Écologie

Le castor fait-il de la politique ?

Philosophe

Faut-il supprimer l’Office français de la biodiversité à cause d’un castor ? C’est ce qu’a suggéré Laurent Wauquiez, après que cette agence a sanctionné un agriculteur ayant détruit le barrage d’un castor qui mettait en péril ses récoltes. Une instrumentalisation populiste, qui témoigne d’un véritable cynisme électoral – alors que ce cas particulier permet justement de penser les politiques écologiques à l’échelle locale.

Le castor fait-il de la politique ? Pourquoi poser la question, puisque la réponse ne peut être que négative ? Le castor ne fait pas de politique, pas plus que l’abeille, l’outarde canepetière ou le ver de terre. En revanche, il est tout aussi évident que le castor, malgré lui, provoque de la politique ou qu’il est un enjeu politique.

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De la même façon qu’il inonde les berges en construisant des barrages, le rongeur palmé semble capable par son comportement de faire émerger la politique, là où il semblait ne pas y en avoir. Une invitation au salon de l’agriculture, co-signée par le président de la Région Auvergne-Rhône-Alpes et par son conseiller spécial Laurent Wauquiez, en atteste.

La lettre adressée le 7 février dernier aux agriculteurs et agricultrices de la région mentionne un fait divers concernant des castors comme un argument de plus pour supprimer l’Office français de la biodiversité (OFB). De quoi est-il question exactement ? La presse locale et nationale s’en est faite l’écho : l’OFB aurait poursuivi un agriculteur pour avoir délibérément détruit un barrage de castors qui provoquait l’inondation d’une parcelle céréalière. Quand on se plonge dans le détail de l’histoire, on se rend compte que l’OFB a plutôt pris le temps de la prévention, de la pédagogie et de la recherche de solutions satisfaisantes, avant de saisir la justice.  Mais peu importe ces détails : du point de vue de Wauquiez, l’incident montre combien les agriculteurs sont méprisés et doit étayer la vindicte actuelle contre les agences environnementales, en particulier l’OFB.

A vrai dire, l’invitation de Laurent Wauquiez ne m’était pas adressée. Je pourrais très bien ne pas m’en soucier. Que les destinataires réagissent à leur guise ! Qu’ils suivent Laurent Wauquiez, si ça leur chante. Il se trouve cependant que la lettre, citée par une députée écologiste à l’Assemblée nationale, a été révélée au public via de nombreux réseaux sociaux. Il a donc été possible d’y reconnaître une illustration supplémentaire de la politique voulue par Laurent Wauquiez et de ressentir encore plus, à cette occasion, la nécessité de la combattre. Le castor n’a pas seulement inondé les berges d’une rivière, il a aussi fait monter le niveau de la polarisation politique au sein de notre société.

La politisation du castor permet en apparence de figer les alternatives décisives : quel est votre camp ? Voulez-vous protéger les animaux ou protéger les agriculteurs (qui nous nourrissent) ? Gaspiller l’argent public ou en faire un usage social utile (plutôt utiliser le budget de l’OFB pour le renouvellement des générations, la reconstitution des cheptels) ? Êtes-vous de ces idéologues qui favorisent l’humiliation par les normes ou bien faites-vous preuve de bon sens en jugeant qu’il faut laisser les agriculteurs travailler dignement ?

Naturellement, si on s’oppose à Laurent Wauquiez, la première chose à faire est certainement de déconstruire la polarisation par laquelle il cherche à se rallier une clientèle électorale. Joute classique dans l’arène politique. Comment Laurent Wauquiez cherche-t-il à consolider sa dynamique partisane ? Il fait jouer protection (des agriculteurs) contre protection (des castors). Il dénonce l’allocation injuste des ressources : 659 millions pour l’OFB en 2024, alors que tout cet argent pourrait « vous » revenir, à vous agriculteurs. Il alimente le ressentiment de la simplicité d’en bas contre la complexité du pouvoir d’en haut : l’OFB, émanation de la bureaucratie impersonnelle, tatillonne, insensible, injuste, surtout quand elle parle « européen ». Enfin, il fait de la destruction la première action à mener, parce qu’elle est la première source de plaisir politique : comme n’importe quel agriculteur doit avoir le droit de détruire le barrage de castors qui vient perturber son activité, il faudrait pouvoir supprimer purement et simplement (avec la tronçonneuse de Milei et de Musk ?) ces barrages irritants que sont les agences environnementales.

Outre ses ressorts démagogiques et populistes, le discours politique de Laurent Wauquiez est surtout fondamentalement incohérent, pour ne pas dire plus. Il prétend fédérer les agriculteurs et les agricultrices en étant au plus près de leur intérêt : au diable les castors, s’ils vous privent de vos récoltes. Or, si Laurent Wauquiez avait cherché à en savoir un peu plus sur les castors, il ne se serait jamais laissé aller à opposer de façon binaire protection des agriculteurs et protection des castors. Si Laurent Wauquiez comprenait vraiment l’intérêt des agriculteurs, il ne se serait pas contenté d’évoquer « des millions à gagner » par dissolution de l’OFB. Il aurait plutôt parlé de l’eau des rivières à laquelle les agriculteurs, pour l’avenir même de leur activité, devrait accorder un soin tout particulier.

Bref, si Laurent Wauquiez avait lu le livre de Baptiste Morizot, Rendre l’eau à la terre[1], il aurait compris que l’enjeu n’est pas uniquement de protéger le castor en tant qu’espèce menacée, quitte à « humilier » les agriculteurs. Il aurait compris à quel point le castor est un allié indispensable, et qui plus est économique, pour assurer une gestion plus avisée de l’eau qui coule dans les rivières. En conséquence, il n’aurait certainement pas fait cet usage mesquin de l’incident juridique survenu à propos d’un barrage de castors. Mais voilà, Laurent Wauquiez n’a pas lu Rendre l’eau à la terre du philosophe Baptiste Morizot. Je ne peux m’empêcher de penser que, s’il avait lu ce livre, il n’aurait pas « politisé » le castor comme il l’a fait.

L’enjeu politique est en effet justement de ne pas opposer castors et agriculteurs. Il s’agit au contraire de parvenir à une cohabitation.

« Comme il l’a fait… » : l’opposition à la politique affichée par Laurent Wauquiez ne consiste donc pas à revendiquer des positions contraires aux siennes, à savoir protection des castors vs protection des agriculteurs, etc. Le premier enjeu de l’opposition à la politique de Laurent Wauquiez est plutôt « ce qu’il fait de la politique ». Il est vrai qu’en adoptant cette posture, on retombe fatalement sur des qualifications qui relèvent de l’éthique : polarisation indécente, démagogie abjecte, mauvaise foi patente, simplification éhontée. Comme ce genre de politique fait désormais le diapason de notre époque et que des responsables comme Laurent Wauquiez en profitent pour faire assaut de désinhibition, il n’est certainement pas inutile de commencer par les dénoncer au plan éthique. Que les destinataires du courrier de Wauquiez réagissent comme ils l’entendent, de mon côté, en tout cas, je dirai « non » à cette façon indécente de dire les enjeux politiques et, d’après ce que je lis sur les réseaux sociaux, je suis assuré de ne pas être le seul.

Mon opposition éthique aura beau être déterminée, elle n’est toutefois qu’un liminaire qui ne dit rien de la forme politique de l’opposition. Il ne suffit pas de s’offusquer. La question est de savoir comment faire de la politique contre la façon dont Laurent Wauquiez en fait ? Dans l’affaire des castors, il ne semble pas que ce soit une question si difficile. L’enjeu politique est en effet justement de ne pas opposer castors et agriculteurs. Il s’agit au contraire de parvenir à une cohabitation. Ce n’est finalement qu’une question de moyens : ces moyens commencent par de l’information et de la pédagogie, ils appellent des coopérations inédites, ils demandent de la progressivité dans la mise en œuvre, ils exigent probablement des moments de renoncement, ils passent sans doute par des recherches de compensation, et ils incluent, au besoin, une évaluation tout à fait normale des procédés des agences environnementales ou de toute autre administration concernée.

La mise en œuvre de tels moyens peut paraître complexe, mais elle n’est nullement insurmontable au regard de ce dont les humains, et les agriculteurs en premier lieu, sont capables par ailleurs. Et quoi qu’il en soit des difficultés sociales, psychologiques, ou même financières auxquelles on se heurte, quiconque a compris l’enjeu et les bénéfices du résultat à obtenir ne peut que souscrire à une telle politique : il suffit d’avoir lu Rendre à l’eau à la terre de Baptiste Morizot pour s’en convaincre. A Laurent Wauquiez et à ceux que ses propos renforcent dans leurs convictions, il faudrait donc en tout premier lieu conseiller ce livre.

Est-ce à dire que la première forme de l’opposition à « ce que Laurent Wauquiez fait de la politique » consiste à lire un livre de philosophie, lequel fait résonner intelligemment des connaissances scientifiques et les expérimentations pratiques auxquelles elles donnent lieu ? Il est bien évident qu’on n’a pas encore fait de politique tant qu’on se contente de ça. Sur ce point, il y a d’ailleurs dans le livre de Morizot un passage singulier à souligner. Dans les dernières pages, l’auteur se demande à quelle politique devraient conduire la connaissance des castors et surtout la reconnaissance de ce que ceux-ci nous apprennent des rivières. Quelques expressions font la passerelle vers cette politisation du castor : alliance avec le peuple castor, alliance objective comme en géopolitique, enjeux politiques, éviter la récupération par l’agrobusiness, exclure certains alliés de la sylviculture, clarifier le cadre politique, lutte et mobilisation au cas par cas. Il faut supposer que l’incident mentionné par Laurent Wauquiez fait partie de ces cas qui, du point de vue du philosophe, justifient la mobilisation au nom de l’alliance avec le peuple castor. On pressent d’ailleurs que la politisation du castor, même du point de vue philosophique qui est celui de Baptiste Morizot, retrouve la forme analogue d’une polarisation : exclure certains alliés, éviter la récupération, préserver le sens de l’alliance avec le castor contre l’idée de service écosystémique.

On aurait pourtant tort de lire dans ce passage déclaratif le moment d’opposition qui met face à face deux façons de faire de la politique. Il y a une asymétrie entre la politisation du castor, façon Wauquiez, et la politisation du castor, façon Morizot. Pour politiser le castor, Baptiste Morizot est obligé de faire émerger la politique et de la désigner comme telle à partir de ce qu’il explique. La politisation du castor par le philosophe est métapolitique. La politisation du castor par Laurent Wauquiez est au contraire infra-politique, ou, en fait, simplement politique. Laurent Wauquiez n’a pas à prendre de la hauteur métapolitique à propos du barrage du castor. Le castor n’est pas politisé en tant que castor, pour tout ce qu’il peut nous apprendre à faire en vue d’une bonne gestion des rivières et de l’adaptation au changement climatique.

Le barrage du castor n’est qu’une occasion parmi d’autres (« situations ubuesques », dit Laurent Wauquiez dans sa lettre) de redire la politisation dont le double carburant est la nécessité de transformer en adversaires ceux « qui nous empêchent » (OFB, Europe, idéologues écolos) et la satisfaction facile de les détester a priori. Autrement dit, rien à faire du castor, des rivières, et certainement encore moins de la métapolitique, tant que l’on croit nécessaire d’attiser la politisation dont l’enjeu est la conquête électorale et le pouvoir. Rien de nouveau dans cette conclusion, bien évidemment. La question, plus délicate, est de savoir ce que l’on en fait politiquement et non pas seulement éthiquement. Car ce n’est pas en disant la politisation du castor comme le fait Baptiste Morizot que l’on a quelque chance de s’opposer politiquement à « ce que Laurent Wauquiez fait de la politique ». Le même constat lucide s’applique d’ailleurs au présent article, et plus généralement à tous les textes philosophiques qui croient déjà faire un premier pas politique en « politisant » un tas de choses et de situations.

Un dilemme classique qui ressemble au paradoxe de la lutte contre l’intolérance : faut-il en arriver à être intolérant avec les intolérants ?

Sans doute serait-il plus conséquent, pour s’opposer à la politique de Laurent Wauquiez, de faire comme lui et de commencer par « ne pas dire la politique ». Pas besoin de dire la politique pour faire de la politique, c’est-à-dire militer dans un parti ou dans une association environnementaliste, quitte à adopter des réflexes de polarisation comparables à ceux qui structurent le discours et les décisions des adversaires. Un dilemme classique qui ressemble au paradoxe de la lutte contre l’intolérance : faut-il en arriver à être intolérant avec les intolérants ? Indécent pour contrer les indécents ? Démagogue face aux démagogues ? Cynique face aux cyniques ? A un moment ou à un autre, il faut probablement supporter ce genre de dilemme sans le résorber, si l’objectif légitime est de contrer les adversaires sur le terrain électoral. La fin justifie les moyens. Il ne faut évidemment pas exclure cette option.

C’est la conclusion pratique à laquelle se résigne l’artiste et sociologue Mathilde Chénin[2], après avoir constaté combien la défiance de certains élus locaux suffisait à mettre par terre des projets qui permettaient pourtant de construire « des communs par l’usage », à la fois sur la base d’un attachement collectif « infra-politique » à un même territoire et en dépit des différends persistants. Quand une pratique politique alternative aussi intéressante échoue, il est conséquent de vouloir réorienter l’action vers une forme plus classique d’opposition : il faut reprendre les communes, comme le dit Mathilde Chénin, c’est-à-dire se faire élire et, dans ces circonstances pratiques, en passer par des moments où « dire la politique » n’a pas vraiment d’utilité.

Il y a toutefois, et ce peut être parallèlement, une autre façon de ne pas dire la politique et de s’opposer à « ce que Laurent Wauquiez fait de la politique ». Dans le cas « localisé » qui nous occupe et qui occupe l’agriculteur mis en cause, c’est le barrage du castor qui est le lieu, l’objet, et l’enjeu de l’opposition. Détruire ou non le barrage, telle paraît être la question binaire. On peut extrapoler l’alternative et demander : mieux vaut-il un monde dans lequel les agriculteurs cohabitent avec les castors et leurs barrages ou un monde quasiment sans castors, comme ce fut le cas pendant des siècles ? Le livre de Baptiste Morizot montre tout l’intérêt de la première option, pour l’avenir des rivières et dans un souci d’adaptation au changement climatique. Mais cette idée décisive au plan politique « émerge » de nombreux développements, au cours desquels Baptiste Morizot explique comment il a lui-même élaboré sa connaissance du barrage de castors. Avant même de « politiser » le castor et son barrage, le philosophe a suivi le cours de nombreuses discussions avec ceux qui étaient capables de lui faire découvrir « la sagacité biéverine » inhérente aux enchevêtrements de branches coupées et d’embâcles. Il a parlé avec l’hydrologue, avec l’écologue, avec le technicien des rivières, mais ensuite aussi avec l’agriculteur, qui était d’accord pour expérimenter la reconstruction « humaine » d’un barrage de castors (une solution fondée sur la nature).

Dans les propos du philosophe, le barrage de castors exemplifie la fonction de médiateur, telle que Bruno Latour l’a conceptualisée. Le barrage est la chose non sociale, et on pourrait ajouter non politique, à travers laquelle se fait le lien social de la discussion entre des compétences et des points de vue différents mais aussi, nous y voilà, l’alliance politique entre plusieurs acteurs. En détruisant unilatéralement le barrage « avant même de se demander à qui en parler », l’agriculteur mentionné par Laurent Wauquiez n’intervient pas seulement avec brutalité sur un écosystème, il supprime le potentiel de liens sociaux et d’alliances politiques qui se consolide par l’existence acceptée du barrage. Il donne donc lieu à un tout autre type d’échanges, qui revient à annuler d’emblée toute forme de médiation pour renforcer uniquement les alliances polarisées préexistantes : déclarer la norme injuste ou absurde ; affirmer son intérêt ; dénoncer des adversaires. Oui, dira-t-on, mais la parcelle n’est-elle pas réellement inondée ? La récolte n’est-elle pas réellement menacée ? Effectivement, mais ce sont là aussi « les choses » dont il peut être question en même temps que du barrage de castors et à travers lesquelles, tout autant qu’à travers le barrage, se font les alliances politiques. Des réseaux de l’agriculture durable en font la preuve.

La forme de l’opposition politique à « ce que Laurent Wauquiez fait de la politique » revient à donner une chance à des alliances issues de la médiation des objets dont on accepte de parler (sans avoir pour cela à dire la politique). Certes, il n’est pas toujours facile d’aller jusqu’au bout des projets qui matérialiseront les alliances. Et il faut sans doute ne pas négliger de « reprendre les communes », comme le dit Mathilde Chénin, autrement dit de s’investir dans les élections locales, ce qui veut dire du même coup participer aux intercommunalités. Mais quiconque a l’expérience de ces barrages de castors (une métaphore qui peut renvoyer à beaucoup de choses – à voir comment parler de l’autoroute A69 de ce point de vue) dans lesquels se concrétise localement la politique (qui n’a pas besoin de se dire), sait qu’ils répandent sur les territoires des alliances quasiment insubmersibles.


[1] Baptiste Morizot, Suzanne Husky, Rendre l’eau à la terre, Alliances dans les rivières face au chaos climatique, Actes Sud, 2024.

[2] Mathile Chénin, « Le commun par l’usage, post-scriptum », AOC, 10 octobre 2024.

Philippe Éon

Philosophe

Notes

[1] Baptiste Morizot, Suzanne Husky, Rendre l’eau à la terre, Alliances dans les rivières face au chaos climatique, Actes Sud, 2024.

[2] Mathile Chénin, « Le commun par l’usage, post-scriptum », AOC, 10 octobre 2024.