Savoirs

Aldo Moro, les sciences sociales et les extraterrestres

Politiste

Qu’est-ce que les sciences sociales ont à gagner en prenant les théories du complot au sérieux ? Qu’ont-elles à perdre à continuer à les dédaigner et à les laisser du côté du délire absurde ? Le collectif bolognais Wu Ming, dans son roman OVNI 78, par un récit aussi surprenant qu’astucieux, nous donne des éléments de réponse – tout en refusant de tracer la frontière entre le fantasme, la théorie, le réel et le pensable.

Il faut parfois aller chercher dans la littérature de bonnes intuitions sociologiques. Par exemple, les sciences sociales trouveraient dans le roman OVNI 78 de Wu Ming, qui mêle chasse aux ovnis, disparitions inquiétantes de scouts et enlèvement d’Aldo Moro[1], un bon objet pour aiguiser leur regard sur les complotismes contemporains.

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Commençons par une description factuelle – dans la mesure du possible : OVNI 78 est d’abord un roman historique, qui se déroule du 1er mars au 24 mai 1978 en Italie, au moment donc de l’enlèvement et de la mort d’Aldo Moro, dans les mondes « ufologues »[2], organisés autour de l’intérêt pour le signalement d’ovnis. Ce contexte de trouble politique intense est la toile de fond d’un récit d’enquête, autour de la disparition de deux scouts dans une montagne, qui se déploie dans des espaces pas tellement mystérieux, mais disons « mystérogènes ». C’est dans ce cadre qu’on suit Milena, anthropologue qui enquête sur les chasseurs d’ovnis, Zanka, écrivain ex-communiste de romans ésotériques à succès, et son fils Vincenzo, ex-toxicomane installé dans une communauté spirituelle appelée Thanur.

Que l’arc narratif principal, tout autant qu’il est un prétexte pour présenter de riches personnages secondaires et des paradéveloppements, soit celui d’une enquête, avec des fausses pistes, des indices, des retournements de situation, n’est pas un hasard. Wu Ming est un collectif littéraire et politique italien né à Bologne, dans les années 2000, que la passion pour les mythes contemporains, les falsifications et les cultures populaires a mené à de nombreux hauts faits[3]. Pourtant, sa notoriété est probablement d’abord liée au fait que l’un de ses premiers romans, appelé Q et paru en 1999[4] aurait « accidentellement » inspiré les premiers messages du Q de Qanon, sur 4chan, à l’automne 2017.

Chez Wu Ming, tout est à tiroir : cet ouvrage de fiction historique est entièrement organisé autour de la question de la distinction, ou, au contraire, de la confusion entre ce que l’on considère spontanément comme vrai ou faux. Les Wu Ming ont d’ailleurs un grand avantage pour nous faire entrer dans leur vrai-faux historique : les événements de l’époque, ceux qui sont réellement advenus, semblent si fous, spécifiquement pour un lectorat français, qui se représente mal le degré de confusion de la société et de compromission de l’État de ce moment de l’histoire italienne, qu’ils semblent spontanément faux à la lecture ; et à l’inverse, les éléments fictifs qu’ils introduisent sont si raisonnables, et si documentés qu’ils semblent, en regard, incontestablement vrais. Ce brouillage qui parcourt le livre dit beaucoup à qui voudrait aujourd’hui s’intéresser à la question des théories du complot et voudrait dépasser la lecture souvent manichéenne, voire stigmatisante, qui en est faite dans l’espace médiatique et politique. C’est mon cas, en tant que chercheuse sur ces questions, et c’est ce qui me mène à me demander si cette fiction peut être appréhendée comme une contribution aux sciences sociales du complotisme.

Les ufologues, complotistes ou anti-complotistes ?

Revenons à nos ovnis, puisqu’après tout, on pourrait vite m’opposer que les complotistes contemporains traitent de sujets graves, politiques, à conséquence sur leurs pratiques médicales ;  par comparaison, l’observation et le recensement d’ovnis ne serait qu’une croyance loufoque, fantasque, peut-être ridicule, mais, quoi qu’il en soit, inoffensive.

Le roman présente le monde des ufologues comme pouvant être divisé en deux pôles : les ufologues paranoïaques, pour lesquels tout est un signe de vie extraterrestre, et les ufologues rationalistes, pour lesquels rien n’est un signe. Dans les deux cas, les ufologues sont loin d’être les doux dingues farfelus qu’on pourrait s’imaginer, mais plutôt des acteurs extrêmement dévoués à l’enquête, et rien du récit ne nous donne envie de se moquer des ufologues. « Pour le sens commun, les ufologues étaient des gens crédules convaincus que tout objet volant était un astronef. Bien au contraire, beaucoup d’entre eux partaient d’une position sceptique et disséquaient chaque apparition pour écarter les sornettes et s’occuper plus à fond des cas qui résistaient aux objections rationnelles » (p.330). On les voit appliquer avec beaucoup de rigueur leur grille d’enquête aux témoignages et signalements d’ovnis, évaluer différentes possibilités pour les expliquer, les confronter au réel : et finalement, on cherche avec eux le sens à donner à ces discours qui signalent une lumière dans le ciel, ou relatent un tabassage en règle par trois silhouettes aux visages difformes. Bref, si l’on est capable de retenir nos moqueries et notre condescendance pour ces ufologues des années 1970, peut-être peut-on aussi le faire vis-à-vis des citoyens souverains qui ne contractent pas[5], ou des adeptes de l’idée d’un État profond ?

Mais sous de nombreux aspects, les chasseurs d’ovnis qui composent OVNI 78 ressemblent finalement davantage aux débunkeurs rationalistes et anti-complotistes qu’à leurs ennemis jurés. Dans les deux cas, leurs profils sont ceux de trentenaires ou jeunes quarantenaires blancs, aux positions sociales moyennes, parfois isolés socialement, pleinement immergés dans la culture geek mainstream, celle de la science-fiction, des Rencontres du troisième type, de Kubrick et de Star Wars. Dans les deux cas, ces groupes sont entièrement soudés autour d’une survalorisation de la méthode scientifique, un scientisme sans limites. Comme les anti-complotistes, souvent ancrés dans le mouvement dit « zététique », qui prône « l’art du doute » face aux phénomènes sans fondements ou explication scientifiques, les ufologues sont un « oxymore : sceptiques par devoir, mais avec l’espoir de pouvoir croire. Comme un athée en attente d’une épiphanie divine » (p. 419). La mobilisation du vocabulaire de la conversion religieuse est d’ailleurs courante dans les milieux zététiques ou anti-complotistes : après avoir « vu la lumière », on est « éveillés » sur la question des croyances, et on s’engage au quotidien pour convaincre d’autres de résister aux croyances et théories alternatives. «“Les ufologues sont plus kantiens que Kant” écrit Milena sur son carnet de terrain : [ils pensent] que les faits pouvaient être reconstruits, nettoyés des éléments subjectifs, pour arriver à la réalité pure » (p. 203).

Autre point de ressemblance entre le monde ufologue et le monde de la vérification d’information anti-complotiste : la distinction claire qui existe entre un pôle profane, fait d’amateurs, et un pôle professionnel, celui des pontes, avec entre les deux une relation faite d’admiration et de condescendance. Dans OVNI 78, le pôle professionnel est incarné par Martin Zanka, écrivain romain, ancien communiste, qui écrit des romans à succès sur les origines aliens de notre monde, développant des théories de « cosmopaléonautique pour avancer des hypothèses qui ne peuvent ni être démenties ni confirmées » (p. 493). Ce personnage incarne les logiques de capitalisation qui existent à propos de ces convictions loufoques, tant il est animé par sa culpabilité à capitaliser sur des fantasmes, désespéré « devant les effets de ses propres théories sur un personnage aussi influençable » (p. 224).

Ces deux pôles, professionnels et profanes, de l’intérêt pour les aliens, sont étudiés par le personnage de Milena, présentée comme sociologue féministe travaillant sur cette chasse aux ovnis[6]. La jeune chercheuse en sciences sociales que je suis a ressenti un vertige plaisant en lisant les chapitres qui nous montrent Milena sur son terrain : mes terrains chez les anti-complotistes rationalistes, parfois appelés zététiciens, ont été ponctués de scènes et d’impressions que l’ouvrage restitue très littéralement. Outre l’effet produit par le fait d’être une jeune chercheuse sur un terrain masculin et geek, j’ai retrouvé chez Milena mon ambivalence vis-à-vis des croyances de ses enquêtés : « malgré ma passion pour les utopies de SF, je voulais me mettre le badge d’universitaire : une femme qui ne cédait pas au merveilleux, qui le regardait de l’extérieur, qui le découpait en morceaux, comme s’il n’y avait pas d’autre moyen de le comprendre » (p.334).

Le roman nous donne à voir la sociologue au travail : son entrée en terrain, son premier entretien, ses techniques pour amorcer la discussion avec ses enquêtés autour de références culturelles communes – en l’occurrence, Le Cinquième élément[7]. On voit sa question de départ, pourquoi la chasse aux ovnis est une activité uniquement masculine, aussi bien qu’on la voit évoluer ensuite. Et sa question de recherche devient sous nos yeux celle que l’on a en commençant la lecture : si l’année 1978 en Italie est à la fois celle d’un contexte politique et social incroyablement agité, et celle du plus grand nombre de signalements d’ovnis, quels liens peut-on imaginer entre les deux ?

« Bizarre qu’un communiste s’occupe d’extraterrestres et d’astronefs »

Cette question traverse les 660 pages du livre, en s’accompagnant progressivement d’une seconde : qu’y aurait-il de politique, de subversif, à fixer le ciel pour y chercher les preuves de vie extraterrestre ? Sur ce point, le livre peut frustrer un lectorat trop addict aux essais de sciences sociales, puisqu’il n’énoncera jamais ni doctement ni explicitement la nature de ce lien entre croyances new age ou fantasques, et troubles politiques, ni la dimension politique des convictions alternatives comme l’existence des extraterrestres. C’est l’engagement littéraire de Wu Ming que de renoncer à une écriture autoritaire qui imposerait une interprétation des faits présentés, refuser de donner « une clé unique d’interprétation »[8]. Ici, le fait qu’il s’agisse d’une fiction et non d’une enquête sociologique peut finalement être un atout d’un point de vue sociologique, nous laissant le soin d’explorer différentes pistes suggérées mais non imposées. En suivant le travail de Milena, ses hypothèses et son enquête, on peut finalement retracer les différentes pistes d’explication qui se sont développées sur le complotisme dans l’espace médiatique et académique.

La première qui est suggérée est celle du genre : « L’ufologie [est] un produit de la crise du mâle occidental, de son besoin de fuir ses propres contradictions » (p. 238). De fait, les rôles sociaux de genre semblent constituer une entrée pertinente pour étudier les ressorts de ce type d’engagements, qu’ils soient ufologiques ou complotistes, entièrement organisés autour de la valorisation de valeurs associées au masculin. Ufologues et défenseurs de fantasmes de complots se retrouvent sur la mise en avant de la dimension complexe, technique, des sujets d’intérêts dits « de niche », mais aussi sur l’exploration, la manie classificatrice, la jouissance face au dévoilement[9], au fait de faire savoir ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas, l’effet de révélation, savoir et faire savoir… Pour autant, les sciences sociales du complotisme, tout comme OVNI 78, tendent plutôt à faire de la variable du genre un facteur annexe mais non principal de cet engagement.

Autre piste d’explication sociologique examinée par le texte : celle du déclassement et de l’isolement social. Le témoin d’apparition d’ovnis est décrit comme « un solitaire, un dépressif qui pour une fois dans sa vie avait réussi à se faire écouter, à se faire considérer, à transmettre son propre besoin ailleurs » et « l’ufologie [comme] une tentative élaborée d’exorciser la perturbation intérieure » (p.334-335). Du côté du complotisme, la vulnérabilité supposée des groupes populaires aux informations et aux théories fausses constitue un élément récurrent des discours publics à leur propos, exprimé de manière paradigmatique lors du mouvement des « gilets jaunes ». C’est d’ailleurs à ce titre que la crise des fake news, c’est-à-dire la mise en problème de la désinformation massive en ligne a été construit sur le mode du third-person-effect : un message qui attribue le problème aux autres, et non à soi. Ainsi lors d’émissions visant à expliquer le phénomène des fake news à la télévision : « Nous [les journalistes], on le voit que c’est complètement faux. Les ouvriers de Whirlpool, ils ne le voient pas ! »[10].

Cette piste de l’explication sociologique est faiblement développée dans l’ouvrage, tout comme la sociologie du complotisme manque aujourd’hui de travaux empiriques pour affiner la connaissance du lien entre statut social et adhésion à des fantasmes de complot. Par conséquent, dans le livre comme dans le monde universitaire, les déficits de la lecture sociologique sont complétés par des explications psychosociales, voire purement psychologiques. L’interprétation qui a longtemps dominé est celle d’un besoin collectif de réassurance et d’explication dans un monde complexe et ébranlé[11]. Parmi les limites évidentes de cette lecture, on trouve son caractère fonctionnaliste – les individus adhèrent à des théories alternatives pour compenser un manque, et homogénéisant – toutes les théories sont interchangeables, et s’expliquent indépendamment de leur contenu, leur période historique, leur contexte de diffusion.

L’analyse proposée par Wu Ming, par la voix de Milena, est plus fine que cela, et plus proche d’une dynamique de réenchantement du monde. Ce n’est pas tant la piste de la réassurance que celle de la diversion que semble défendre Wu Ming : si les ovnis provoquent un intérêt particulier en 1978 en Italie, c’est qu’ils sont « une heure de récréation dans la prison de ces tristes jours. Une heure passée les yeux dans les nuages, à imaginer d’autres mondes, alors que dans le monde réel on n’espérait plus, on tirait » (p. 383). Sur ce point, Wu Ming renonce quelque peu à son engagement consistant à ne pas imposer une lecture des faits plutôt qu’une autre, et la thèse de la diversion est explicitement valorisée : «  tandis que se concluait le drame de la détention de Moro, il y avait de plus en plus de monde qui voyait des ovnis. Quel était le lien ? À lire les journaux, la réponse semblait évidente : les ovnis aidaient les Italiens à décharger la tension, ils exprimaient un désir d’“évasion”, de fuite de la politique, des affrontements idéologiques, de la violence. Une envie de désengagement, une envie de rêver » (p. 500).

Si l’on en met de côté la dimension la plus psychologisante, il n’est pas inintéressant d’interpréter l’adhésion à des discours alternatifs ou imaginaires comme une diversion. Une diversion d’énergie, d’abord, comme on le lit dans Q comme Qomplot : si « problème » il y a avec les complotismes, c’est parce qu’ils sont une perte d’énergie politique considérable, et que jamais un discours complotiste – que Wu Ming appelle « fantasme » de complot – n’a dénoncé un complot réel – appelé « hypothèse » de complot. Cette opposition duale est un peu commode, évidemment, puisqu’il n’est pas si facile, dans les faits, de distinguer de manière absolue « fantasmes » et « hypothèses » ; on trouvait au sein du mouvement des « gilets jaunes », par exemple, à la fois une énergie politique réelle et des discours ciblant des ennemis imaginaires, et ces deux composantes y étaient tout à fait entremêlées.

Par ailleurs, cette envie collective de diversion correspond de fait à une tendance historique réelle à la fin des années 1970 italiennes.  Si l’on découpe l’histoire de manière très schématique, après les « années de plomb » seraient venus les « Dancing Days »[12], années du désintérêt pour les questions politiques, du refoulé de l’idéologie, de floraison de l’individualisme et du consumérisme à outrance. Enfin, dernière concession que l’on peut faire à cette interprétation, il ne paraît pas fou que l’âge d’or des secrets d’État ouvrent les possibilités de l’imagination, de la fantaisie… « Surtout après qu’un certain type de raison, la raison d’État, eût imposé le sacrifice d’Aldo Moro » (p. 583). Le public français ne visualise pas forcément l’ampleur de l’effet sur les imaginaires de ces années de secrets d’État, les collusions entre État moderne italien et milices fascistoïdes ; « il y a un désir d’ailleurs. Ailleurs par rapport aux dichotomies, à l’affrontement entre l’État et les brigades rouges, au spectacle du soutien obligatoire, aux contrôles étouffants » (p. 502).

Certes. Mais la piste du désir d’ailleurs n’est pas complètement satisfaisante. Déjà politiquement : aussi souhaitable qu’il soit de réenchanter les imaginaires, qui regarde trop le ciel ne voit pas que sa terre brûle. Et dans OVNI 78, ce dicton est incarné très littéralement, au détour d’un paragraphe décrivant un ufologue « passionné par les soucoupes volantes au point de se désintéresser de tous les événements terrestres, avec comme seule inquiétude que la fumée des lacrymogènes lancées par la police l’empêchent de surveiller le ciel » (p. 383). Même sur le plan épistémologique, ou sociologique, le fait d’affirmer que « chercher un lieu qui n’est pas signifie ne pas se contenter de l’existant » (p. 502) est un peu facile, et tend à renvoyer la réflexion du côté de « la nature humaine », c’est-à-dire expliquer l’attrait pour les connaissances contestées par une sorte de besoin naturel de distraction. Wu Ming n’emploie pas au hasard cette expression « d’un lieu qui n’est pas », c’est-à-dire littéralement d’une utopie : décrire l’utopie comme diversion soulève finalement le problème du rapport entre la conscience utopique et les luttes politiques réelles.

Le parallèle que le roman propose avec la période de la pandémie, pendant laquelle se déroule l’épilogue, constitue une bonne illustration des limites de cette approche. Pourquoi tant de théories alternatives y ont émergé et trouvé l’adhésion de certain·es ? Plutôt que de se contenter de l’explication par la diversion, celle de la hausse du degré d’incertitude collective et de fiabilité des centres professionnels de vérité paraît plus satisfaisante, et plus fertile. Ce qu’ont en commun le printemps 1978 et l’année 2020, ce n’est pas que ces moments se caractériseraient par une atmosphère si désespérante que l’individu en viendrait naturellement à se tourner vers l’imaginaire. C’est qu’il s’agit de périodes dans lesquelles le degré de transparence des institutions baisse, à mesure que le degré d’incertitude augmente. C’est particulièrement vrai dans les années 1970 italiennes, où la raison d’État justifie des collusions réelles entre le pouvoir et des milices fascistes. C’est aussi vrai en 2020, où la méconnaissance d’un virus épidémique mène les autorités publiques à prendre des décisions à l’aveugle, et donc à démontrer publiquement des formes de faillibilité[13] – en les aggravant à chaque tentative de les masquer.

La lecture d’OVNI 78 nous renvoie finalement à la démonstration de Luc Boltanski, dans son exploration des causes sociales du développement de discours remettant en question des vérités scientifiquement établies, dans Énigmes et Complots : le meilleur moyen d’atténuer l’adhésion à des fantasmes de complot est de lutter pour le principe de « transparence des actes et des personnes publiques », qui exige notamment que « les mesures administratives ne soient pas mises en œuvre de façon arbitraire et/ou dissimulée [14]». Pour le dire autrement : qui veut se préoccuper des théories du complot – ou fantasmes de complot, comme le recommande Wu Ming[15] – doit se préoccuper de l’existence de complots réels.

Bien que son origine soit celle d’un canular, la théorie selon laquelle les oiseaux n’existent pas, le mouvement Birds aren’t real[16], qui énonce que ce que l’on prend pour des oiseaux sont des robots de surveillance produits par la CIA, semble aujourd’hui rencontrer des adeptes. On peut s’en moquer, on peut en rire grassement, nous qui savons que les oiseaux existent ; ou bien l’on peut rapporter ce fantasme à la réalité de la surveillance généralisée dans l’espace public, notamment algorithmique. C’est bien pour cela que c’est aux complots « réels » qu’il faut rapporter les fantasmes de complot, et c’est d’ailleurs un élément que leurs défenseurs eux-mêmes mettent en avant : si le gouvernement est capable de X, pourquoi ne serait-il pas capable de Y ? Complotistes, anti-complotistes, et tous ceux qui sont entre les deux, se retrouvent à réaliser la même opération : tracer soi-même la frontière entre ce qui est à renvoyer du côté du fantasme, et ce qui peut être considéré comme potentiellement réel, ou en tous cas pensable ; ce qui est une hypothèse raisonnable, une dénonciation de lanceur d’alerte, un scandale à venir, et ce qui est à rejeter du côté du délire et de l’absurde, de ce qui n’adviendra jamais.

Voilà pourquoi OVNI 78 peut être interprété comme une invitation adressée aux sciences sociales à se saisir de ces questions ; à multiplier les enquêtes empiriques sur ces mondes, réflexivement, en s’abstenant de céder à la posture sachante et condescendante, mais aussi en s’épargnant des pudeurs ou des angoisses à être accusé·es de relativisme ; et finalement, à prendre au sérieux aussi bien les énigmes que les complots.


[1] Aldo Moro est un homme politique italien, membre de la Démocratie chrétienne (DC). Défenseur du « compromis historique » entre chrétiens-démocrates et communistes, il est enlevé et assassiné par l’organisation d’extrême-gauche des Brigades Rouges en mars et mai 1978.

[2] Le terme d’ufologie décrit l’étude des ovnis, Objets Volants Non Identifiés, et est calqué sur l’acronyme anglais UFO, Unidentified Flying Object.

[3] L’histoire de Wu Ming, bien trop dense pour la raconter ici, peut être approfondie en allant voir l’histoire du Luther Blisset Project et de leurs canulars ici, leur biographie officielle ici, ou cet article dans la Revue du Crieur, « Wu Ming, pour une nouvelle littérature épique Rencontre avec un collectif anonyme », Revue du Crieur, N° 9(1), 64-73.

[4] Q a été traduit en français sous le titre L’œil de Calafa, et paru au Seuil en 2001. Sur le mouvement conspirationniste d’extrême-droite Qanon né aux États-Unis, on peut lire mille articles journalistiques, ou Mike Rothschild, « QAnon et le futur de la politique américaine », Hérodote, n°184-185, p. 185-200.

[5] Les Citoyens Souverains sont un mouvement politique libertarien qui conteste la légitimité des lois et des institutions étatiques au nom de l’idée que la puissance publique ne serait qu’une fiction juridique. Si ces mouvements ont des origines anciennes, essentiellement américaines, la vidéo d’un couple refusant de se soumettre à un contrôle routier en France en déclarant « Je ne contracte pas » a largement renforcé l’attention médiatique française sur ce mouvement, au printemps 2024.

[6] En réalité, le travail de sciences sociales de Milena que le livre nous donne à voir de près se rapporte à de l’anthropologie, et la relation amoureuse hétérosexuelle développée dans le livre est assez peu réaliste pour une féministe, notamment la scène où suite à un rêve troublant, elle appelle son petit ami pour qu’il lui explique ce qu’il signifie : il est rare qu’une personne revendiquant un engagement féministe dans ses relations intimes demande explicitement à son mec de lui expliquer quelque chose qu’elle est la plus à même de comprendre.

[7] Film de science-fiction réalisé par Luc Besson (1997).

[8] Sur ce point, et sur le courant de la « New Italian Epic » auquel participe Wu Ming, on peut lire la postface de S. Quadruppani dans OVNI 78, ou le manifeste, traduit en français ici.

[9] Entendu comme l’opération consistant à rendre visible l’existence d’un écart entre “la réalité de surface, apparente, mais sans doute illusoire, bien qu’elle ait un statut officiel [et] une réalité profonde, cachée, menaçante, officieuse, mais bien plus réelle », Luc Boltanski, Énigmes et complots. Une enquête à propos d’enquêtes, Gallimard, 2012, p. 15.

[10] Émission C à dire ?!, France 5, 11 mai 2017.

[11] Voir P. France, « Méfiance avec le soupçon ? Vers une étude du complot(isme) en sciences sociales », Champ Pénal, 16, 2019.

[12] Paolo Morando, Dancing days. 1978-1979. I due anni che hanno cambiato l’Italia, Laterza, 2020.

[13] Parmi les nombreux exemples possibles, la question des masques – leur nécessité, leur disponibilité, etc. – en constitue une illustration paradigmatique.

[14] Boltanski Luc, Énigmes et complots, op. cit., p. 139.

[15] Wu Ming 1, Q comme Qomplot, op. cit.

[16] En créant cette parodie de théorie du complot, en janvier 2017, Peter McIndoe pourrait tout à fait être affilié au mouvement Luther Blissett et à leurs canulars falsificateurs – même s’il semble surtout qu’il ait trouvé une belle opportunité de capitalisation, gagnant sa vie par la vente de produits dérivés et sa participation à des grandes conférences internationales sur le thème de la confiance et de la vérité.

Ysé Vauchez

Politiste, Docteure en science politique associée au Centre européen de sociologie et de science politique (CESSP)

Notes

[1] Aldo Moro est un homme politique italien, membre de la Démocratie chrétienne (DC). Défenseur du « compromis historique » entre chrétiens-démocrates et communistes, il est enlevé et assassiné par l’organisation d’extrême-gauche des Brigades Rouges en mars et mai 1978.

[2] Le terme d’ufologie décrit l’étude des ovnis, Objets Volants Non Identifiés, et est calqué sur l’acronyme anglais UFO, Unidentified Flying Object.

[3] L’histoire de Wu Ming, bien trop dense pour la raconter ici, peut être approfondie en allant voir l’histoire du Luther Blisset Project et de leurs canulars ici, leur biographie officielle ici, ou cet article dans la Revue du Crieur, « Wu Ming, pour une nouvelle littérature épique Rencontre avec un collectif anonyme », Revue du Crieur, N° 9(1), 64-73.

[4] Q a été traduit en français sous le titre L’œil de Calafa, et paru au Seuil en 2001. Sur le mouvement conspirationniste d’extrême-droite Qanon né aux États-Unis, on peut lire mille articles journalistiques, ou Mike Rothschild, « QAnon et le futur de la politique américaine », Hérodote, n°184-185, p. 185-200.

[5] Les Citoyens Souverains sont un mouvement politique libertarien qui conteste la légitimité des lois et des institutions étatiques au nom de l’idée que la puissance publique ne serait qu’une fiction juridique. Si ces mouvements ont des origines anciennes, essentiellement américaines, la vidéo d’un couple refusant de se soumettre à un contrôle routier en France en déclarant « Je ne contracte pas » a largement renforcé l’attention médiatique française sur ce mouvement, au printemps 2024.

[6] En réalité, le travail de sciences sociales de Milena que le livre nous donne à voir de près se rapporte à de l’anthropologie, et la relation amoureuse hétérosexuelle développée dans le livre est assez peu réaliste pour une féministe, notamment la scène où suite à un rêve troublant, elle appelle son petit ami pour qu’il lui explique ce qu’il signifie : il est rare qu’une personne revendiquant un engagement féministe dans ses relations intimes demande explicitement à son mec de lui expliquer quelque chose qu’elle est la plus à même de comprendre.

[7] Film de science-fiction réalisé par Luc Besson (1997).

[8] Sur ce point, et sur le courant de la « New Italian Epic » auquel participe Wu Ming, on peut lire la postface de S. Quadruppani dans OVNI 78, ou le manifeste, traduit en français ici.

[9] Entendu comme l’opération consistant à rendre visible l’existence d’un écart entre “la réalité de surface, apparente, mais sans doute illusoire, bien qu’elle ait un statut officiel [et] une réalité profonde, cachée, menaçante, officieuse, mais bien plus réelle », Luc Boltanski, Énigmes et complots. Une enquête à propos d’enquêtes, Gallimard, 2012, p. 15.

[10] Émission C à dire ?!, France 5, 11 mai 2017.

[11] Voir P. France, « Méfiance avec le soupçon ? Vers une étude du complot(isme) en sciences sociales », Champ Pénal, 16, 2019.

[12] Paolo Morando, Dancing days. 1978-1979. I due anni che hanno cambiato l’Italia, Laterza, 2020.

[13] Parmi les nombreux exemples possibles, la question des masques – leur nécessité, leur disponibilité, etc. – en constitue une illustration paradigmatique.

[14] Boltanski Luc, Énigmes et complots, op. cit., p. 139.

[15] Wu Ming 1, Q comme Qomplot, op. cit.

[16] En créant cette parodie de théorie du complot, en janvier 2017, Peter McIndoe pourrait tout à fait être affilié au mouvement Luther Blissett et à leurs canulars falsificateurs – même s’il semble surtout qu’il ait trouvé une belle opportunité de capitalisation, gagnant sa vie par la vente de produits dérivés et sa participation à des grandes conférences internationales sur le thème de la confiance et de la vérité.