Société

Des ronds-points et de la condition périurbaine

Géographe

Nous traversons, avec le mouvement des gilets jaunes, une phase aiguë de crise de visibilité et de légitimité des espaces et des sociétés du périurbain. Un tel événement ne peut étonner quiconque a étudié un tant soit peu la recomposition contemporaine de la géographie française, marquée par un mouvement de périurbanisation aussi généralisé que complexe.

Si l’on voulait écrire des Mythologies à la Roland Barthes au sujet des « gilets jaunes », il faudrait consacrer un texte au rond-point ; emblématique d’un aménagement routier fonctionnaliste, chéri des ingénieurs spécialistes des réseaux routiers car il fluidifie les trafics aux intersections, il s’est imposé partout en quelques décennies à mesure que la périurbanisation et la voiture individuelle affirmaient leur empire. Cet objet anodin et banal est pourtant devenu pendant quelques semaines un lieu névralgique où le mécontentement social se « précipitait » – au sens de la chimie. Ainsi, en peu de jours, une nouvelle géopolitique a émergé au sein du territoire national.

Les « gilets jaunes » habitent le périurbain diffus, ils en connaissent les forces et les faiblesses. Tous automobilistes, ils savent d’expérience, parce qu’ils le vivent quotidiennement, qu’un rond-point est un connecteur qui permet de commuter entre les différents espaces qu’il joint et, surtout, qui assure l’accès à toutes les implantations périphériques devenues indispensables aux fonctionnements urbains : centres commerciaux, zones d’activités, grands agrégats d’entrepôts logistiques, parcs de loisirs, équipements touristiques et de sports, cliniques privées, on n’en finirait pas de dresser la liste de tout ce qui a migré autour des centres des agglomérations depuis la fin des années 1960. Une bonne partie de la production de valeur ajoutée des aires urbaines se trouve désormais dans ces archipels d’activités en périphérie, qui génèrent chaque jour des flux considérables.

Tenir les ronds-points et les transformer en places fortes, contrôler ainsi les rocades et les entrées d’autoroutes, c’était donc viser juste, frapper le système territorial là où il est en vérité le plus vulnérable. D’ailleurs, vouloir investir les centres a été la principale erreur des « gilets jaunes », car cela les a sortis de leur terrain d’élection : emportés par « le soutien des Français », selon les sondages d’opinion, enivrés de leur nouvelle puissance, d’aucuns ont voulu faire tomber des symboles du pouvoir central alors qu’ils avaient entre les mains les clefs du blocage du pays par l’extérieur des aires métropolitaines. Ceci aurait été plus efficace que de tenter de déloger un président de la République sans doute peu apprécié mais légitimement élu. Ils ont ainsi amoindri la performativité de leurs « luttes de places », tout en s’exposant imparablement aux récupérations par les casseurs et les factieux de tout poil, trop contents d’une telle aubaine.

Chaque rond-point investi constitua une petite république où chaque individu éprouvait la sensation de se réapproprier sa citoyenneté et plus encore : de se remettre d’aplomb, de redonner de la cohérence à son existence.

L’occupation synchronique de centaines de ronds-points organisa un réseau de voies routières joignant chaque nœud de contestation et permettant d’y acheminer les occupants et les matériaux nécessaires à l’installation des campements qui s’y implantèrent. Comme sur les grandes « agoras » des métropoles investies par le mouvement Indignados en Espagne en 2011, ou celui d’Occupy aux États-Unis et dans le monde entier, on a assisté à la transformation d’un espace (mais ici un espace sans qualités symboliques préexistantes) en scène politique où un « commun » de revendications et d’actions s’est imposé, à partir d’un « emplacement » collectif et d’une résidentialisation de la manifestation.

Accumuler des palettes de bois, construire des cahutes, assurer les approvisionnements, aménager le rond-point et son alentour furent les actes spatiaux quotidiens, quasi domestiques, qui alimentèrent la constitution et le fonctionnement du commun revendicatif. Et ce jusqu’à la destruction du campement de fortune, parfois par les forces de l’ordre, parfois assurée par les occupants eux-mêmes, décidant de se saborder pour ne pas perdre la maîtrise de l’espace de contestation.

Chaque rond-point investi constitua une petite république, une « chose » partagée, imparfaite et équivoque dans les intentions exactes de ceux qui la faisaient vivre, mais réelle, où chaque individu éprouvait la sensation de se réapproprier sa citoyenneté et plus encore : de se remettre d’aplomb, de redonner de la cohérence à son existence et à son insertion sociale. Et cela par le double exercice de l’occupation et des « jeux de langages » que celle-ci lançait et permettait d’assurer. Car ces ronds-points furent jasants : on y parla sans cesse, comme on le fit lors des épisodes Indignados ou Occupy, dans la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, à Nuit debout, ou encore dans la jungle de Calais, bref partout où l’on a instauré une communauté politique par une spatialité d’occupation, créant de facto une affinité liée à la coprésence in situ. On y raconta sa vie, celle de sa famille, on y envisagea l’avenir, on s’y fit peur à faire circuler des rumeurs, on s’y gorgea d’infox, on dénigra et détesta de concert, on adora en chœur, sans forcement savoir pourquoi mais simplement parce qu’il était important d’en être, de partager intégralement et sans réticences apparentes (ce qui ne veut pas dire sans questionnements) cette expérience inédite.

Durant ce fait spatial total, un objet politique non identifié est né de la rencontre d’individus et d’un de leurs espaces-temps de vie. On a vu apparaître un collectif de taille nationale, fondé sur la constitution d’un réseau circonstanciel mettant en relation routière et communicationnelle, via les médias et le web, tous les sites de mobilisation, ainsi interconnectés. Ce réseau était dépourvu de centre référentiel intégrateur : chaque rond-point occupé se trouvait équivalent en valeur à tous les autres, seule comptait l’appartenance à ce genre commun. Ici pas de Zucotti Park à New York, de Puerta del Sol à Madrid, de place de la République à Paris pour qualifier une mobilisation, lui donner un nom de marque, mais la constellation des giratoires anonymes, juste repérés par leurs coordonnées géographiques pragmatiques, liées à des indications qui servent aux usagers pour se repérer et accéder au jour le jour : près du centre commercial de XX, à coté de l’entrepôt XX, à l’entrée de l’autoroute NN, etc.

Ce qui s’instaura ne fut pas conforme à l’image de la France une et indivisible, dotée d’un peuple unique et d’un territoire continu scandé par des hauts lieux de l’imaginaire revendicatif collectif, mais une multitude divisible en autant de petits peuples micro-localisés qu’il existait de ronds-points occupés, tous différents mais tous reliés. Pas plus qu’on ne vit émerger un ordre stable : on n’observa jamais sur chaque place en lutte qu’une sorte de camping improvisé – évoquant autant le cabanon du bord de mer ou de rivière que le campement de Roms ou de réfugiés – qu’un bazar hétéroclite, comme dans une fête de famille mal fagotée et où tout finit par arriver (notamment le barbecue !) mais pas comme on l’avait imaginé.

Tout ne fut pas paisible, tout ne fut pas sans dérives (autoritaires, racistes, antisémites, antidémocratiques) détestables, à juste raison dénoncées. Toutefois, bien des personnes présentes sur les ronds-points se sont surtout attachées à parlementer, à partager leurs colères et leurs affects, à tenter de comprendre ce qui leur arrivait à tous et toutes (car il y a eu un nombre non négligeable de femmes investies), et qui les laissaient d’ailleurs les premiers incrédules, tant ils s’étaient habitués à l’anomie qui règne hors les relations polies de voisinage.

Les peuples des giratoires furent des échantillons d’un groupe social certes destinataire d’actions publiques, mais plutôt hors de l’attention des élites politiques, culturelles et médiatiques nationales.

On ne peut pas faire des occupants les hérauts de la « France périphérique ». Car leur(s) France(s) n’est pas marquée par la plus grande précarité : les fortes concentrations des pauvretés se situent dans les centres et les « banlieues » des aires urbaines. Beaucoup des manifestants, notamment les plus jeunes, appartenaient plutôt à la « classe moyenne inférieure » du salariat du privé et du public et aussi des professions indépendantes. Les membres de cet agrégat social et culturel hétérogène, difficile à cerner, s’avèrent certes intégrés aux marchés de consommation, souvent propriétaires de leur logement et de plusieurs véhicules, mais ils s’inquiètent de la fragilité de leur niveau de vie et craignent leur déclassement. D’où l’agressivité tant vis-à-vis des plus pauvres que des plus riches ; les engagés des ronds-points se sentent à la fois menacés par la paupérisation et empêchés d’accéder à un statut supérieur par une « oligarchie » métropolitaine et europhile aussi honnie que méconnue et fantasmée.

La France des ronds-points n’est pas, non, un désert en matière de contributions publiques ; bien au contraire, elle a longtemps profité de subsides, mais la fragilisation des comptes de l’État et des collectivités territoriales met à mal la capacité financière de celui-là comme de celles-ci. Or les territoires périurbains sont dopés aux financements publics, sans lesquels le modèle d’espace de vie diffus ne pourrait pas tenir. Ainsi, la remise en cause du maillage des services publics y a plus d’impact que dans les périmètres plus centraux où l’on peut toujours jouer de la densité de l’offre globale de la ville compacte pour compenser une diminution ponctuelle des niveaux d’équipements et des prestations.

Les peuples des giratoires furent des échantillons d’un groupe social certes destinataire d’actions publiques, mais plutôt hors de l’attention des élites politiques, culturelles et médiatiques nationales. Ils ont voulu réagir à un déni, celui de leurs cadres d’existences et de leurs manières de vivre. Ils ne manifestèrent pas seulement au nom de leur fragilisation économique, mais aussi en raison du sentiment qu’ils partageaient de leur déconsidération et de leur absence de reconnaissance, qui fonda l’affect mobilisateur du ressentiment contre tout ce qui peut ressembler à une élite. Au demeurant, bien des « gilets jaunes » tinrent des discours sur les « bobos », les médias, les nantis et les profiteurs des centres urbains et des banlieues qui dépassaient rarement le cliché quand ils ne se conformaient pas aux pires stéréotypes « antisystèmes » véhiculés par le souverainisme populiste d’extrême droite et d’extrême gauche.

Environ 30 % de la population française réside en zone périurbaine, toujours en croissance démographique.

Nous venons de traverser une phase aiguë de crise de visibilité et de légitimité des espaces et des sociétés du périurbain. Un tel événement ne peut étonner quiconque a étudié un tant soit peu la recomposition contemporaine de la géographie française qui résulte de l’urbanisation continue et en profondeur que le pays connaît depuis les années 1950. Or celle-ci est marquée par le mouvement de périurbanisation généralisé qui constitue une des manifestations les plus flagrantes des changements de la société française.

Une véritable condition périurbaine s’est imposée qui associe des formes de vie et des espaces spécifiques. Il s’agit d’un « fond » du paysage français – même les petites communes de moins de 2 000 habitants se périurbanisent, tout comme Paris, ou les grandes métropoles. Les totems de cette condition sont observables en tout lieu de la trame périurbaine – plus ou moins dense, à la fois discontinue (les constructions ne s’y touchent pas) et recouvrant pourtant de très vastes portions du territoire national : les pavillons et leurs jardins, les automobiles nécessaires aux mobilités indispensables au quotidien, les ronds-points, les centres commerciaux périphériques, les entrées et les échangeurs des autoroutes, des « voies rapides » et des rocades qui distribuent les flux, orientent les mobilités et relient les centres qui ponctuent cette trame.

Environ 30 % de la population française réside dans ces périmètres diffus, toujours en croissance démographique. La principale explication de leur mise en place tient au « vouloir-habiter » des ménages, qui se réalise au mieux dans l’accession à la propriété d’un pavillon, si possible non mitoyen, avec jardin. Les politiques du logement ainsi que les politiques locales ont rendu économiquement et fonctionnellement viable l’existence de ce modèle pavillonnaire, apprécié par la plupart des groupes sociaux, des plus dotés aux milieux populaires. Bien sûr, on a pu remarquer, dès les années 1980, que certains propriétaires, au capital économique fragile, se retrouvaient piégés, n’avaient pas d’autres choix que celui de la périurbanisation lointaine s’ils voulaient accéder à la propriété. On peut même estimer que d’aucuns, si le marché du logement le permettait, préféreraient des localisations plus centrées et une résidence collective pour peu qu’elle soit bien conçue et dotée de services.

Toutefois, on ne saurait oublier ce que montrent bien des enquêtes : la difficulté constante des périurbains à affronter la densité et la diversité des secteurs centraux et des premières périphéries marquées par les grands ensembles, et leur volonté de fuir le logement social. Voilà qui contribue au départ des zones centrales et de leurs « nuisances » – la recherche de calme, invoquée à l’envi, et de sûreté, renvoyant à une vision négative de la ville dense. Très souvent, se localiser en périphérie s’avère aussi un choix qui témoigne d’une aspiration à l’entre-soi, du surinvestissement dans l’épanouissement familial et de la survalorisation de besoins spécifiques des enfants – leur bien-être est toujours mentionné lorsqu’il s’agit de justifier l’achat d’une maison dotée de son jardin. On préfère assumer la contrainte du transport (d’où l’enjeu stratégique du coût du carburant, talon d’Achille de ce mode d’habitation) à celle de l’épreuve de la résidence en situation de diversité sociale et culturelle. On peut certes accepter cette diversité, voire la trouver sympathique, à l’occasion de pratiques de loisirs ou/et d’achats commerciaux, quoiqu’on constate une tendance chez de nombreux périurbains à juger négativement la présence visible de l’immigration dans des secteurs centraux jugés moins sûrs et moins accessibles que les zones de consommation périphériques qu’on tend à privilégier – ainsi que, de plus en plus, le commerce en ligne.

Une autre raison du succès de la condition périurbaine pavillonnaire est à chercher du côté du désir d’accumulation de capital transmissible. La propriété du logement reste en effet le moyen principal pour les classes moyennes et populaires de thésauriser un peu de richesse et d’assurer ainsi aux enfants la possibilité de poursuivre une trajectoire d’ascension sociale. Ceci est mis à mal à mesure que cette ascension devient plus problématique, que l’accession à la propriété elle-même n’est plus aussi fluide que jadis (ce que soulignaient les plus jeunes des « gilets jaunes »), que le capital immobilier constitué pourrait servir moins à l’héritage qu’à solvabiliser la dépendance éventuelle liée au grand âge. Tous ces dérèglements écornent l’image d’Épinal de la réussite de chacun par la propriété pavillonnaire pour tous ; on tend à en rendre responsable l’État (« Il nous a laissé tomber »), les élites qui profiteraient de la mondialisation (« Ce sont les gagnants, nous sommes les perdants ») et les « assistés » qu’on soupçonne de capter l’essentiel de contributions publiques en diminution globale.

La condition périurbaine n’est pas marginale, elle est plus contrastée, variée et riche de potentialités et d’inventivités qu’on veut bien le dire.

Les « gilets jaunes » participent d’une culture spatiale paradoxale, non exempte de registres paranoïdes, qui valorise l’écart tout en revendiquant l’inclusion des points de la nébuleuse périurbaine dans les différents réseaux de fonctionnalité des agglomérations (mobilité, école, soins, culture). À la fois individualiste, familialiste et consommateur utilitariste des équipements et des aménités citadines, l’habitant périurbanisé réclame la solidarité pour maximiser les bénéfices et minimiser les contraintes de ses choix – notons qu’il est loin d’être le seul dans ce cas. Les pouvoirs publics ont accepté de subventionner ces aspirations, car les satisfaire confortait l’idéal d’une France de propriétaires, tout en entretenant une économie de la petite construction et des zones d’activités périphériques dont il ne fallait pas se priver, et en contribuant à une paix sociale et une homéostasie politique plus difficiles à obtenir dans les centres et les banlieues. Ce subventionnement est en retrait relatif depuis 10 ans, d’où la fragilisation de la condition périurbaine, particulièrement nette dans les couronnes des petites et moyennes aires urbaines à l’écart des principales métropoles (au sein de celles-ci, le périurbain reste dynamique) – et c’est d’ailleurs là où les « gilets jaunes » furent souvent les plus nombreux et décidés.

Parallèlement, les élites politiques et les experts ont traité ces habitants avec condescendance et les ont escamotés des discours vantant l’innovation urbaine ; d’un autre côté, ils n’ont pas non plus été au centre des préoccupations des défenseurs du « monde rural » et agricole. Ni assez métropolitain, ni assez campagnard, le périurbain s’avère donc tout à la fois une prégnance territoriale soutenue par des pouvoirs publics cherchant à stabiliser des équilibres géographiques qui les servent et un hors-champ discursif et symbolique. On le découvre partout lorsque l’on circule, il disparaît si l’on écoute les apologues de la France qui bouge et qui invente l’avenir et/ou il est brocardé en raison de sa « laideur » et de sa « vulgarité » – on se souvient du célèbre numéro de Télérama en février 2010 sur la « France moche ». Pire, avec les exigences de l’adaptation au changement global, il devient pour certains le mal absolu, un exemple d’espaces et de spatialités qui expriment de manière superlative la dégradation des conditions environnementales.

Il importe bien sûr de développer des analyses critiques du périurbain, mais sans réduire sa complexité ni dénigrer l’ensemble de ses habitants et brocarder à priori leurs aspirations. La condition périurbaine n’est pas marginale, elle est plus contrastée, variée et riche de potentialités et d’inventivités qu’on veut bien le dire. Il serait urgent de s’en soucier et de comprendre que durant l’occupation des ronds-points s’exprimait aussi un discours sur un « droit à la ville » d’un nouveau genre – sur un mode mineur, certes, et troublant, sans doute, mais bien présent –, si l’on veut éviter que les pires démagogues ne s’emparent définitivement du matériau inflammable de cette protestation.


Michel Lussault

Géographe, Professeur à l’Université de Lyon (École Normale Supérieure de Lyon) et directeur de l’École urbaine de Lyon

Mots-clés

Gilets jaunes