’eau), transformée pour acquérir les bonnes propriétés sanitaires, utilisée pour répondre à des besoins et satisfaire à des usages, puis rejetée. La politique publique de l’eau telle que nous la connaissons s’est très largement appuyée sur des dispositifs de transformation industrielle pour répondre à, voire susciter, une demande en eau toujours plus importante.
Cette logique expansionniste s’inscrit dans une époque où l’utilisation intensive des ressources naturelles, à une échelle industrielle, traduit la bonne santé d’une économie et son degré de sophistication. Le commissariat général au Plan ne considérait-il pas, en 1962, que des consommations d’eau élevées étaient un indicateur d’un pays prospère et d’un standard de vie moderne ? Et qu’il fallait que la France, très en retard sur ce point, engage les investissements nécessaires pour mettre à disposition des industriels, des agriculteurs et des ménages des quantités d’eau plus importantes, nécessaires pour accompagner croissance économique et progrès social.
Cette orientation productiviste et industrielle, qui reste encore très largement présente aujourd’hui, a des effets sur les formes d’organisation, sur les institutions et les circuits de financement. Elle modèle et oriente notre action collective en matière de gestion de l’eau.
Elle a également des effets sur la manière dont l’eau est perçue et représentée. Une vision utilitariste prend le pas sur les très anciennes formes d’imaginaire et sur les mythes associés à l’eau, tels que les a notamment explorés Gaston Bachelard (L’Eau et les rêves). Ces anciennes formes de représentation, chargées de sens parfois très profonds, partageaient, dans leur diversité, un point commun, celui de donner à l’eau un pouvoir (un ascendant) sur les destinées humaines, individuelles et collectives. Ce pouvoir étant tantôt vu comme positif (eau fertile, source d’abondance), tantôt comme négatif (eau meurtrière, dévastatrice, menaçante), mais toujours présent, sans que l’on puisse s’en défaire ou s’en accommoder. En cela, ces anciens rapports à l’eau sont représentatifs d’un état de dépendance des conditions de vie aux éléments naturels et à leurs manifestations (pluie, sécheresse, chaleur, froid).
On peut lire l’histoire des pays développés depuis la révolution industrielle comme une lutte incessante de l’humanité pour s’arracher aux contingences et aux limites imposées par le milieu naturel.
Notre ère industrielle redessine cette représentation. L’eau, domestiquée, canalisée, est traitée comme une matière première, un intrant dans la machine économique. Elle a dorénavant vocation à être disponible partout, tout le temps, à volonté, mais sans débordement ni pénurie, régulière comme une horloge. Ce faisant, elle se voit retirer la force symbolique qui la caractérisait auparavant.
Elle entre dans le champ industriel de la standardisation et de la domestication. Elle sert à satisfaire les besoins des industries, de l’agriculture, de l’énergie, des villes et des villages. Elle constitue une de ces matières premières qui entrent dans les processus de transformation et de production de biens et de services. De ce fait, elle s’éloigne, physiquement et symboliquement, de son milieu, du territoire, du bassin versant et des conditions géologiques qui déterminent sa disponibilité, son étiage, son débit, ses crues, ses voies de passage et ses flux. Elle ne s’inscrit plus dans le rythme des saisons, se détache de ses variations naturelles, n’entretient plus de relations autres qu’utilitaires avec les sociétés humaines. Elle devient comme extérieure à notre monde moderne. De maître, elle est devenue serviteur.
Le changement de notre rapport à l’eau n’est qu’une des manifestations de l’élan modernisateur qui caractérise nos sociétés. Les processus socio-économiques et symboliques d’émancipation qui sont indissociables de notre conception du progrès humain ont des impacts sur nos rapports avec le milieu naturel, donc avec l’eau. On peut lire l’histoire des pays développés depuis la révolution industrielle comme une lutte incessante de l’humanité pour s’arracher aux contingences et aux limites imposées par le milieu naturel. Émancipation vis-à-vis des capacités des terres agricoles à produire suffisamment de nourriture ; émancipation vis-à-vis des capacités des forces humaines et animales pour produire de l’énergie ; émancipation vis-à-vis des équilibres malthusiens, de l’immobilisme et du primat de la coutume et de la tradition. De ces luttes, largement victorieuses, découle notre changement de rapport à l’eau.
L’eau est largement invisibilisée, elle est sortie de notre quotidien, elle circule dans des tuyaux enterrés, passe de l’usine de potabilisation ou de la nappe phréatique au robinet pour être réexpédiée dans un centre de traitement. Les fleuves et les rivières sont aménagés, les berges bétonnées, les cours d’eau détournés. Nous ne dépendons plus des précipitations (trop abondantes ou, au contraire, trop rares) pour notre subsistance, pour étancher notre soif ou pour assurer le bon fonctionnement des rouages de l’économie. L’entrée de l’eau dans le monde moderne en a fait une matière première, contrôlée, maîtrisée, en quantité et en qualité.
Domestiquée dans ses manifestations et extraite des milieux naturels en fonction des besoins à satisfaire, la ressource en eau est exploitée sans réelle prise en compte de ses capacités de renouvellement actuelles et futures. Et avec l’idée que les avancées technologiques permettront, sans doute raisonnable, de répondre aux risques éventuels de pénurie et de faire face de manière efficace et rationnelle à la dispersion de nouveaux polluants dans les milieux. La domestication de l’eau, l’accroissement continu des prélèvements participent à la croyance partagée d’un monde en expansion, sans frein ni limite. Et qui trouve en lui-même les solutions aux problèmes qu’il génère.
Avec le dérèglement climatique, tout ceci change. Les risques de pénurie, de manque d’eau refont surface. Les catastrophes naturelles se multiplient, les événements extrêmes s’enchaînent. L’eau, que l’on croyait domestiquée, redevient sauvage, indomptée, libérant des énergies destructrices. Ces énergies, qui avaient été refoulées, contrôlées, apprivoisées, dans les faits et dans les représentations, reviennent sur le devant de la scène, bouleversent nos quotidiens et assombrissent l’avenir.
Au-delà des conséquences dramatiques que cela implique, ce « retour du refoulé » rend compte d’un vrai basculement, celui de la fin de la modernité. En se déchaînant, les forces de la nature remettent en cause le postulat d’une émancipation, d’un éloignement de l’humanité (on pourrait dire d’une indifférence) des conditions matérielles qui fondent son existence. L’eau, comme les autres éléments qui composent le monde naturel, ne peut plus être considérée comme étant assujettie à la volonté humaine, elle échappe à la domestication, elle revient pour interagir, ici de manière tragique, avec nos sociétés.
Ce qui a deux grandes conséquences. D’une part, des limites sont réintroduites. Finie l’expansion illimitée, l’exploitation sans borne, l’urbanisme sans contrainte. On repasse d’un monde aux potentialités illimitées (favorisées par l’imagination humaine, l’innovation, le progrès technique) à un monde qui doit tenir compte d’éléments naturels qui le contraignent et pour lequel gagne un sentiment d’impuissance. D’autre part, l’avenir s’assombrit. L’espérance d’un monde meilleur, d’un futur se libérant de ces « éternelles lois » de l’asservissement aveugle et résigné à la terre qui « entrouvre ses abîmes » (Voltaire, « Poème sur le désastre de Lisbonne ») est questionnée. Faut-il se résigner à la multiplication de ce type d’évènements extrêmes ? Doit-on simplement raisonner en termes d’adaptation et d’aménagement des contraintes et abandonner tout projet prométhéen ?
C’est à tout cela que renvoient les inondations et sécheresses récentes et c’est probablement la cause de la difficulté collective que nous avons à trouver une réponse à ces phénomènes dans le cadre de nos modes de pensée, construits sur l’idée d’un progrès émancipateur pour les sociétés humaines, mais au prix d’un asservissement de la nature.
On le dit souvent, nous sommes dans une situation de dissonance cognitive vis-à-vis du dérèglement climatique. Une prise de conscience maintenant généralisée de la gravité du phénomène, mais qui ne se traduit pas en actes, en inflexions de politiques publiques qui seraient à la hauteur des enjeux. Cette dissonance cognitive est probablement l’un des facteurs principaux de la timidité, voire de l’immobilisme qui caractérise l’action collective en matière de changement climatique.
Nous faisons l’hypothèse que cette dissonance cognitive, pour être traitée, doit être comprise non dans une exploration plus ou moins hasardeuse des ressorts psychologiques des comportements humains, mais comme la conséquence de la difficulté (voir de l’impossibilité ontologique) de notre monde moderne à considérer la nature autrement que comme une ressource à exploiter. Puisque c’est exactement sur cet asservissement des forces naturelles que le mouvement émancipateur qui est au cœur de la modernité prend appui pour se déployer.
NDLR : Christophe Defeuilley a récemment publié La Politique publique de l’eau. Gouverner un bien commun aux éditions du Bord de l’eau.