L’accueil de l’autre
Comment répondre au grand défi du pacte inaliénable d’hospitalité dans l’épopée de l’humanité alors que se multiplient les refus, les rejets, les murs, les enclaves et les camps à l’encontre des déplacés, des migrants fuyant des conditions de vie insupportables ? Le journaliste écrivain Éric Fottorino[1], engagé sur ces questions, en vient à dénoncer des états « devenus cannibales » et les « crimes d’indifférence ». Rappelons qu’a été édicté en République française fondée sur les principes indivisibles de liberté, égalité, fraternité, un délit d’hospitalité ! Par quels récits, imaginaires et alliances résister alors à l’immonde[2] ? Quelle boussole existentielle dans l’incertitude, la désorientation et la désolation ? Quels nouveaux terrains d’entente pour accueillir l’autre ?

« Abriter l’autre homme chez soi, tolérer la présence des sans-terre et des sans-domicile sur un “sol ancestral” si jalousement, si méchamment aimé, est-ce le critère de l’humain ? Sans conteste »[3] déclare le philosophe Levinas pour qui faire acte d’hospitalité, c’est accueillir de manière absolue le visage de l’autre dans son altérité irréductible et infinie, lui redonner un visage – difficulté extrême qui sollicite le propre de l’humain. « L’autre me regarde » écrit-il.
L’hospitalité en tension entre inconditionnalité et conditionnalité
Les textes religieux et littéraires ont célébré à travers les temps la loi immémoriale et sacrée de l’hospitalité comme instauratrice, avec l’interdit de l’inceste, de civilisation. Ainsi les récits de l’Odyssée relatent une longue suite d’accueils d’Ulysse au cours de son voyage, certains ayant donné lieu à des manquements à l’hospitalité (chez les Lotophages ou le Cyclope par exemple) ou à bien des ambivalences (chez Circé et Calypso).
Dans son beau texte de 1900-1902 intitulé « L’étranger »[4], Simmel introduit cette figure en tant qu’incarnant, grâce à un voile d’inconnu, une page blanche sur laquelle peuvent s’inscrire de nombreuses histoires de vie. Attirant l’attention sur les puissances de l’hospitalité, son éloge de l’accueil de l’étranger va à l’encontre de tous les discours porteurs de défiance, de rejet, de peur et de haine, qui se répandent dangereusement en des temps de grandes migrations, poussant sur le chemin de l’exil des populations victimes des changements climatiques, des guerres, des persécutions, des famines.
Si l’hospitalité a été pensée par Derrida comme inconditionnelle dans son essence, elle est dans les faits conditionnelle : prise, comme magistralement traité dans les séminaires qu’il a consacrés à ce thème[5], dans la tension contradictoire entre ces deux pôles, leur « co-implication ». Le concept d’hospitalité y a été cartographié en termes de frontière, d’« étrange familier », de voisinage, d’étranger, d’ennemi, de droit, de politique, de démocratie, de souveraineté, de privé et de public.
L’objectif est de « trouver des “schèmes” intermédiaires pour faire que le désir et la loi de l’hospitalité absolue et juste trouvent à se déterminer effectivement dans des révolutions et des réformes, dans des transformations réelles du droit et de la politique, pour qu’en un mot l’hospitalité absolue devienne aussi habitable que possible ». C’est que deux strates s’entremêlent à propos de l’hospitalité de l’autre et de l’accueil des déplacés : celle d’une mise à l’abri en urgence et celle de l’instauration politique de possibles installations et de conditions d’accueil.
La condition humaine avec Hannah Arendt
Exploratrice de la « condition humaine » dans laquelle elle traite de la dimension politique, Hannah Arendt propose des analyses à même de préparer des formes de résistance face au pire, voire des possibilités de reconstruction d’une « vie politique » sans présager de ce qu’elle pourra être[6]. Condition n’est pas détermination. L’être humain capable de politique en a besoin pour devenir pleinement ce qu’il peut être, mais l’espace politique s’ouvre exceptionnellement. La politique n’est pas consubstantielle à l’être humain ou à l’humanité. C’est dire que la politique résulte d’une certaine activité qui relève de l’ouverture d’un espace public, de la comparution, dont résulte le surgissement d’un Monde.
Selon Arendt, la spatialité du politique qui prend naissance dans l’espace entre les hommes n’est pas une métaphore. C’est dans la suspension du politique, retrait ou abolition, que s’origine l’expansion des déserts contemporains, processus nommé « acosmisme », aliénation du monde, non pas celui des sphères célestes, mais celui de la pluralité humaine. Il n’y a de politique que parce que les hommes existent au pluriel et peuvent se parler. En effet, « dès que le rôle du langage est en jeu, le problème devient politique par définition, puisque c’est le langage qui fait de l’homme un animal politique »[7]. C’est ce qui permet à la pluralité des hommes de se comprendre et de partager l’interpellation. Alors un Monde surgit entre eux.
Arendt compare ce Monde à une table dans la Condition de l’homme moderne. Car, comme une table, il est un artefact (ce que n’est pas la Terre). La table comme le Monde à la fois relie et sépare les êtres humains. C’est l’ouverture d’un inter-esse ; voire même d’un dés-inter-essement, jeu de mots que crée Levinas, mais qui convient bien aussi à la pensée arendtienne. En effet dans cet inter-esse politique, les humains se préoccupent d’autres choses que de leurs intérêts privés. L’espace politique est donc réunion et séparation. Mais ce qui est le plus constant, c’est le « désert » des temps sombres. Et il ne s’agit pas forcément alors du désastre et de la désolation, de la catastrophe des totalitarismes. Non, il s’agit de l’interruption de la politique comme possibilité d’action et de parole, comme espace ouvert entre les êtres humains, comme Monde commun. Ou, plus précisément, de la clôture de cette possibilité de surgissement et de parution où réside le politique.
En lisant Kant, Arendt découvre en quoi la beauté est aussi une condition d’habitabilité. Kant avait en effet amorcé la perspective d’un citoyen du monde engageant avec l’hospitalité à l’étranger et à l’imprévisible une communauté esthétique[8]. Arendt émet une extraordinaire hypothèse, selon laquelle la beauté et le jugement esthétique ouvrent un espace commun qui est sinon politique, du moins pré-politique. Avec la beauté c’est le monde qui apparaît, « le monde qui est habité par les hommes »[9].
Or la beauté est perçue par la pluralité des êtres humains. Étant politique, elle appartient au Monde, défini par le séjour, l’habitabilité, offrant aux mortels comme une patrie immortelle par le relais des œuvres. Cette immortalité n’exclut cependant pas une essentielle fragilité. En citant le début de l’Enquête d’Hérodote, Arendt rappelle que l’œuvre est là pour conserver ce qu’il y a eu de grand dans les paroles et les actions des hommes, seraient-ils « barbares ». Paul Ricœur qui préface la Condition de l’homme moderne a sans doute puisé là (autant que chez Aristote) une de ses intuitions sur le caractère fondamental de la mise en récit, qui contribue à faire tenir la permanence d’un monde commun.
Arendt est ainsi fidèle à l’« insociable sociabilité des hommes »[10] de Kant – à propos de laquelle il importe de revenir aujourd’hui. Jamais la confusion n’a été si grande entre groupe social et entité politique, socialisation et politisation. Faisant le procès du nihilisme moderne, la philosophe s’est fortement impliquée dans le souci du monde, l’amor mundi. Dans l’expérience même du déracinement, nous sommes préservés de la désolation par l’amor mundi. Cela aucune désolation, aucune déréliction, même si « le désert croît », ne peut le faire disparaître. Le consentement et le désir, la volonté d’un « vivre ensemble » précèdent toute institution politique – et c’est cela qui reste largement négligé.
Il n’est donc pas étonnant que la condition primordiale d’un monde partagé soit oubliée. Mais cette expérience ne se laisse appréhender qu’en pointillés, explique Arendt, comme dans l’expérience de la cité grecque, l’expérience de la Révolution Française, Budapest (1956), la résistance au nazisme, la désobéissance civile…, des lieux et moments où le politique a surgi au grand jour.
Entre appartenance à un monde commun, retrait et grands partages
Qu’on les appelle les déplacés, les déracinés, les migrants, les émigrés, les exilés, les réfugiés, ils réclament moins la compassion, l’amour (qui n’est pas pour Arendt un sentiment politique) que l’appartenance à un monde commun. Sans doute réclament-ils un territoire. Et un territoire plus habitable que le bois de Vincennes en hiver pour les sans-abris, ou la bande de Gaza en toutes saisons. S’il est question d’habitabilité au premier chef, cette dimension n’est pas séparable de l’accès à la fois à un monde d’apparition politique et à un espace de retrait. Le psychiatre et psychanalyste Jean Oury, qui a créé avec son ami le philosophe Félix Guattari la clinique de La Borde, considérait qu’« être au plus proche, ce n’est pas toucher : la plus grande proximité est d’assumer le lointain de l’autre ».
Vivant dans un nouveau régime climatique et dans la prise de conscience des zones critiques des conditions de vie, les grands partages[11] sont chamboulés. Se trouvent désormais remises en question les séparations entre nature et culture, entre êtres humains et non humains, entre soi et les autres. Des formes inédites d’hospitalité et des figures d’hybridations, de limites et de cohabitations sont en jeu, en termes aussi bien d’échelles de pratiques, de situations, de places, d’espacements. Et ce à partir du sursaut éthique, esthétique et politique[12] du prendre soin[13] au cœur des manières coexistentielles de penser et de se comporter.