Face au narcotrafic et à une consommation galopante, dépénalisons l’usage de drogues
«Ce n’est pas une campagne de sensibilisation mais de culpabilisation que je lance aujourd’hui », a déclaré le ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau, jeudi 6 février, en insistant clairement sur le fait qu’il n’était pas ministre de la Santé. C’est donc dans la même direction que nous allons continuer. Dénoncer, culpabiliser et punir. Dommage. On aurait pu avoir une politique des drogues. On aurait pu agir et soigner notre société. C’est la communication et la morale du bien-pensant-qui-laisse-mourir qui a gagné.
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Le modèle répressif français en matière de stupéfiants, en vigueur depuis plus de cinquante ans, montre, en effet, aujourd’hui plus que jamais, ses limites. En dépit d’un arsenal pénal parmi les plus rigoureux d’Europe, la consommation de drogues atteint des niveaux record en France.
Face au constat de cette inefficacité et aux coûts exorbitants de la répression, j’ai déposé une proposition de loi visant à dépénaliser l’usage de (toutes les) drogues afin d’inscrire la réponse publique dans une approche de santé et de prévention. Un revirement à cent quatre-vingts degrés qui s’inspire des succès rencontrés dans d’autres pays, à l’instar du Portugal.
« Nul n’a le droit de consommer de la drogue »
Le modèle répressif actuel repose sur la loi du 31 décembre 1970 qui pénalise l’usage de stupéfiants. Cette loi, issue de deux initiatives parlementaires sur la répression des drogues, fut ensuite largement enrichie par les députés, et notamment par Pierre Mazeaud, rapporteur Union des démocrates pour la République (UDR) pour l’Assemblée nationale, avec l’établissement d’un pan sanitaire. La loi prévoyait, en effet, qu’en cas d’un usage illicite de stupéfiants, détecté par la police ou un médecin, l’usager·e serait placé·e sous la surveillance de l’autorité sanitaire. Le gouvernement a souhaité ajouter, par amendement, la pénalisation de l’usage pour « équilibrer » les dispositions sanitaires. Dans la loi de 1970, par l’injonction thérapeutique, l’usager·e a en effet le choix entre le sevrage et la sanction pénale. Alternative complètement dysfonctionnelle puisque ce choix est de facto inexistant, qu’il induit mensonges et rechutes et, in fine, sanctions.
L’alors député Pierre Mazeaud rappelait, en première lecture, que la loi était construite sur le concept, alors discuté par les experts, de « châtiment différencié » : « peine draconienne pour le trafiquant, sanctions sociales sous forme de traitement obligatoire pour le toxicomane, étant entendu que la possession d’une substance interdite pour la consommation personnelle doit rester une infraction, sinon la société ne pourrait pas intervenir ni même obliger le toxicomane à se soumettre à un traitement ».
Si les motivations du législateur, en 1970, paraissent plus morales que réalistes, il faut noter que c’est malgré tout la santé qui a prévalu lors de la rédaction de cette loi. Le législateur a ainsi opéré, à l’Assemblée comme au Sénat, une stricte distinction entre le trafiquant et l’usager, considéré comme un malade à guérir. Si cette vision est pour le moins réductrice, il faut saluer les propos de Pierre Mazeaud, qui concluait ainsi son intervention en première lecture : « Dans aucun pays la répression n’a réglé le problème des toxicomanies. […] Si nous n’y prenons pas garde, nous allons rejeter, enfermer à nouveau, tout un groupe social dont l’erreur est de ne pas être dans la norme du moment. Mais, en le faisant, c’est nous-mêmes que nous condamnerions, car il s’agit tout banalement de nos propres fils. »
Pourtant, nul n’a semblé porter attention aux propos du député, qui deviendra, plus tard, président du Conseil constitutionnel.
La stratégie Darmanin-Retailleau : une surmobilisation de la police et de la justice concentrée sur les usagers au profit des trafiquants
Issus de la même famille politique que Pierre Mazeaud, les ministres de l’Intérieur et de la Justice, Messieurs Darmanin et Retailleau, ne portent pourtant pas du tout la même vision de la politique des drogues que ce premier. Pour eux, plus aucune mention sanitaire, mieux vaut la répression « XXL ».
En 2023, et en constante augmentation, plus de 1,72 milliard d’euros ont été alloués à la répression de la consommation de stupéfiants en France. Ce budget colossal est absorbé par des opérations policières, des procédures judiciaires et des peines d’incarcération qui, en réalité, ciblent majoritairement des consommateurs et consommatrices plutôt que des trafiquants. Parmi les cent soixante-deux mille deux cent quatre interpellations pour infraction à la législation sur les stupéfiants en 2020, 81 % concernaient uniquement l’usage simple, selon la mission d’information de l’Assemblée nationale relative à la réglementation et à l’impact des différents usages du cannabis. La rapporteure de la mission d’information estimait, elle aussi, « que ces efforts ciblent de manière excessive la répression des usages au détriment de la nécessaire lutte contre les trafics ». Ainsi, cette focalisation sur les usagers détourne les forces de l’ordre et la justice de leur mission première : démanteler les réseaux criminels et lutter contre le trafic à grande échelle.
Embarqués dans cette guerre à la drogue et amenés à suivre une cadence de plus en plus rapide, les services de police et de justice sont fortement mis à contribution. Entre 2016 et 2020, près d’une personne sur cinq (18 %) mise en cause par la police et la gendarmerie l’était pour des infractions liées à la législation sur les stupéfiants, très majoritairement (81 %) pour du simple usage. La justice est également fortement sollicitée sur les questions liées aux stupéfiants. Le taux de réponse pénale pour les infractions d’usage atteint 98,2 %. Les tribunaux, déjà surchargés, voient la situation se détériorer : entre 2004 et 2018, le nombre de condamnations a plus que doublé, passant de trente-quatre mille à soixante-seize mille huit cent quatre. Dépénaliser le simple usage de drogues permettrait également de les désengorger, leur offrant la possibilité de se concentrer sur leur mission prioritaire : lutter contre le narcotrafic.
Les opérations « place nette » incarnent l’ultime soubresaut d’un modèle répressif incarné par le duo Darmanin-Retailleau. Ces opérations de communication, largement médiatisées, servent davantage à maintenir une illusion de contrôle, et d’action publique, plutôt qu’à produire des changements concrets. Elles ne sont utiles qu’à créer une image sécurisante de celui qui les orchestre, ministre de l’Intérieur après ministre l’Intérieur, sans qu’à ce jour aucun résultat ne soit convainquant – ni en termes de santé, ni en termes de sécurité –, bien au contraire.
La commission d’enquête du Sénat sur l’impact du narcotrafic en France a elle-même étrillé les opérations « place nette » de Monsieur Darmanin, en pointant les fiascos tant sur les retombées judiciaires que sur la coordination inexistante police-justice, en passant par les – faibles – saisies effectuées et les effets sur le trafic. Enfin, ces opérations n’ont strictement aucune répercussion sur la consommation de drogues, et encore moins sur l’accompagnement sanitaire et social des usager·es.
Une répression qui ne réduit pas la consommation ni ne « guérit » les « toxicomanes »
En effet, les chiffres démontrent que cette politique répressive a eu un impact contreproductif compte tenu de la volonté de ceux qui la pilotent. Selon l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT), près de 50,4 % des Français âgés de 11 à 75 ans ont déjà consommé du cannabis et 9,4 % des adultes ont expérimenté la cocaïne en 2023, contre seulement 1,8 % en 2000. Ce constat soulève une question fondamentale : à quoi sert une législation si elle échoue à endiguer le phénomène qu’elle prétend combattre ?
La répression des consommateurs a également des conséquences sanitaires et sociales désastreuses. De nombreuses personnes dépendantes renoncent à se tourner vers des professionnels de santé par crainte d’être stigmatisées, voire poursuivies. Ainsi, 42 % des usager·es régulier·es de cannabis n’ont jamais consulté un spécialiste en addictologie.
Pour tout dire, le budget alloué à la Santé en matière de drogues, en comparaison de celui dédié à la répression, est nettement inférieur. En 2018, les programmes de prévention, y compris ceux centrés sur la seule affirmation de l’interdit pénal, représentaient à peine plus de trois cent trente millions d’euros. Ce montant est six fois inférieur au budget consacré à la répression, qui elle-même dissuade les usager·es de se faire accompagner. On tourne en rond : l’approche répressive nous a détournés des véritables enjeux : la santé publique, la réduction des risques, la prévention et la réinsertion sociale.
La prédominance du ministère de l’Intérieur sur celui de la Santé sur ce sujet s’est accentuée de manière extrêmement dangereuse ces dernières années. Alors que le premier égrène les plateaux de télévision pour intensifier et marteler une guerre sans fin à la drogue, jusqu’à faire porter le terrorisme sur le ou la simple usager·e, le second est aux abonnés absents. Dernier exemple en date : la campagne de culpabilisation et de peur lancée par Monsieur Retailleau, indiquant clairement que le responsable était bien l’usager·e. Le même Retailleau qui se félicitait au Sénat, il y a quelques jours, de ne pas impliquer l’usager·e dans la lutte contre le narcotrafic : tout cela est bien incohérent.
Par ailleurs, il ne faut pas oublier la dimension raciale et sociale car ce sont les populations déjà discriminées qui sont les plus touchées par la répression. Les personnes en situation de grande précarité (gagnant moins de trois cents euros par mois) ont 3,3 fois plus de risques que la moyenne d’être condamnées à de la prison ferme pour infraction à la législation sur les stupéfiants. Loin de constituer une mesure dissuasive, l’amende forfaitaire pèse surtout sur les populations précaires, accentuant les inégalités sociales de santé, et surtout sur les jeunes hommes perçus comme noirs ou arabes, vingt fois plus contrôlés que les autres. Une approche purement punitive s’avère donc non seulement inefficace, mais aussi profondément injuste.
Une autre politique des drogues est possible
La France n’a pas toujours été le pays répressif qu’on connaît aujourd’hui. Avant la loi de 1970, la pénalisation ne concernait que certains usages spécifiques, en particulier la consommation en réunion, pour éviter le développement de fumeries d’opium. On pourrait ainsi dire que la pénalisation n’est qu’une courte parenthèse de l’histoire de France, introduite après la présidence de Charles de Gaulle. Qui imagine le Général consommer de la drogue ? Pourtant, il n’en aurait pas été inquiété. Aujourd’hui, théoriquement, la consommation de drogues est pénalisée. Ainsi, les parlementaires qui prennent de la cocaïne, par exemple, comme le suppose, sans doute à bon escient, le maire de Grenoble, Éric Piolle, sont censés être sanctionnés. Mais voilà, la sanction, sauf exception, est réservée aux plus désocialisés.
Dépénaliser l’usage de drogues, c’est sortir de cette « guerre à la drogue », qui ne vise, aujourd’hui, que les consommateurs et consommatrices en difficulté, et instaurer un nouveau regard social sur la drogue et ses usager·es. Sortir la consommation – et uniquement la consommation – du registre pénal permet de remettre la santé au cœur des enjeux.
Dépénaliser l’usage de drogues, c’est affronter le problème en face et cesser d’être aveugle sur la réalité du terrain, c’est pouvoir, ainsi, mener de réelles campagnes de prévention, de réduction des risques, de soin et de réinsertion sociale. Faire preuve de courage politique reviendrait à admettre l’échec pour essayer une nouvelle politique en matière de drogues, même si cela a l’air d’être chose impossible au plus haut niveau de l’État. Les décideurs publics sont aujourd’hui enfermés dans un cercle vicieux où l’échec des politiques répressives justifie toujours plus de répression.
Ce jusqu’au-boutisme idéologique gèle depuis des années des avancées en matière de santé publique. Ainsi du développement du cannabis médical, dont l’expérimentation ne cesse d’être rallongée car sa généralisation inquiète, par capillarité avec son usage récréatif, au sommet de l’État, ainsi, aussi, du développement de haltes soins addictions, de salles de consommation à moindres risques, dont l’efficacité a été maintes fois prouvée, encore dernièrement dans un rapport de l’administration commandé par les ministères de l’Intérieur et de la Santé, qui a été… enterré.
Le VIH/sida et la réduction des risques pour éclairer la politique des drogues : « Mon corps, mon choix »
Pour autant, la dépénalisation de l’usage ne règlera pas le « problème de la drogue ». Il ne règlera ni la présence toujours plus importante d’un trafic criminel, ni les enjeux sanitaires et sociaux autour de la consommation et de la dépendance aux substances psychoactives. Mais la dépénalisation, en plus de casser le cercle vicieux du « toujours plus répressif », qui ne mène nulle part, ouvre la voie à deux chemins.
D’abord, la proposition de loi que j’ai formulée au Sénat ne supprime pas simplement la pénalisation, mais y substitue un parcours médico-social : les usagères et usagers de drogues seront convoqué·es à une commission d’évaluation et d’orientation vers l’accès aux soins et la réinsertion sociale le cas échéant. Formée de trois professionnels du droit, de l’addictologie et du social, cette commission, dont je souhaite qu’elle siège dans les établissements spécialisés de la réduction des risques de l’usage de drogues, permettrait d’envisager la consommation de drogues d’abord comme un enjeu de santé et comme un enjeu social.
Ensuite, la dépénalisation ne constituerait pas un simple retour à la législation précédant la loi de 1970. Les politiques de santé ont évolué depuis 1970, notamment depuis le début de l’épidémie de VIH/sida. Le développement, dans des circonstances extrêmement difficiles et à rebours des politiques d’État, du patient-expert et de la démocratie sanitaire ont chamboulé une approche de la santé publique encore trop proche de l’approche étatique de la santé comme biopouvoir, que Michel Foucault a défini.
La dépénalisation de l’usage ouvre ainsi l’interrogation amenée par le précepte, longtemps clamé par les féministes et les militant·es de la lutte contre le VIH/sida : « Mon corps, mon choix. » Ce ne serait plus, ainsi, à l’État de définir la norme des drogues qu’il est acceptable de consommer, mais au système de protection sociale d’accompagner et d’éclairer les citoyennes et les citoyens dans les choix qu’ils souhaitent faire en matière de consommation. Au fond, il s’agit de rapprocher la logique de prévention des drogues dites illicites de celle des drogues licites, alcool et tabac, dont la toxicité ne peut pourtant plus être mise en doute.
Faut-il le répéter, il ne s’agit pas, ni dans ma proposition de loi, ni dans cette réflexion, de nier les dangers de la consommation de drogues ou de simplement dire : « Vive la drogue ! », mais de replacer la citoyenne et le citoyen au cœur de la politique des drogues, dans une approche qui cesse de voir dans l’usager un « toxicomane » ou un « malade » et qui considère, plutôt, un individu libre qu’il convient d’informer, de prévenir et d’accompagner.
L’exemple du Portugal : le succès de la dépénalisation
L’exemple du Portugal est singulier en Europe, avec une importante réforme, en 2001, qui dépénalise l’usage de drogues – dont la proposition de loi que j’ai déposée s’inspire –, en faisant prévaloir une approche résolument sanitaire et sociale des usager·es.
Dans un contexte de fort développement de l’usage et de la dépendance à l’héroïne (environ 1 % de la population) et de multiplication des scènes ouvertes de consommation (le pays était l’un des pays d’Europe avec la plus grande prévalence d’usages problématiques de drogues dans les années 1980), le pays enclenche, avec le soutien de l’opinion publique, un changement de braquet pour répondre à la crise qu’il traverse.
Ainsi, les objectifs principaux paraissent absolument novateurs pour l’époque : éviter l’incarcération des usager·es afin de réduire l’engorgement des prisons, favoriser la prévention et faciliter l’accès aux soins et à la prise en charge sociale des usager·es de drogues ; avec un succès inégalé : le nombre d’héroïnomanes a été divisé par deux et le taux de mortalité lié aux drogues est, aujourd’hui, le plus faible d’Europe, quatre fois inférieur à la moyenne européenne ; moins de 10 % des jeunes portugais·es sont usager·es de drogues illicites… soit quatre fois moins que les jeunes français·es.
Le coût social lié à la consommation de drogues a quant à lui diminué de 12 %, en moyenne, dans les cinq ans suivant la réforme et de 18 % depuis 2010. Cette réduction inclut les dépenses publiques (notamment grâce à la réduction significative des coûts liés au fonctionnement du système pénal, avec les coûts des procédures en matière d’usage), mais également les pertes de revenus causés par les incarcérations des délinquants.
Quand la France va-t-elle se réveiller pour sauver ses enfants de drogues de plus en plus dangereuses, dont les nouvelles molécules fabriquées par les laboratoires pharmaceutiques ou par les mafias sont de plus en plus addictives et dangereuses ? Autrement dit, quand le trio perdant « communication-répression-spectacle » va-t-il céder la place à une politique des drogues réaliste, humaniste et fonctionnelle en termes de sécurité publique ?