Faire du foncier un bien commun
Le 7 novembre dernier, la Kermesse de l’Immobilier Social et Solidaire (KISS) s’est tenue à Césure, un tiers-lieu transitoire dans l’ancienne université de la Sorbonne Nouvelle à Paris, géré par la coopérative d’occupation transitoire Plateau Urbain. Cet événement a réuni trois mille participants, pour la plupart des acteurs engagés politiquement pour favoriser l’émergence de lieux alternatifs et solidaires, creusets d’invention d’une société post carbone. Ces lieux visent à héberger les plus fragiles, à préserver des terres cultivées, à fabriquer localement et réparer des objets, à créer des lieux de convivialité…

Au-delà de cette conviction que ces « lieux-projets » sont indispensables pour penser et éprouver un monde en transition, les participants à la KISS ont un autre point commun : ils ont décidé de se frotter sérieusement aux enjeux fonciers et immobiliers, devenant des experts d’un domaine traditionnellement jugé aride et considéré comme une pure activité de marché, reposant sur des mécanismes spéculatifs. La KISS, premier épisode d’une rencontre annuelle, était une fenêtre ouverte vers une communauté d’acteurs décidés à faire de l’immobilier un domaine régulé pour certaines activités.
Dans les lignes qui suivent, nous partageons notre analyse de ce qui se joue aujourd’hui autour de ces lieux d’utilité sociale. Nous interrogeons notamment la pertinence de constituer de nouvelles alliances entre ces acteurs présents à la KISS, majoritairement acteurs de l’économie sociale et solidaire (ESS) ou acteurs publics.
Faire du foncier un bien commun : le pari des foncières solidaires
Le foncier et l’immobilier solidaires, c’est déjà une longue histoire. Celle-ci puise ses racines dans des mouvements aussi différents que la philanthropie, le socialisme municipal ou les contestations militantes de la propriété. Dès les années 1990, des organisations comme Habitat et Humanisme ou Solidarités Nouvelles pour le Logement (SNL) ont démontré qu’il était possible de contribuer au logement social au travers d’un engagement citoyen. Elles luttent contre le mal-logement en créant des logements abordables pour les personnes précaires et en leur proposant un accompagnement social personnalisé. Leur fondement est ce qu’on appelle une foncière solidaire, c’est-à-dire une structure qui acquière, rénove et détient des biens immobiliers sur le long terme, les soustrayant ainsi à la spéculation et les dédiant durablement à l’habitat social.
De manière similaire, le monde agricole a vu naître, une dizaine d’années plus tard, le projet Terres de Liens, qui a permis de protéger des milliers d’hectares de terres agricoles contre la spéculation tout en soutenant une agriculture biologique et locale.
Là-aussi, cette foncière solidaire repose à la fois sur l’implication de bénévoles et sur la mobilisation de l’épargne solidaire de particuliers. Qu’il s’agisse de Terres de Lien, de SNL ou d’Habitat et Humanisme, ce financement existe en grande partie grâce à un crédit d’impôt pour les particuliers qui placent leur épargne dans ces projets. C’est ce régime fiscal qui a permis le développement de levées de fonds dites citoyennes, avec un certain succès : aujourd’hui, il existe plus de 200 foncières solidaires qui se financent de la sorte.
La nouveauté, incarnée à la KISS, est à chercher dans un double mouvement de massification et d’élargissement : en effet, si ces modèles ont pu aider à préserver le foncier agricole ou faciliter l’accès au logement des plus fragiles, pourquoi ne pas les appliquer à d’autres activités également utiles socialement et tout aussi faiblement lucratives ? Les lieux de l’économie circulaire (ressourcerie, ateliers de réparation, plateformes de réemploi de matériaux), les tiers-lieux, les boutiques solidaires, les espaces de production et de diffusion culturelles en sont autant d’exemples parce qu’ils ne sont pas ou plus assez aidés par le public tout en ayant les plus grandes difficultés à se loger dans un marché de plus en plus cher.
C’est ce que nous avons exploré dans notre ouvrage Murs Solidaires[1]. Nous avons eu besoin de l’écrire car nous étions à la fois préoccupés par la fragilité de ces lieux d’utilité sociale pourtant plus nécessaires que jamais mais aussi plein d’espoir face au fourmillement d’initiatives pour faire émerger et/ou consolider ces lieux.
Parmi ces initiatives, citons par exemple le pari de Villages Vivants. Cette foncière, née dans la Drôme s’est donné pour mission de racheter les murs du dernier commerce dans des villages pour permettre à des entrepreneurs de l’économie sociale et solidaire d’y implanter un lieu de vie et de services. D’autres foncières comme Bellevilles, Base Commune[2], La Main 93.0 ou Bien Commun lui ont emboîté le pas pour faire émerger des tiers-lieux, des rez-de-chaussée solidaires, ou encore des lieux de création culturelle. Ces acteurs ont en commun de s’intéresser aux questions foncières et immobilières, comme une condition indispensable d’empouvoirement et une nécessité pour sortir des lieux et des acteurs de la précarité. Pour ce mouvement, l’immobilier devient un moyen – et non pas une fin.
Comment expliquer un tel fourmillement d’initiatives, pourquoi aujourd’hui ? C’est que les besoins sont criants. D’abord, la pression croissante sur les prix tend à exclure les projets les plus vulnérables, souvent éclipsés par des activités plus lucratives. Louer des locaux sur le marché devient alors inabordable pour de nombreux acteurs de l’utilité sociale. Parallèlement, la contraction des services et des équipements publics fait émerger de plus en plus de besoins non satisfaits. Ce retrait partiel de l’action publique de certains territoires rend nécessaires d’autres types de lieux qui s’y substituent partiellement. Il incite les citoyens à s’organiser collectivement pour combler ces lacunes. Enfin, dans des temps incertains, le besoin de se rassembler autour de projets concrets s’intensifie. Ces lieux (ou « lieux-projets ») deviennent des espaces de convergence, permettant d’expérimenter des modèles alternatifs, nécessaires pour relever les défis collectifs, notamment celui de la transition écologique.
Le foncier, nouveau cheval de bataille de la sphère publique
Il faut replacer l’action des foncières solidaires dans une tendance plus large. La sphère publique elle-aussi se préoccupe de plus en plus du foncier et s’oriente dans de nombreux cas vers des formes de maîtrise plus importante. À cela, il y sans doute deux raisons principales.
La première est liée à la prise de conscience engendrée par la loi ZAN (Zéro Artificialisation Nette). Cette loi sonne le glas d’un modèle de consommation foncière sans limite puisqu’elle fixe pour 2050 un objectif de ne plus augmenter la quantité de terrains artificialisés. Construire du neuf sur des terres non artificialisées, naturelles ou agricoles, c’était pratique et pas cher, mais ce sera bientôt une pratique révolue. Il faut désormais davantage composer avec le bâti existant et le foncier devient dès lors une ressource de plus en plus rare, donc précieuse. Les acteurs publics sont dès lors nombreux à prendre conscience que, lorsqu’ils sont propriétaires, ils ont grandement intérêt à conserver en patrimoine cette ressource précieuse.
La seconde raison tient à la complexité croissante des projets. Réhabiliter plutôt que construire, dépolluer d’anciennes friches ou surélever des bâtiments existants sont des opérations moins lucratives que d’urbaniser des terres agricoles. Pour assurer leur viabilité, se projeter à court terme ne marche plus ; il devient nécessaire de conserver en propriété ce qui a été réalisé pendant 20, 30 ou même 50 ans.
Les collectivités multiplient donc les initiatives en matière de foncier, que ce soit pour redynamiser le commerce ou pour réindustrialiser leur territoire. Elles créent elles-aussi leurs propres foncières, publiques ou parapubliques, afin de conserver certains biens dans leur patrimoine. Parfois, elles choisissent de garder uniquement le terrain en utilisant des baux de longue durée (comme le bail à construction ou le bail emphytéotique) pour dissocier la propriété du foncier et du bâti[3].
L’utilité sociale comme dénominateur commun aux actions publiques et citoyennes
Ce qui réunit ces deux approches, publiques et citoyennes, c’est une certaine façon de regarder le foncier, sous l’angle de son utilité sociale plutôt que de sa seule valeur de marché. Foncières solidaire et foncières publiques interviennent de façon parallèle : elles reposent sur cette idée simple que garder des biens sur le long terme est devenu nécessaire dans de nombreux cas. Cette convergence nous semble ouvrir la voie à de nouvelles formes de coopérations, à travers lesquelles action publique et initiatives citoyennes s’articulent et se renforcent pour préserver et développer des espaces essentiels à la cohésion sociale et à la transition écologique.
Encore faut-il s’accorder au préalable sur ce qu’est l’utilité sociale… et c’est une notion complexe forcément politique et difficile à circonscrire précisément. Cette définition est pourtant essentielle car c’est elle qui décide quels lieux vont bénéficier de conditions particulières ou d’aides. Il est primordial d’ancrer cette définition dans chaque contexte.
Prenons l’exemple du dernier café de village, qui fait office d’épicerie, de dépôt de pain, de relais postal et de lieu de rencontre. Dans certains cas, des municipalités vont jusqu’à salarier des commerçants pour éviter la fermeture de ces établissements. L’utilité sociale se mesure alors à l’aune d’une carence de l’initiative privée. Au cœur de Paris ou dans un quartier prioritaire en Seine-Saint-Denis, l’utilité sociale se définira bien sûr différemment. Selon les cas, elle peut résulter soit d’une pression foncière trop forte (empêchant ces lieux de subsister aux conditions du marché), soit d’un manque de clientèle (entraînant la fermeture des commerces ruraux).
Tout en tenant compte de cette dimension territoriale, nous avons retenu dans Murs Solidaires trois critères principaux et complémentaires pour qualifier un lieu de « lieu d’utilité sociale » : D’abord, les activités et objectifs poursuivis doivent avoir des impacts sociaux et environnementaux positifs. Ensuite, les projets doivent reposer sur une gouvernance démocratique et/ou collégiale : cette exigence est centrale, notamment pour les coopératives, où l’utilité sociale découle non seulement du secteur d’activité mais aussi des modalités de gestion. La gouvernance est une forme de garantie face à la difficulté de définir précisément l’utilité sociale. Enfin, une lucrativité limitée : dès lors qu’un lieu est soustrait ou marginalisé par rapport au marché, une contrepartie attendue est la limitation des profits. Cela implique de réfléchir à la destination des bénéfices, à la rémunération des investisseurs et à la valorisation des parts sociales. Ce garde-fou est d’autant plus nécessaire dans un domaine comme l’immobilier où il est possible de s’enrichir de façon considérable.
Acteurs de l’ESS et acteurs publics : travailler ensemble ? oui ! mais comment ?
L’alliance entre ces sphères publiques et foncières solidaires fait sens, autour d’un message implicite qui pourrait se résumer ainsi : « Vous créez de la valeur sociale, nous vous apportons notre soutien. » Ce raisonnement part d’une logique de « coûts évités » : l’absence de ces lieux engendrerait des coûts sociaux bien supérieurs à ceux des aides publiques, compte tenu des externalités positives qu’ils génèrent. Il est déjà à l’œuvre dans les dispositifs fiscaux que nous avons évoqués au début de cet article : faciliter l’investissement de particuliers dans Habitat et Humanisme, c’est économiser sur la prise en charge du droit au logement dans le budget de l’État et des collectivités.
À l’heure où le jeu de contraintes se fait de plus en plus dur (marché foncier en hausse, moyens publics en baisse, comme en témoignent les récentes annonces budgétaires qui évoquent une coupe pouvant atteindre 80 % des aides allouées aux tiers-lieux), des alliances renouvelées entre acteurs publics et citoyens sont d’autant plus nécessaires pour favoriser l’émergence de ces lieux-projets.
Trois éléments sont essentiels pour structurer ces nouvelles alliances :
-La reconnaissance que certains lieux doivent partiellement échapper aux lois du marché.
-La mise en place de dispositifs dérogatoires et de soutiens spécifiques permettant à ces projets d’éclore et de perdurer.
-La construction d’alliances solides avec des partenaires fiables, respectueux des principes de gouvernance et éloignés de toute logique de lucrativité excessive.
À cet égard, plusieurs initiatives récentes nous paraissent particulièrement prometteuses. À Bordeaux, la création de la foncière Nouvelle Aquitaine, association lancée fin 2021 par plusieurs réseaux de l’économie sociale (ATIS, France Active Nouvelle-Aquitaine et J’adopte un projet), avec le soutien de Bordeaux Métropole et de la Région Nouvelle-Aquitaine. À Nantes, la Métropole annonçait le 16 décembre 2024 la mise en place d’une foncière dédiée au développement d’activités locales à vocation sociale, via des loyers ajustés, en collaboration étroite avec le tissu économique du territoire (notamment représenté par les EcosSolies). Enfin, la Ville de Paris soutient, par le biais de subventions, des projets immobiliers portés par des collectifs engagés dans la création de lieux de collecte, de transformation, de production, de vente et de logistique au service d’une économie engagée et inclusive.
Ces alliances entre acteurs citoyens et publics nous semblent à la fois prometteuses et reproductibles, permettant d’imaginer une vraie politique publique pour faire émerger des lieux d’utilité sociale.
NLDR : Vincent Josso et Flore Trautmann ont récemment publié Murs solidaires, Mécaniques des lieux d’utilité sociale aux Éditions Apogée dans la collection « Hors collection ».