Société

Comment les architectures lesbiennes nous apprennent à habiter autrement

Architecte

Si la conception féministe de l’architecture nous a permis de reconsidérer les discours et la place accordée – assignée – aux femmes dans l’espace de la maison, penser des architectures lesbiennes et obliques nous amène à déplacer le regard hors des cadres mêmes de la sphère domestique. En imaginant des « environnements fantasmés », ces projets font émerger des modèles d’habiter singuliers et alternatifs.

S’il est aujourd’hui difficile d’aborder la question des lesbiennes sans la mettre en relation avec les personnes queer, trans ou non-binaires, il m’a semblé que cette catégorie – qui me concerne directement – restait largement invisibilisée dans les discours architecturaux, en particulier dans le contexte francophone où je m’inscris.

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En tant qu’architecte, chercheuse et enseignante, il m’est apparu nécessaire d’introduire une grille de lecture lesbienne dans nos façons d’habiter et de façonner le monde.

Subversions du lien, de l’intime et de l’espace

Une détonation déterminante a été lancée par la lecture d’une phrase de l’autrice lesbienne étatsunienne Dorothy Allison[1] qui revenait dans mon esprit de manière lancinante. Dans le chapitre intitulé « Voisin.e.s »[2], qui raconte ses différents déménagements, Allison écrit ceci : « J’ai fait mes bagages et déménagé le lendemain du jour où un homme a tiré des coups de feu en direction de notre jardin côté rue en Floride. Je me souviens d’avoir été en rogne mais d’être restée très terre à terre. Cela faisait partie de ce à quoi je devais m’attendre, m’étais-je dit, le prix à payer pour être différente de mes voisin.e.s.[3] » Les événements relatés par Dorothy Allison ont eu lieu aux États-Unis, en Floride, en 1985. Un acte de pure lesbophobie[4].

Bien que la violence de cet événement ne puisse en rien constituer une généralité, je prenais progressivement conscience que l’acte d’habiter en lesbienne[5] ne relevait en rien d’un acquis, mais engageait des pratiques spatiales spécifiques, se réarticulant avec chaque contexte. L’architecture mobilisée pour vivre et survivre dans cette configuration est nécessairement marquée par des modalités distinctes : qu’il s’agisse de stratégies de dissimulation, de formes d’affirmation, ou de choix implicites et explicites inscrits dans l’espace.

Quelques mois plus tôt, j’avais regardé en ligne une conférence donnée sur le site de l’école d’architecture de Harvard par l’his


[1] Dorothy Allison, Peau. À propos de sexe, de classe et de littérature, 1994, traduit par Nicolas Milon et Camille Olivier, éditions Cambourakis, 2015.

[2] Dorothy Allison, Peau, p. 99-119.

[3] Dorothy Allison, Peau, p. 105.

[4] La lesbophobie désigne l’ensemble des attitudes, comportements et violences dirigés spécifiquement contre les lesbiennes, en tant que femmes et en tant qu’homosexuelles. Elle se situe à l’intersection du sexisme et de l’homophobie.

[5] Formulation empruntée à Vinciane Despret, Habiter en oiseau, Actes Sud, 2019.

[6] Voir à ce sujet : Beatriz Colomina, Sexuality and Space, Princeton Architectural Press, New York, 1992 et Aaron Betsky, Queer Space: Architecture and Same-Sex Desire, William Morrow, New York, 1997.

[7] Sara Ahmed, Vandalisme queer, préface des traductrices, Burn~Août, 2024, p. 9.

[8] L’extrait vient de cette phrase : « Mais nous pouvons retourner cette interprétation et faire de la destruction une pratique volontaire : nos désirs sont jugés comme dommageables à la famille ? Hé bien, peut-être devons-nous donner dans la dégradation ! Peut-être devons-nous nous donner pour mission de détruire la famille nucléaire et le mariage, puisque telle semble être la condition pour vivre de manière oblique. » Sara Ahmed, Vandalisme queer, p. 18.

[9] Michelle Esther O’Brien, Abolir la famille. Capitalisme et communisation du soin, Éditions la Tempête, traduit par Antoine Savona, 2023.

[10] Michelle Esther O’Brien, Abolir la famille, p. 19.

[11] Je pense par exemple aux familles dites « choisies », voir Hélène Giannecchini, Un désir démesuré d’amitié, Seuil, 2024.

[12] « Les lesbiennes ne sont pas des femmes » car « ce qui fait une femme, c’est une relation sociale particulière à un homme, relation que nous avons autrefois appelée de servage, relation qui implique des obligations personnelles et physiques aussi bien que des obligations économiques (assignation à résidence, corvée domestique, devoir conjugal, production d’enfants illimitée, e

Milena Charbit

Architecte, enseignante et doctorante en architecture au LéaV et à la Casa de Velazquez

Mots-clés

Féminisme

Notes

[1] Dorothy Allison, Peau. À propos de sexe, de classe et de littérature, 1994, traduit par Nicolas Milon et Camille Olivier, éditions Cambourakis, 2015.

[2] Dorothy Allison, Peau, p. 99-119.

[3] Dorothy Allison, Peau, p. 105.

[4] La lesbophobie désigne l’ensemble des attitudes, comportements et violences dirigés spécifiquement contre les lesbiennes, en tant que femmes et en tant qu’homosexuelles. Elle se situe à l’intersection du sexisme et de l’homophobie.

[5] Formulation empruntée à Vinciane Despret, Habiter en oiseau, Actes Sud, 2019.

[6] Voir à ce sujet : Beatriz Colomina, Sexuality and Space, Princeton Architectural Press, New York, 1992 et Aaron Betsky, Queer Space: Architecture and Same-Sex Desire, William Morrow, New York, 1997.

[7] Sara Ahmed, Vandalisme queer, préface des traductrices, Burn~Août, 2024, p. 9.

[8] L’extrait vient de cette phrase : « Mais nous pouvons retourner cette interprétation et faire de la destruction une pratique volontaire : nos désirs sont jugés comme dommageables à la famille ? Hé bien, peut-être devons-nous donner dans la dégradation ! Peut-être devons-nous nous donner pour mission de détruire la famille nucléaire et le mariage, puisque telle semble être la condition pour vivre de manière oblique. » Sara Ahmed, Vandalisme queer, p. 18.

[9] Michelle Esther O’Brien, Abolir la famille. Capitalisme et communisation du soin, Éditions la Tempête, traduit par Antoine Savona, 2023.

[10] Michelle Esther O’Brien, Abolir la famille, p. 19.

[11] Je pense par exemple aux familles dites « choisies », voir Hélène Giannecchini, Un désir démesuré d’amitié, Seuil, 2024.

[12] « Les lesbiennes ne sont pas des femmes » car « ce qui fait une femme, c’est une relation sociale particulière à un homme, relation que nous avons autrefois appelée de servage, relation qui implique des obligations personnelles et physiques aussi bien que des obligations économiques (assignation à résidence, corvée domestique, devoir conjugal, production d’enfants illimitée, e